On remarque le faible nombre des pèlerins algériens et tunisiens jusqu’en 1913, tandis que celui des Marocains varie peu : bien que la France ait établi son protectorat au Maroc en 1912, et qu’elle lui ait appliqué la mesure d’interdiction frappant les pèlerins algériens et tunisiens cette année-là, l’information n’arriva qu’après le départ des 1 051 Marocains de Tanger. En 1913-1914, on note l’augmentation des pèlerins maghrébins arrivés à Djeddah, suite à la levée de l’interdiction. Cette dernière mesure est saluée par le consul de France à Damas, Ottavi, qui signale ses effets annihilants sur les campagnes de la presse arabe contre la France [dépêche d’Ottavi à Pichon (en date du 22/10/1913), NS Turquie 148, p156]. Auparavant, les consuls de France à Djeddah avaient mis l’accent sur la nécessité de ne plus interdire le pèlerinage des musulmans maghrébins, car cela faisait du tort à l’image de leur pays et cela encourageait les départs clandestins, tandis que le risque sanitaire et politique était minime [voir notamment le rapport du consul de France à Djeddah (Mourey) sur le pèlerinage de 1911-1912, dans NS Turquie 148, p85-90 (en date du 22/02/1912)].
Les responsables français des Affaires étrangères envisagèrent alors des mesures moins radicales, et plus conformes à la politique musulmane de la République, pour prévenir les risques liés à l’utilisation du chemin de fer par les pèlerins maghrébins. Dès 1909, le ministre des Colonies proposait de s’inspirer des mesures prises par le gouvernement d’Autriche-Hongrie concernant « la réglementation sanitaire du pèlerinage, la surveillance du mouvement annuel et le contrôle de l’état des ressources des candidats au pèlerinage » [dépêche du 21/05/1909, NS Turquie 147, p174].
Enfin, au cours des deux années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, il fut question de faire passer les pèlerins maghrébins par Beyrouth, à travers le chemin de fer du Hedjaz et la ligne du DHP, à l’effet d’encourager l’entreprise ferroviaire française et de mieux contrôler les mouvements des musulmans d’Afrique du Nord : une note du 27 juillet 1914, reprenant diverses études réalisées par le consul à Djeddah et par la société du DHP sur les itinéraires des pèlerins, évoque « le profit moral et matériel » que la France retirerait de l’encadrement des pèlerins sous la forme d’une caravane officielle (à l’image du mahmal égyptien), et de leur orientation sur Damas, dont la visite est préconisée par l’islam [voir pour ces différentes études : NS Turquie 148, p93-94 (16/02/1912) ; p103-105 (15/06/1912) ; p143-149 (3/01/1913)].
À la veille de la Première Guerre mondiale, et face à la perspective de recourir aux musulmans maghrébins dans l’effort de guerre, la France semblait s’être réconciliée avec le chemin de fer du Hedjaz et songeait même à encourager le pèlerinage à La Mecque, après y avoir vu une menace sanitaire et politique. Outre l’évolution du contexte international, les accords franco-turcs de 1913 et 1914, prévoyant une compensation à la ligne Damas-Mzérib du DHP pour la concurrence qui lui est faite par la ligne du Hedjaz, sont sans doute en partie responsables de ce changement d’attitude.
Au terme de cette étude, nous voyons se dégager les effets de la mise en service du chemin de fer du Hedjaz et de son utilisation dans le transport des pèlerins musulmans jusqu’à Médine, et cela à plusieurs niveaux.
Au niveau des pèlerins, il s’agit d’une amélioration considérable des conditions du voyage vers les villes saintes, autrefois long, périlleux et coûteux, qui induit un changement dans les habitudes et dans les représentations du pèlerinage, en amont et en aval de la réalisation du rituel proprement dit. Grâce au chemin de fer, disparaissent les dangers et la fatigue liés au transport caravanier, mais en même temps l’effort dans l’accomplissement d’un des piliers de l’islam et, peut-être, une certaine forme de réalisation spirituelle et de rencontre avec le divin.
Du point de vue des tribus bédouines, qui vivent du transport ou du rançonnement des pèlerins dans le Hedjaz, le chemin de fer apparaît bien vite, passé le premier étonnement, comme une menace. Pour préserver le système d’exploitation du pèlerinage musulman, les bédouins s’attachent dès sa construction à détruire la ligne de chemin de fer, perçue de plus comme étrangère en dépit de sa dimension religieuse, puisqu’elle est l’œuvre du pouvoir central. De même qu’ils avaient attaqué la ligne du télégraphe une décennie plus tôt, les bédouins mènent leurs premières actions de sabotage contre les rails et attaquent les stations de train en 1908, 1910 et 1913-1914.
Le chérif Hussein saura habilement utiliser ces craintes au profit de sa lutte contre la centralisation voulue par les Jeunes-Turcs, qui se traduisait notamment par une atteinte portée à ses prérogatives religieuses de gardien des lieux saints et de protecteur des pèlerins. Au cours de cette période, il doit se battre pour conserver son rôle et son rang, mais aussi pour préserver les profits qu’il tire du pèlerinage et qui risqueraient d’être entamés par un contrôle accru du gouvernement ottoman sur sa région. En ce sens, il heurte de front la politique centralisatrice inhérente au projet du chemin de fer et poursuivie par les Jeunes-Turcs. Cette attitude pourra le conduire à choisir le camp des Alliés au cours de la Première Guerre mondiale.
Les puissances occidentales sont déjà présentes dans la région et concernées par le pèlerinage à La Mecque à travers les risques de contamination sanitaire et « idéologique » représentés respectivement par les épidémies de choléra qui sévissent dans le Hedjaz et par la propagande panislamique qui touche leurs sujets musulmans. L’ouverture d’une ligne de chemin de fer entièrement contrôlée par le gouvernement ottoman accroît le risque de propagation des épidémies, comme celui de diffusion du discours anti-occidental dans les colonies. À cela s’ajoute la concurrence faite au chemin de fer français en Syrie et aux compagnies de navigation britanniques dans la mer Rouge. Autant de raisons pour les puissances coloniales de l’époque de s’opposer à l’utilisation du chemin de fer du Hedjaz par les pèlerins musulmans qui relèvent de leur administration, voire à interdire tout bonnement le pèlerinage à La Mecque pour des motifs sanitaires. Sous ce même prétexte, la France tente à cette époque une nouvelle forme d’ingérence dans les affaires de l’Empire ottoman, que l’on pourrait déjà qualifier d’« humanitaire », en cherchant à contrôler l’organisation de la défense sanitaire de la ligne de chemin de fer du Hedjaz, ce qui lui sera refusé par l’administration ottomane.
Cette conjonction d’oppositions au chemin de fer du Hedjaz aura sans doute son rôle à jouer dans l’abandon précoce de cette voie de communication, sévèrement endommagée par les actions de sabotage menées par les troupes arabes engagées aux côtés des Alliés. D’autant plus que le nouveau découpage territorial de la région, issu de la Première Guerre mondiale, partage désormais le contrôle de la ligne entre trois États aux relations bientôt conflictuelles.