Qui ne risque rien n'est rien… sur le chemin de Damas, alors que les opinions ont cédé face aux faits…
on ne le dit assez : un âge n'en chasse pas un autre, tous les âges qu'on a vécu coexistent à l’intérieur de soi, ils s'empilent, et l'un prend le dessus au hasard des circonstances.

samedi 7 décembre 2019

Premières heures à Damas… rencontre avec une figure emblématique, l'Émir Abd el-Kader


Qui en Syrie sinon l'Émir Abd-el-Kader… Abd el-Kader ben Muhieddine [عبد القادر بن محي الدين] - saint homme de la lignée d’al-Hasan, petit-fils du prophète Mahomet (de la tribu des Banû Hâshim) mais aussi valeureux combattant - interpellera pleinement tout Français ? Sur un passé ancien et pas si lointain… Sur le présent et un prochain avenir… Invitation à une réflexion sur les relations passées, présentes et futures de la France, de la chrétienté avec le monde arabe, avec l'islam… Où mieux se recueillir et évoquer le souvenir de l'Émir qu'en son ancienne demeure ? Un rendez-vous des premières heures et désormais immanquable lors de tout séjour à Damas avec la Communauté syrienne de France… On se souviendra de son combat contre les Français puis de ses relations privilégiées avec Napoléon III porteur d'un projet de Royaume arabe pour l'Algérie. De quoi méditer sur des erreurs cumulées depuis les origines de la présence française en Algérie… On se souviendra d'Abd-el-Kader, au début de l'été 1860 sauveteur des chrétiens massacrés par les Druzes au service de l’Empire ottoman… On se souviendra aussi et surtout de l'islam prêché par l'Émir, totalement étranger à la subversion fondamentaliste contemporaine…




Passée la mosquée de Sayyidah Rouqayya en nous dirigeant vers Bab Faradis, nous empruntons la première rue à droite Naqib al-Asharaf. Une centaine de mètres plus loin, la porte de la maison de l'émir Abd el-Kader… La maison de l'émir n'est actuellement pas habitée, sinon par une belle et nombreuse famille de chats et leur soignante. Pendant une dizaine d'années elle a été offerte à une association qui en a fait une maison de retraite pour personnes âgées. Puis l'État algérien a promu cette maison patrimoine historique confié au ministère de la Culture mais n'est pas encore pas vraiment ouverte au public…


Appel téléphonique à un arrière-arrière-petit-fils de l'Émir et la porte de la maison nous est aimablement ouverte. C'est avec émotion que nous y pénétrons… Liberté d'y circuler dans toutes ses parties et,témoignage extrême de sympathie, jusque dans les privés… C'est avec peine que nous constatons - ici aussi - les dégâts récents causés par plusieurs tirs de mortier de groupes terroristes islamiques qui avaient investi les banlieues proches de Damas et visaient la mosquée chi'ite de Sayyidah Rouqayya tout proche… Actes de ces prétendus musulmans que l'Émir aurait farouchement combattus…





Quand, en 1854, l’Émir Abd el-Kader émigre en Syrie, 8 500 hommes le suivent. Ces Algériens s’installeront le long d’un axe Damas-Haïfa, s’établiront sur le plateau du Golan et autour du lac de Tibériade, en Galilée. C’est un petit-fils de l’Émir, Saïd Abd el-Kader, qui lira la déclaration d’indépendance à Damas en 1918 et sera le Premier ministre du roi Fayçal !

Après l'exil d'Abd el-Kader, le Moyen-Orient et la Syrie accueillent encore de nouvelles vagues d'émigrés algériens. Vers la fin du XIXe siècle de nombreux Kabyles, compagnons de Cheikh El-Mokrani, s’y installeront, environ 2 000 à Damas, 13 000 en Palestine. Plus tard, sous l'influence de Cheikh Mohamed Benyelles de Tlemcen, il y aura la “migration collective” de 1911 vers la Syrie. Cheikh Mohamed Benyelles prônait le refus de l’incorporation au service militaire obligatoire décrétée par la France en 1910. En même temps qu'une rébellion, il organisera une migration vers la Syrie qu'il ralliera à la tête de convois d'Algériens plutôt originaires de l'Oranais.

Tous ceux-là demeurent les "Algériens" de Syrie quoique sans aucun désir de revenir en Algérie et complètement assimilés dans cette Syrie qui les a adoptés. Parmi eux, ceux dont les aïeux sont arrivés avec l’Émir Abdelkader conservent une nostalgie non feinte de ce que fut la grandeur de leur famille…

L'Émir occupait une grande maison, au bord de la Barada, sans la moindre apparence extérieure. On y accède par une petite porte avant de se retrouver dans un vaste patio, avec fontaine de marbre au centre, ombragée de beaux bouquets d'arbres. Les salles, celles du rez-de-chaussée qui donnent dans le patio, restent encore aujourd'hui meublées, simplement mais comme toute maison damascène digne de son passé. 

Le choix de cette maison ne fut pas dû au hasard.  À Damas, l'Émir s’installe dans la maison que le mystique andalou Ibn Arabi occupa quelque six siècles plus tôt. Il habita la maison qui fut autrefois celle de son maître et demanda à être inhumé auprès de lui.

Dans sa résidence il installe une vaste bibliothèque, faisant acheter par des émissaires de nombreux livres et manuscrits en provenance de tous pays dont  Les Illuminations de La Mecque [Futûhât al-Makkiyya - الفتوحات المكية] d'Ibn Arabî qu'il fait publier en 1857 à partir d'un manuscrit qu'il a fait recopier à Konya.

Dès la début de son installation à Damas, l’Émir devient le pôle d’un cercle de maîtres spirituels de différentes confréries et d’intellectuels.  Il enseigne la théologie à la mosquée des Omeyyades. Son enseignement fut recueilli par ses disciples. Une partie de cet enseignement fut consigné par écrit dans « Le livre des Haltes » [Kitab al-Mawaqif - كتاب المواقف]. S'adressant à l'origine au public restreint de ses disciples, l'Émir y commente le Coran, les paroles du Prophète ainsi que l'œuvre d'Ibn'Arabî, qu'il contribua à faire redécouvrir et, aujourd'hui par une réédition, rendre accessible à un auditoire moderne les sommets de la spiritualité soufie. Ce livre en effet ne cesse de proclamer le rattachement spirituel de l'Émir à l’un des plus grands maîtres de l’histoire humaine, le Cheikh al–Akbar, Ibn Arabi.

À Damas, l’émir a pris sous sa protection la communauté des Algériens ; mais aussi la communauté chrétienne et européenne lors des émeutes de juillet 1860. Il leur permit d’échapper aux massacres entre les chrétiens maronites et musulmans druzes. Affrontements dus aux intrigues et rivalités des deux puissances coloniales dominantes, France et Angleterre.

En effet, la France manipulait les chrétiens maronites en leur promettant un État indépendant ; tandis que l’Angleterre manipulait de son côté les Druzes pour contrecarrer les ambitions françaises dans la région et satisfaire ses ambitions commerciales. L’Émir, en tant que musulman nourri de la philosophie akbarienne d'Ibn Arabi, avisé des intrigues des uns et des autres, intervint et offrit sa protection aux chrétiens. Cette attitude eut un écho considérable en Occident. Décoré de l’Ordre de Pie IX par le pape, il fut promu grand-croix de la Légion d’Honneur par la France. Abd el-Kader mettait simplement en pratique son enseignement inspiré de l'universalité de l'amour et de l'ésotérisme soufi exprimé par ces vers célèbres d’Ibn Arabi :

« Mon cœur est devenu apte à revêtir toutes les formes
Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour les moines
Temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin
Il est les tables de la Torah et le livre du Coran
Je professe la religion de l’amour, quel que soit le lieu
Vers lequel se dirige ses caravanes
Et l’amour est ma loi et ma foi »…





















Dans l'appartement que s'est réservé un arrière-arrière-petits-fils de l'Émir,
ici sur la photo centrale entourée de photos de l'Émir et de sa famille à Damas


La Barada bordant la maison de l'Émir






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in  Napoleonica. La Revue 2009/1 (N° 4), pages 111 à 143


En 2008, la France a commémoré officiellement le double bicentenaire de Napoléon III et d’Abd-el-Kader. C’est l’occasion d’évoquer le destin de deux figures historiques, finalement assez mal connues parce que trop connues, et qui furent amenées à se rencontrer par les hasards de l’histoire. Deux personnages qui ne sont pas « politiquement corrects » car ils ne peuvent se ranger dans des cases préétablies.

C’est aussi l’occasion de parler d’un moment d’histoire demeuré sans lendemain où, à l’invitation de Napoléon III et d’Abd-el-Kader, Français et Algériens envisagèrent un avenir commun basé sur le respect mutuel et l’harmonie dans le développement.

I – Des vies parallèles et éloignées

A – Une ambition princière

Napoléon Ier avait plusieurs frères, dont Louis, marié contre son gré à la fille de l’impératrice Joséphine, Hortense de Beauharnais. Trois fils naquirent de ce couple mal assorti et malheureux, dont deux survécurent, Napoléon-Louis et Charles-Louis-Napoléon. C’est le second enfant qui nous intéresse. Louis-Napoléon a quatre ans lors de la campagne de Russie, et six ans lors de la première abdication de l’Empereur, qui pousse la famille impériale à l’exil. Il a peu vu son père jusque-là puisque Napoléon Ier l’avait placé sur le trône de Hollande. Sa mère, que l’on appellera toujours « la reine Hortense », réussit à s’attirer les bonnes grâces du tsar, qui fait partie des occupants de la France en 1814, et par lui elle obtient une pension de Louis XVIII, peu enclin à satisfaire la famille de l’Usurpateur, ainsi que le titre de duchesse de Saint-Leu.

Mais un an plus tard, Napoléon est de retour… L’Empereur a juste le temps de pardonner à sa belle-sœur son attitude récente avant d’abdiquer une seconde fois. Les Bonaparte sont bannis du territoire français. Louis Bonaparte décide de s’occuper de son fils aîné tandis qu’Hortense veillera sur le cadet, et s’installe avec lui en Suisse, sur les bords du lac de Constance, au château d’Arenenberg. Le jeune Louis-Napoléon grandit dans les souvenirs de l’Empire, entre une mère aimante et un précepteur exigeant, l’ex-conventionnel Le Bas. Tenté par une carrière militaire, il entre au collège militaire de Thoune.

La Révolution de Juillet 1830 lui donne l’espoir de rentrer en France. Mais le nouveau roi Louis-Philippe est bien décidé à capter l’héritage politique de Napoléon plutôt que de laisser le trône à ses descendants. À cette époque, Louis-Napoléon se rend en Italie, à Rome, auprès de Madame Mère et du clan Bonaparte ; là-bas, il se passionne pour la cause de l’indépendance italienne, la Péninsule étant alors morcelée en différentes nations. Le jeune prince trempe dans un complot contre le pouvoir papal, ce qui lui vaut d’être expulsé de Rome. Puis, avec son frère, il rejoint les insurgés de la Romagne. L’occupant autrichien, qui ne plaisante pas, condamne à mort par contumace les deux Bonaparte.

Napoléon-Louis, l’aîné, contracte la rougeole et en décède. La reine Hortense va assurer la fuite du rescapé, qui est pourchassé par la police autrichienne, au terme d’une course rocambolesque, qui l’amène à faire halte à Paris. Mais devant la manifestation de bonapartistes au pied de la colonne Vendôme, craignant une réaction hostile de Louis-Philippe, la reine Hortense négocie un passeport pour la Suisse.

En 1832, Louis-Napoléon publie des Rêveries politiques, où il évoque une république césarienne, incarnée par les Bonaparte, se prononçant pour le suffrage universel, ce qui le rapproche des républicains. Cette même année voit la mort de l’Aiglon, Napoléon II. Louis-Napoléon revendique alors le titre d’héritier impérial et, dès lors, se comporte comme tel. À deux reprises, il va tenter de prendre le pouvoir en France. Le 30 octobre 1836, il entreprend de s’emparer de la garnison de Strasbourg. L’entreprise échoue lamentablement, et le Prince est exilé aux États-Unis. Cet événement le fait connaître de la population française, pour qui il était jusqu’alors un illustre inconnu.

Ne se plaisant pas en Amérique, et la santé de sa mère déclinant, il rentre en Suisse en 1837. La reine Hortense décède la même année, lui laissant une jolie fortune, qui lui permet de mener une vie brillante, et de financer les mouvements bonapartistes. La Suisse subissant des pressions de la France relatives à la présence du prétendant impérial non loin de ses frontières, Louis-Napoléon préfère s’installer en Angleterre, à Londres. Il profite de ce temps pour s’instruire sur la vie économique, s’enthousiasmant pour les innovations en matière d’urbanisme et d’industrie…

Durant l’été 1840, il publie un essai politico-social, Les Idées napoléoniennes, alors que Louis-Philippe organise à Paris le retour des cendres de l’Empereur. Conscient du mythe napoléonien en France et croyant en sa popularité, il tente un second coup de force, à Boulogne, le 5 août. Le résultat est encore pire qu’à Strasbourg ; surtout, il est arrêté, jugé et condamnée à la prison à vie, au fort de Ham, en Normandie. Mais son procès fait la une des journaux et permet à ses avocats de plaider la cause napoléonienne…

Derrière les barreaux, Louis-Napoléon perfectionne son instruction. Il lit énormément, dévore la presse et les essais sur tous les sujets. Il rédige une brochure qui connaît un grand succès auprès des milieux socialistes, L’Extinction du paupérisme, sorte de programme politique où il brosse les contours d’une réforme sociale au bénéfice des masses populaires, à une époque où le droit de grève est considéré comme un délit, où le travail des enfants est une généralité et où les conditions de vie de la classe ouvrière sont parmi les pires de l’histoire.

Le 25 mai 1846, il profite de travaux dans l’intérieur du fort pour s’évader sous les vêtements d’un ouvrier, du nom de Badinguet. Il regagne alors l’Angleterre, où la révolution du 24 février 1848 le surprend. Quatre jours plus tard, il est à Paris. Il ne va pas lui falloir une année pour s’imposer dans le paysage politique français… Pourtant, son physique n’est pas avantageux. De petite taille, mal proportionné, doté d’un long nez et d’un fort accent germanique, l’héritier de la cause napoléonienne possède cependant un charme puissant auprès des dames comme des hommes politiques, qu’il ensorcelle par sa simplicité, son regard mystérieux et ses manières princières. George Sand dira qu’ « on ne pouvait pas ne pas l’aimer »…

Élu député dans quatre départements à la fois (la loi le permettait), il siège à l’Assemblée nationale, aux côtés de trois Bonaparte. C’est alors qu’aidé par des fidèles de longue date, comme Persigny, il organise une habile propagande auprès des masses, à l’échelle nationale ; et profitant du discrédit des républicains et de la désunion des monarchistes, il parvient à se faire élire à la présidence de la République par 74 % des suffrages, le 10 décembre 1848, devant des « stars » comme Lamartine (qui fait 5 % !) ou le général Cavaignac (un ancien combattant d’Algérie).

La Constitution de la Deuxième République donnait peu de pouvoir au président de la République, qui était élu pour moins de quatre ans, non rééligible, astreint à la validation de ses décisions par deux ministres au moins, et qui ne possédait pas le droit de requérir la force publique, ce qui était une prérogative de l’Assemblée nationale. Le déséquilibre institutionnel d’une part, la popularité grandissante du Prince-Président d’autre part, son ambition politique enfin et ses projets de gouvernement, le conduisent à l’organisation d’un coup d’État, le 2 décembre 1851, qui fait quatre cents morts à Paris et conduit à l’arrestation de plusieurs milliers de personnes à l’échelle nationale (dont un bon nombre est déporté, notamment en Algérie).

C’est à ce moment-là que le chemin de Louis-Napoléon va croiser celui d’Abd-el-Kader.

B – Une destinée imprévue

Abd-el-Kader (ou ‘Abd al-Qâbdir) naît dans le village de La Guetna (ou al-Qaytana), fondé par son grand-père, près de Mascara, dans la province d’Oran, le 6 septembre 1808. Sa famille, d’origine chérifienne, était de la lignée d’al-Hasan, petit-fils du prophète Mahomet (de la tribu des Banû Hâshim). Il reçoit de son père, homme de science et grand érudit, et de sa mère, Lalla Zohra, femme instruite et très religieuse, une instruction des plus poussées. Il fait ses études primaires au village puis à Arzew, sous la férule du juge local, Ahmad ibn Tâhir, avant d’aller se perfectionner à Oran, auprès d’Ahmad ibn Khûda, sur le plan des connaissances religieuses mais aussi sur le plan de l’instruction militaire. Comme le Moyen-Âge chrétien avait eu ses moines soldats, l’islam du début du XIXe siècle forme des théologiens combattants.

À l’issue de sa formation intellectuelle et spirituelle, Abd-el-Kader se marie avec une cousine du côté de son père, Lalla Khayra. En 1825, le jeune Abd-el-Kader se rend en pèlerinage à La Mecque, avec toute sa famille, puis à Médine, au tombeau du Prophète. D’où ils partent pour Damas puis vont à Bagdad, où ils visitent le tombeau du fondateur de la confrérie mystique des Qâdiriyya, Abd-al-Qâdir al-Djîlî. Par l’intermédiaire du grand-maître de l’Ordre, Abd-el-Kader et son père prennent un brevet d’enseignement, avant de revenir à Damas. Mais ils retourneront en pèlerinage à La Mecque car la famille ne rentre en Algérie qu’en 1827. Abd-el-Kader a 19 ans.

Cette année-là, à Alger, le consul de France, Deval, est souffleté d’un coup d’éventail par le Dey, à l’issue d’une discussion animée, portant sur une dette financière de la France à son égard. En 1829, l’hostilité prend de l’ampleur : les soldats du dey d’Alger bombardent le navire français La Provence. Un an plus tard, entre le 14 et le 16 juin 1830, 36 000 soldats français, commandés par le général de Bourmont, débarquent à Sidi-Ferruch, et s’emparent d’Alger le 5 juillet, au nom du roi Charles X. Ce dernier ne profite pas longtemps de sa conquête puisqu’il est renversé quelques jours plus tard par une révolution, dite des « Trois Glorieuses » (27-28-29 juillet 1830), et remplacé par son cousin, le duc d’Orléans, qui prend le titre de roi des Français.

En Algérie, les Français occupent Blida et Médéa, où ils conçoivent un plan d’occupation restreinte. Le 4 janvier 1831, Oran est occupé et son dernier bey, al-Hasan, s’embarque pour l’Orient. L’année 1832 voit le début de la rébellion. Le bey de Constantine, Hadj Ahmad, entre en guerre contre les Français, qui s’emparent de Bône (ou ‘Annâba). Et le 21 novembre, Abd-el-Kader, qui est le chef de la confrérie mystique des Qâdiriyya, est proclamé sultan et khalife (c’est-à-dire commandeur des croyants) par les tribus oranaises ; mais il préfère se parer du titre d’émir. Pour mieux le connaître, on peut s’en remettre au portrait dressé par Léon Roches, un Français passé au service d’Abd-el-Kader à cette époque :

« Son teint blanc a une pâleur mate ; son front est large et élevé. Des sourcils noirs, fins et bien arqués, surmontent les grands yeux bleus […] Son nez est fin et légèrement aquilin, ses lèvres minces sans être pincées : sa barbe noire et soyeuse encadre légèrement l’ovale de sa figure expressive. Un petit ouchem (tatouage) entre les deux sourcils fait ressortir la pureté de son front. Sa main, maigre et petite, est remarquablement blanche […] ses doigts longs et effilés sont terminés par des ongles roses parfaitement taillés ; son pied, sur lequel il appuie presque toujours une de ses mains, ne leur cède ni en blancheur ni en distinction.
Sa taille n’excède pas 5 pieds et quelques lignes, mais son système musculaire indique une grande vigueur. Quelques tours d’une petite corde en poils de chameau fixent autour de sa tête un haïk de laine fine et blanche ; une chemise en laine de même couleur, le haïk, qui, après avoir fait le tour de la tête, enveloppe le corps, et un burnous blanc recouvert d’un burnous blanc, voilà tout son costume. Il tient toujours un petit chapelet noir dans sa main droite ».
« … j’avais été frappé de ses élans mystiques […] C’est ainsi que devaient prier les grands saints du christianisme ».
« Quand il prie, c’est un ascète. Quand il commande, c’est un souverain. Quand il parle de guerre, ses traits s’illuminent : c’est un soldat… Quand il cause avec ses amis, en dehors des questions d’État ou de religion, sa gaieté est franche et communicative. Il a même un penchant à la moquerie…
[Sa] fortune personnelle […] se compose de l’espace de terre que peuvent labourer dans une saison une paire de bœufs. Il a un troupeau de moutons dont la chair sert aux hôtes qui viennent demander l’hospitalité à sa tente, et dont la laine suffit pour tisser ses vêtements et ceux de sa famille […] Il possède en outre quelques vaches qui lui fournissent le lait et le beurre nécessaires à ses hôtes et à sa consommation ; quelques chèvres et quelques chameaux.
Sa mère, qui vit avec lui, sa femme et les femmes de ses serviteurs intimes qui composent sa maison particulière, tissent elles-mêmes ses vêtements. Il se nourrit donc, même quand il est en tournée ou en campagne, de ses produits personnels ».
« … Abd-el-Kader fait ses prières aux heures indiquées par le Coran […] Là ne se bornent point les exercices religieux [de l’Émir]. Il se livre à des méditations entre chaque prière, égrène constamment son chapelet, et fait chaque jour, dans sa tente ou à la mosquée, quand il se trouve par hasard dans une ville, une conférence sur l’unité de Dieu […] Il jeûne au moins une fois par semaine, et quel jeûne ! Depuis deux heures avant l’aurore jusqu’au coucher du soleil, il ne mange, ni ne boit, ni même ne respire aucun tabac […] Il s’accorde rarement les douceurs du café. Dès qu’il voit qu’il serait disposé à en prendre l’habitude, il s’en prive pendant plusieurs jours. Ses repas sont pris avec une extrême promptitude. Il en a proscrit toute espèce de raffinements. Du couscous, de la viande bouillie et rôtie, des galettes au beurre et quelques légumes ou fruits de la saison. Pour boisson, du labane (petit lait aigre) ou de l’eau ».

En 1833, les Français s’emparent de la ville de Bougie (Bejaïa). À Paris, les députés sont partagés sur la solution à adopter en Algérie. Parmi les voix discordantes se faisant entendre, évoquons celle d’Alphonse de Lamartine, député de Mâcon, qui développe des idées paradoxales : la France ne doit jamais abandonner l’Algérie, cette colonie étant « l’avant-garde de la civilisation sur la barbarie » (la piraterie barbaresque), la Méditerranée étant devenue depuis 1830 une « mer française ». Il demandait même qu’on ne se bornât pas à occuper le littoral mais l’ensemble du territoire : « Alger doit être un appendice du territoire français ». En revanche, il dénonçait le scandale de l’expropriation sauvage des indigènes, « cet agiotage de terres, cette bourse territoriale », ce « commerce stérile, honteux, corrupteur » qui, selon lui, se retournerait contre la France, ses soldats et ses colons. Et il appelait à l’établissement rapide d’une administration intègre, qu’il voulait civile plutôt que militaire.

En 1834, Abd-el-Kader signe avec le général Desmichels un traité de partage du territoire oranais, l’Émir conservant l’autorité sur la province hors les villes d’Oran, Arzew et Mostaganem, avec droit de représentation officielle dans ces villes ainsi qu’à Alger, de posséder une armée personnelle, équipée. En échange, l’Émir en profite pour affermir son autorité dans les régions qui lui sont concédées par les Français ; et en avril 1835, son pouvoir est reconnu jusqu’aux portes d’Alger. Mais des rebelles à son autorité vont trouver refuge auprès du général Trézel, à La Macta… Le 28 juin, Abd-el-Kader attaque les Français, qui sont défaits. En représailles, la ville de Mascara est assiégée, puis incendiée.

En 1836, Louis-Philippe envoie en Algérie le général Bugeaud de La Piconnerie, qui va faire parler de lui (il est alors placé sous les ordres du chef de l’armée d’Afrique, le général de Damrémont). Le 13 janvier, les Français occupent Tlemcen. Le 6 juillet, ils sont victorieux à Sikkak. Cette situation amène Abd-el-Kader à négocier avec Bugeaud le traité de la Tafna, qui lui reconnaît une souveraineté sur les deux tiers du territoire algérien. La France est encore hésitante sur la politique à mener dans cette nouvelle colonie, alors très peu peuplée par les Européens. Le chef du corps expéditionnaire français, le célèbre Bugeaud, est loin de mépriser son adversaire. Au contraire, il le considère comme « un homme de génie », un « ennemi actif, intelligent et rapide, qui exerce sur les populations arabes le prestige que lui ont donné son génie et la grandeur qu’il défend ».

Le premier évêque d’Alger, Mgr Dupuch, a rencontré Abd-el-Kader dans des tractations pour la libération de prisonniers français. Par sa magnanimité, son ouverture d’esprit, une amitié est née, qui ne se démentira pas, alimentant une intense correspondance ; sujet qui a été porté au roman par l’écrivain Waciny Laredj dans Le Livre de l’Émir, superbe ouvrage publié en 2006 et qui a reçu le prix des libraires d’Alger.

Considérant avec confiance le traité de la Tafna, l’Émir s’emploie à unifier l’administration de ses territoires. Depuis la France, Alexis de Tocqueville note que « le gouvernement d’Abd-el-Kader est déjà plus centralisé, plus agile, plus fort que ne l’a jamais été celui des Turcs. Il réunit avec moins de peine un plus grand nombre d’hommes et plus d’argent… ». À Tagdempt, sa capitale fixe, l’Émir entreprend l’établissement d’une grande bibliothèque, essentiellement des ouvrages religieux.

Mais le 13 octobre, le général Valée s’empare de Constantine, à l’issue d’un siège difficile au cours duquel le général de Damrémont trouve la mort. L’année suivante, le 17 novembre 1838, Abd-el-Kader s’attaque à un seigneur dissident, al-Tidjâni, à Aïn Mahdi. En 1839, les Français font pression sur Abd-el-Kader pour que le traité de la Tafna soit modifié, ce que l’Émir refuse. Les Français, menés par le maréchal Valée et le duc d’Aumale (l’un des fils du roi Louis-Philippe) décident de le défier et franchissent le défilé des Portes de Fer, sorte de frontière entre les deux autorités politiques ; cette intrusion provoque la proclamation de la guerre sainte par Abd-el-Kader, à Médéa, le 18 novembre, l’Émir donnant l’ordre d’envahir aussitôt la Mitidja.

En mai 1840, les Français occupent Miliana et le 29 décembre, le général Bugeaud est nommé gouverneur général de l’Algérie. En 1842, les troupes de Bugeaud s’emparent successivement de l’ensemble des places fortes d’Abd-el-Kader. Et le 16 mai 1843, les Français, derrière le duc d’Aumale, s’emparent de la capitale nomade de l’Émir, la fameuse Smala. Cet exploit, inespéré, vaut à Bugeaud d’être fait maréchal de France. Quant à Abd-el-Kader, outre l’atteinte portée à son prestige et le chagrin de la perte de son univers familier, l’une de ses douleurs est « de suivre [les] colonnes [françaises] reprenant le chemin de Médéa, à la trace des feuilles arrachées aux livres qui [lui] avaient tant coûté de peine à réunir… »
Jusqu’alors, l’Émir avait trouvé refuge et soutien auprès du sultan du Maroc, ‘Abd al-Rahmân. Pour enlever à Abd-el-Kader ses bases arrière, les Français attaquent les Marocains, bombardant Tanger le 6 août et écrasent les troupes du Sultan lors de la bataille de l’Isly. Et le 15 août, la Marine française bombarde Essaouira (alors Mogador). Le 10 septembre, le sultan du Maroc signe avec la France le traité de Tanger, par lequel il s’engage à ne plus porter assistance à l’Émir et à faciliter sa capture. En juillet 1846, lorsqu’Abd-el-Kader se réfugie au Maroc, poursuivi par Bugeaud, il rencontre alors l’hostilité de son ancien allié et doit rebrousser chemin. L’Émir remporte cependant une victoire sur les Français le 23 septembre, à Sidi-Brahim.
En 1847, le général Bugeaud démissionne de son poste de gouverneur général de l’Algérie, n’étant plus d’accord avec les orientations gouvernementales. Quant à Abd-el-Kader, abandonné de la plupart de ses fidèles, pourchassé sans relâche par les Français et privé de l’appui marocain, il décide de cesser le combat, convaincu que « la décision de Dieu [est] de laisser toutes choses suivre leurs cours » (Lettre aux Français). Et le 23 décembre, Abd-el-Kader se rend au général de Lamoricière et au duc d’Aumale, près de la Moulûya. C’est la fin d’une lutte qui a duré quinze ans…

II – Paroles d’honneur

L’honneur est une vertu peu présente dans le système de pensée contemporain. Elle avait une importance fondamentale en Europe, jusqu’au XIXe siècle, et notamment auprès des princes et des élites. La parole d’honneur était un engagement moral sans rétractation possible, et son caractère sacré la ramenait à la source de la foi religieuse, tant chez les chrétiens que chez les musulmans.

A – La reddition d’Abd-el-Kader

Nous avons arrêté notre narration des combats franco-algériens des années 1840 à la prise de la Smalah d’Abd-el-Kader par le duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe. Voici donc le vaincu venir auprès de son vainqueur. Dans la même logique qui conduisit Napoléon Ier à s’en remettre aux Anglais après Waterloo, leur livrant son épée contre l’autorisation d’aller s’enterrer dans un cottage Outre-Manche, Abd-el-Kader troque son sabre (et son cheval) contre l’exil volontaire en terre musulmane, à Damas, où il souhaite entamer une seconde vie, toute de prière et de méditation. Les Français, qui n’attendaient plus cet épilogue après en avoir tant rêvé, vont jouer de malice. Et faisant monter l’Émir et sa suite à bord d’un navire – comme les Anglais le firent avec Napoléon Ier – ils lui expliquent devoir différer de quelques semaines son transfert au Proche-Orient, en l’hébergeant au fort Lamalgue à Toulon.

Quand Abd-el-Kader commence à comprendre, il est trop tard. Il entre dans une grande colère car il se sent trahi au plus profond de lui-même : « Je me disais (…) que, quand bien même je serais pris par les Français par la force, je n’aurais que du bien à recevoir chez eux, parce que ce sont des hommes de cœur et d’honneur, et qu’ils savent rendre mérite au vainqueur aussi bien qu’au vaincu » :

« Je n’ai point été pris les armes à la main ; je suis venu aux Français volontairement et parce que je l’ai bien voulu : si j’avais pensé trouver chez eux quelque chose qui pût me déplaire, je ne serais point venu à eux… »

B – Les motivations de Louis-Napoléon

La chute de Louis-Philippe, le 24 février 1848, suscite chez Abd-el-Kader un sentiment de vengeance et un espoir en les nouveaux maîtres du pays. Mais le gouvernement provisoire de la Deuxième République ne ratifie pas les engagements pris par la Monarchie de Juillet et l’Émir est considéré comme prisonnier. En mai, il est transféré à Pau, dans le château d’Henri IV – où selon Abd-el-Kader lui-même, « la bonté des habitants » « couronn(ait (sa) captivité des doux rayons de l’hospitalité » – avant d’être conduit au château d’Amboise le 3 novembre suivant. À plusieurs reprises, l’Émir demande au Gouvernement de respecter la parole donnée, et de lui permettre de vivre en terre d’islam : « Nous ne pouvons vivre dans un pays dont les vêtements, le langage, la nourriture et tout, en général, diffèrent entièrement des nôtres ».

Le 10 décembre, l’élection à la Président de la République désigne le neveu de Napoléon Ier, le prince Louis-Napoléon Bonaparte, à une écrasante majorité. « Dans les premiers conseils tenus à l’Élysée, Louis-Napoléon amena la discussion sur la libération de l’illustre chef arabe ». Mais la Constitution l’oblige à faire contresigner ses décisions de deux ministres, et aucun n’est favorable à la libération d’Abd-el-Kader, pas plus que le grand état-major… En 1849, le vainqueur d’Abd-el-Kader, le général Bugeaud, décède du choléra à Paris.

Le 2 décembre 1851, le Prince-Président exécute son coup d’État (ratifié par le suffrage universel), à l’issue duquel il monopolise l’essentiel des pouvoirs, dont la consécration est la promulgation d’une constitution inspirée du Consulat, le 14 janvier 1852. L’une des premières décisions de la dictature qui s’installe est relative à Abd-el-Kader. En effet, alors que les ministres parlementaires, dont il dépendait avant le Coup d’État, s’opposaient à la libération de l’Émir, Louis-Napoléon en prend la décision personnelle. Des considérations de tous ordres peuvent avoir poussé Louis-Napoléon à la clémence. L’admiration pour la bravoure du vaincu, bien sûr ; les démarches des « amis de l’Émir », comme Mgr Dupuch, ou l’ancien commissaire de la République à Marseille, Émile Ollivier, qui participent du mouvement d’opinion en faveur de la clémence ; mais aussi, une parenté de destin : Louis-Napoléon avait trop souffert de la perfidie anglaise, au lendemain de Waterloo, lorsque l’empereur déchu fut conduit en exil à Sainte-Hélène alors qu’on lui avait garanti l’hospitalité en Grande-Bretagne, comme Napoléon l’avait demandée en se rendant à ses adversaires. La parole donnée par Abd-el-Kader au duc d’Aumale et trahie par Louis-Philippe semblait une seconde version de l’épisode…

Et puis, l’héritier de Napoléon Ier avait lui aussi connu la prison, et à deux reprises, à l’issue de ses deux tentatives malheureuses de coup d’État, à Strasbourg en 1836 et à Boulogne.

Pour toutes ces raisons, le 16 octobre 1852, le Prince-Président, de retour d’un voyage triomphal en province, se rend à Amboise auprès de l’Émir, pour lui annoncer qu’il est libre. Cette scène a été immortalisée par le peintre Ange Tissier :

«  - Vous serez conduit à Brousse, dans les États du Sultan, dès que les préparatifs nécessaires seront faits, et vous y recevrez du gouvernement français un traitement digne de votre rang [100 000 francs or].
Depuis longtemps, vous le savez, votre captivité me causait une peine véritable, car elle me rappelait sans cesse que le gouvernement qui m’a précédé n’avait pas tenu les engagements pris envers un ennemi malheureux, et rien n’est à mes yeux plus humiliant pour le gouvernement d’une grande nation que de méconnaître sa force au point de manquer à sa promesse. La générosité est toujours la meilleure conseillère, et je suis convaincu que votre séjour en Turquie ne nuira pas à la tranquillité de nos possessions d’Afrique. Votre religion, comme la nôtre, apprend à se soumettre aux décrets de la Providence. Or, si la France est maîtresse de l’Algérie, c’est que Dieu l’a voulu, et la nation ne renoncera jamais à cette conquête.
Vous avez été l’ennemi de la France, mais je n’en rends pas moins justice à votre courage, à votre caractère, à votre résignation dans le malheur ; c’est pourquoi je tiens à l’honneur de faire cesser votre captivité, ayant pleine foi dans votre parole ».
L’Émir répond :
« - Vous tenez la parole que d’autres m’avaient donnée et n’ont pas tenue ».

Dans les jours qui suivent, Abd-el-Kader découvre la capitale française. Il visite notamment l’église de la Madeleine, au bras du curé, l’abbé Deguerry, en présence d’une foule immense, très impressionnée du spectacle : le « glorieux chef des musulmans franchi(ssant) avec respect le seuil d’un temple catholique en donnant le bras à un prêtre » et se recueillant devant l’autel. Après la Madeleine, l’Émir veut visiter Notre-Dame, qui le transporte d’admiration. Ayant gravi les tours de la cathédrale, il compare Paris à « une ville de géants ».

Le lendemain, Abd-el-Kader reçoit la visite de Mgr Dupuch, ancien évêque d’Alger, accompagné d’un traducteur. L’Émir est bouleversé et tombe en pleurant dans les bras du prélat, qui n’en est pas moins ému :

« - Depuis longtemps je désirais te voir et me réjouir avec toi de ta liberté : j’ai beaucoup prié pour qu’elle te fût rendue, et je bénis la main qui a brisé ta captivité ».
« - C’est toi le premier Français qui m’ait compris, le seul qui m’ait toujours compris ; ta prière est montée vers Dieu ; c’est Dieu qui a éclairé l’esprit et touché le cœur du grand prince qui m’a visité et rendu libre ».

Mgr Dupuch doit promettre à Abd-el-Kader de revenir le voir avant son départ pour la Turquie, l’Émir lui avouant : « Il me semble que mon âme s’éloigne de mon corps quand tu t’éloignes de moi ».

La visite de Paris se poursuit par les ateliers de l’Imprimerie nationale, où il découvre avec émerveillement les presses à lithographier, louant la « lumière de Dieu sur les intelligences humaines ». À l’Hippodrome, il assiste à l’envol d’un ballon aérostatique et s’en fait expliquer le mécanisme. Aux arènes nationales, il assiste à une course de chevaux et de chars ; à sa sortie, il est l’objet d’une manifestation populaire de sympathie dans le faubourg Saint-Antoine, les voitures de l’escorte ne pouvant pas même avancer. L’Émir est touché de cette estime, et au fonctionnaire français qui lui fait remarquer que les « terribles ennemis » d’hier savent honorer celui qu’ils ont combattu pour sa « valeur dans les combats » et l’ « héroïsme dans l’adversité », il répond que son « rôle est terminé » et qu’il pourra « rester digne de l’amitié des Français ».

Le 30 octobre, Louis-Napoléon le convie au château de Saint-Cloud. Le Prince-Président le reçoit entouré du ministre de la Guerre et du général Daumas, directeur des Affaires de l’Algérie et ancien prisonnier de l’Émir, tandis qu’Abd-el-Kader est escorté du commandant du château d’Amboise, d’un fonctionnaire français, et de deux de ses proches. Lorsqu’il se trouve en présence de son libérateur, l’Émir lui renouvelle « sa reconnaissance » et sa « parole » et l’adjure de se fier à ses origines (descendant de Mahomet) et à la noblesse de sa « race » ; insistant sur l’erreur généralement accréditée qu’un musulman n’était pas tenu par le serment fait à un chrétien, protestant « énergiquement contre cette croyance »… Après quoi le Prince-Président lui fait visiter les écuries du château et lui annonce qu’il sera de nouveau et prochainement son invité, à l’occasion d’une revue militaire. À cette occasion, il lui sera prêté un pur-sang arabe, qu’il pourra essayer avant la cérémonie.

C’est ce qui se passe quelques jours plus tard. Abd-el-Kader est de retour à Saint-Cloud, toujours accompagné de deux compagnons. Les chevaux qui leur sont destinés sont parés d’un harnachement oriental de grand prix, celui destiné à l’Émir portant une selle offerte au Prince-Président par le Sultan de Turquie. Louis-Napoléon convie ses hôtes à une longue promenade, qui dure, l’échange entre les deux princes étant amical ; on parle équitation, chasse mais aussi de la santé de la mère d’Abd-el-Kader, qui va mieux depuis sa sortie d’Amboise. Et l’après-midi se termine autour d’un café, servi par le Prince-Président.

Le 2 novembre a lieu la revue militaire promise, dans la plaine de Satory. Dans le train présidentiel, un wagon-salon est mis à la disposition de l’Émir, et ses anciens adversaires font le voyage avec lui : le général de Saint-Arnault (ministre de la Guerre) et les généraux Daumas, Cornemuse et de Rilliet, qui lui font les honneurs de l’armée française. À la descente du train en gare de Versailles, les troupes rendent les honneurs militaires à l’Émir et le cortège officiel s’ébranle, Abd-el-Kader à sa tête, sur le pur-sang donné par Louis-Napoléon. À l’issue de la revue, on fait visiter à l’Émir le palais de Louis XIV, avant de terminer par un dîner officiel chez le ministre de la Guerre, entouré de personnalités civiles et militaires.

Au cours de ces journées parisiennes, Abd-el-Kader rencontre, outre les généraux déjà cités, d’anciens soldats de l’armée d’Afrique, qui se souviennent de sa clémence. Et lorsque le général Courby de Cognord, qui fut prisonnier de l’Émir, lui reproche le massacre des soldats français le 24 avril 1846, auquel il réchappa, Abd-el-Kader se défend d’être à l’origine du drame, rejetant la responsabilité sur les Marocains, qui gardaient ces prisonniers, lui-même étant à distance, dans le Rif. Quant à punir cette initiative meurtrière, contraire à sa volonté, il ne pouvait le faire vu l’état de décomposition de ses troupes à ce moment-là. Quelques heures plus tard, un certain Michel, combattant rescapé de l’assaut de Sidi-Brahim, venait remercier Abd-el-Kader de sa clémence, proposant de l’escorter jusqu’en Turquie et d’y demeurer à son service.

Plutôt que d’insister sur les mérites de Napoléon III à l’égard d’Abd-el-Kader, le mieux est sans doute de citer l’Émir – ce que l’on ne fait jamais à ce propos – qui, dans sa Lettre aux Français, publiée en 1855, parle de l’Empereur avec toute la poésie de la langue arabe, alors qu’il ressort de la guerre de Crimée comme l’arbitre de l’Europe :

« Mais Dieu devait encore augmenter les dons qu’Il leur réservait [aux Français] en favorisant pour eux l’accession au pouvoir d’un sultan équitable, le plus illustre de tous les rois par son initiative, le plus glorieux par la renommée, le plus fort, le mieux armé parce qu’ayant le sabre qui porte le plus loin, le plus compatissant envers les serviteurs de Dieu, le plus aimant envers les créatures parmi les Arabes et les Non-Arabes, celui qui ne peut que se définir que par le vers du poète :
Un homme qui ne dénie pas à Dieu
Le droit de réunir un jour le monde
En une seule communauté.
Ce roi raffermi, marqué du sceau de la victoire, c’est Napoléon, le troisième du nom. C’est lui qui rassembla en une seule résolution les paroles dispersées des Français, qui les fit revivre alors qu’ils étaient sur le point de figurer parmi les morts, qui rétablit le lien de leur unité taillée en pièces, qui les fit dormir dans le lit de la sécurité alors qu’ils étaient constamment menacés par des attaques hostiles à l’intérieur même de leurs maisons » [notamment pendant les révolutions de 1830 et 1848]. « Les Français ont ainsi gagné à son époque ce qu’ils n’avaient jamais gagné au temps d’un autre parmi les rois […]. Quant à nous, nous demandons à Dieu et Le prions de bien vouloir lui accorder ensemble les biens de ce monde et de l’autre, et de lui donner le pouvoir de mener à bien une entreprise aussi heureusement commencée ».

Dans les semaines qui suivent la libération de l’Émir, le corps électoral français (au suffrage universel masculin) se déclara favorable au rétablissement de l’Empire, qui est proclamé le 2 décembre. Le 11 du mois, Abd-el-Kader et sa suite – près d’une centaine de personnes – quittent définitivement le château d’Amboise, où ils ont passé quatre ans. Comme à Pau, l’Émir a des mots affectueux pour la population locale, à qui il demande de veiller sur la sépulture de ceux de ses proches qui étaient décédés pendant son séjour forcé. Les habitants lui répondent en lançant aussitôt une souscription publique pour l’édification d’un monument funéraire… Ils regrettent tous cet épisode historique inédit et pittoresque, qui donna de l’animation à leur cité, regrettant déjà le «vva-et-vient des officiers […], les sentinelles des remparts, les Arabes assis les jambes pendant sur les parapets, le muezzin qui (…) venait cinq fois par jour, du haut de la tour Garçonnet, remplaçant le minaret […], appeler à la prière… »; tout cela donnant au château longtemps désert « un peu d’animation et une saveur d’Orient pleine d’attraits ».
L’Émir verse une somme d’argent pour les pauvres au bureau de bienfaisance et achète pour l’église paroissiale l’un des plus beaux lustres du château.

C – Une confiance justifiée

Abd-el-Kader est donc libre de s’installer où il le désire, et il choisit la ville de Bursa (ou Brousse), en Turquie. Rien ne serait plus faux que de croire l’Émir marqué par le ressentiment envers les Français. Au contraire, dès 1854, il est de retour à Paris. Il obtient d’être admis au sein de la Société asiatique et d’autres sociétés savantes.

En 1855, un tremblement de terre détruit la ville de Bursa ; Abd-el-Kader déménage pour Istanbul. Après quoi l’Émir fait le choix de sa résidence définitive en Syrie, à Damas, avec l’autorisation des gouvernements turc et français, à qui il en fait la demande, en venant à Paris. Malgré le choléra, qu’il a contracté à son débarquement à Marseille, Abd-el-Kader assiste au Te Deum de la victoire (de Sébastopol, sur les Russes) chanté à Notre-Dame, en présence de l’Empereur. Il profite de ce séjour pour visiter l’Exposition universelle de Paris, et avant de quitter la France, adresse une lettre à Napoléon III :

« Sire ! Je regrette extrêmement de n’être point initié à la langue française, car je voudrais vous exprimer de vive voix toute la gratitude dont m’a pénétré l’accueil si distingué et bienveillant que Votre Majesté a daigné me faire ». « Je ne vaux que par la bienveillance et les égards que vous avez daigné me témoigner. Veuillez ne pas m’oublier car après Dieu, vous m’êtes tout au monde ».

Répondant au vœu de l’Émir, l’Empereur donne l’ordre d’affréter un navire et de conduire, lui et sa suite (111 personnes) en Syrie. À Damas, Abd-el-Kader installe une riche bibliothèque, qu’il alimente en ouvrages du monde entier. Il s’y fait aussi professeur de théologie à la mosquée El Amawiya et plusieurs de ses élèves deviendront de grands théologiens musulmans, en Syrie et en Égypte. Cette année 1855, Abd-el-Kader achève la rédaction d’une Lettre aux Français, qu’il envisage comme des « Notes brèves destinées à ceux qui comprennent, pour attirer l’attention sur des problèmes essentiels ». Il en termine l’écriture le 27 mai.

Le document se présente sous la forme d’un essai que l’on pourrait résumer en « éloge de la connaissance ». L’auteur développe son propos en trois parties : la première est consacrée au « mérite de la science et des savants », avec l’affirmation de « la supériorité des connaissances intellectuelles sur les connaissances sensorielles », la science faisant la dignité de l’espèce humaine. L’argumentation d’Abd-el-Kader est celle d’un intellectuel ascétique :

« La nourriture, on s’en rassasie puis on s’en lasse. Le plaisir […], on le satisfait, après quoi on le trouve pesant. Mais la science et la philosophie, personne ne peut imaginer que l’on puisse s’en lasser ou les trouver encombrantes. Les richesses amassées peuvent être volées ou disparaître dans un incendie. Le pouvoir politique peut vous échapper. La science, en revanche, les mains des voleurs ne pourront jamais l’atteindre ni la dérober, et les mains des sultans s’avèrent incapables de la saisir pour en spolier le titulaire. Celui qui la possède la garde toujours, et en toute sécurité ».

Selon l’Émir, les vertus cardinales sont « la science, le courage, la tempérance et la justice ». Abd-el-Kader définit la politique comme une science, considérée comme « la plus noble » des activités, établissant une distinction entre pouvoir temporel et spirituel : rois et sultans « ont pleins pouvoirs sur les notables et sur les gens du commun pour tout ce qui touche à leurs relations avec le monde extérieur – mais non pour ce qui relève de leur for intérieur », savants et religieux agissant « sur le for intérieur des gens mais dont le pouvoir ne saurait s’étendre à leurs relations avec le monde extérieur – notamment par le biais de la contrainte physique ou de la violence ». L’Émir est donc un partisan de la liberté de pensée. Quant à la « science militaire », elle « vise à assurer la sauvegarde du pays par le sabre ».

Profondément religieux, l’Émir dénonce ceux que Molière appelait « les dévots », ces « prédicateurs qui montent sur les chaires à prêcher, parlant sans qu’il y ait derrière leurs paroles la moindre science utile, et qui n’ont d’autre but que le grain des dinars et des dirhams ».

La seconde partie de la Lettre aux Français vise à « l’authentification de la science juridique d’origine divine » et des prophéties religieuses. Pour l’Émir, « l’esprit ne peut se passer de la connaissance de la Loi divine, et celle-ci ne peut se passer de l’esprit ». En d’autres temps et lieux, Rabelais avait écrit que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »… Dans ce chapitre, Abd-el-Kader dénonce le capitalisme sous son angle bancaire, le prêt à intérêt étant considéré comme immoral. Plus loin, il évoque les grandes religions du Livre, dont les traditions sont pour lui héritières de l’histoire et, en cela, susceptibles d’évolution :

« Sur les fondements de la religion et sur ses principes, les différents Prophètes depuis Adam jusqu’à Mahomet ne se contredisent en rien. Tous appellent la Création à proclamer l’unité de Dieu, à le magnifier, à croire fermement que toute chose dans le monde est son œuvre, et que Lui, le Très-Haut, est l’unique cause de l’existence de tout […] Tous s’accordent sur ces quatre points » : «abroger l’un de ces quatre points est impossible, alors qu’on peut toujours abroger telle ou telle loi religieuse dictée par la conjoncture ».

Ainsi, dogmes et rituels ne doivent pas être considérés de la même façon, les premiers étant intangibles et les seconds adaptables. On est loin du fondamentalisme…

Abd-el-Kader dévoile un aspect fondamental de sa personnalité originale, sa recherche de ce que l’on appelle aujourd’hui l’œcuménisme. À Émile Ollivier, il confiait en 1852 avoir « toujours eu un très grand respect pour le Pape des chrétiens ». Pour l’Émir, puisque la « religion est unique », que les différents Prophètes « n’ont été d’un avis différent que sur certaines règles de détail », ils « ressemblent en fait à des hommes qui auraient un même père, chacun d’eux ayant une mère différente. Les accuser tous de mensonge ou accuser de mensonge l’un et croire l’autre revient au même : c’est enfreindre avec légèreté la règle essentielle du devoir religieux ». Et l’Émir regrettait de n’avoir pu contribuer autant qu’il l’aurait souhaité au dialogue inter-religieux, à l’image de ses échanges avec le premier archevêque d’Alger, Mgr Dupuch, dont il était devenu l’ami :

« Si les musulmans et les chrétiens avaient voulu me prêter leur attention, j’aurais fait cesser leurs querelles : ils seraient devenus, extérieurement et intérieurement, des frères. Mais ils n’ont pas fait attention à mes paroles : la sagesse de Dieu a décidé qu’ils ne seraient pas réunis en une même foi »…

Ces paroles, écrites en 1855, ont une actualité récente : lorsqu’il y a quelques mois, l’archevêque d’Alger, Mgr Henri Teissier, qui a la double nationalité franco-algérienne, a été fait chevalier de la Légion d’honneur, dans les locaux de l’ambassade de France, à Alger le 26 mai dernier, le président de la Fondation Abd-el-Kader, lui-même descendant de l’Émir, M. Mohamed Boutaleb, s’est invité à la cérémonie qui récompensait les actions d’un serviteur du rapprochement des deux peuples, et a cité cette phrase de l’Émir, en donnant l’accolade au prélat : « Et aujourd’hui, cent cinquante ans après Abd-el-Kader, en la personne de monseigneur Teissier, j’embrasse un frère »…

Si l’Émir était un croyant convaincu en même temps qu’il avait été un combattant de la foi, il exprimait son regret des excès dans les procédés de conversion : « le tort que l’on a pu faire aux lois d’origine religieuse est hélas provoqué davantage par ceux qui veulent en assurer le triomphe par des moyens qui ne sont pas appropriés que par ceux qui les combattent »…

La dernière partie de la Lettre aux Français d’Abd-el-Kader vante le « mérite de l’écriture », dressant un panorama historique et géographique des différentes traditions en la matière. Dans ce paragraphe, l’Émir est paradoxal : en même temps qu’il légitime le fait que « les lois de l’islam interdisent aux femmes d’apprendre l’écriture », dans l’ordre d’importance, il place le roseau – qui sert au scribe – avant le sabre, les deux choses servant à maintenir « la religion et les biens terrestres ».

L’ouvrage est logiquement encadré d’une préface, appelant à l’examen des choses et à la recherche de la Vérité « plutôt qu’à l’adoption irréfléchie d’opinions toutes faites », et d’une conclusion générale, où les hommes sont répartis en « différents groupes conformément aux sciences qu’ils possèdent, aux connaissances qu’ils acquièrent et aux diverses croyances qu’ils professent ».

À sa lecture, on est surpris par l’intelligence et la sagesse du propos, la clarté de l’expression – en dépit du style très poétique de l’écriture arabe, le recours à l’image littéraire s’avérant très efficace – comme aussi de l’élévation de pensée chez un prince de l’époque. À cet égard, du côté européen, seul Napoléon III pouvait se vanter de posséder une culture et une capacité littéraire, qu’il prouvera en publiant en 1865 une Histoire de Jules César

Comme le souligne René R. Khawam, qui préfaça l’édition française de 1970 de la Lettre aux Français, on peut « supposer qu’il y avait eu à l’origine, au fond de cette affaire [de ce livre], une sorte d’accord entre l’Émir et Napoléon III […] accord pour œuvrer ensemble à l’édification lente d’une Algérie indépendante, et même d’un empire arabe librement associé à la France » (édition de 1970)…

Le texte est traduit en français, à l’intention du ministre de l’Instruction publique et de Napoléon III, et déposé à la Bibliothèque impériale. En 1858, un linguiste arabophone, Gustave Dugar, traduit le document en français, qui est publié par l’Imprimerie impériale sous le titre peu explicite de : Rappel à l’intelligence, avis à l’ignorant.

En 1857, Abd-el-Kader se rend à Jérusalem et à Hébron, sur un navire de guerre français. Il se fait oublier, jusqu’à l’année 1860. Au début de l’été, le Liban est le théâtre de massacres visant les populations chrétiennes, commis par les Druzes, au service de l’Empire ottoman. Le 9 juillet, à Damas, les musulmans s’en prennent aussi aux chrétiens (5 000 morts en deux jours), avec l’assentiment tacite de l’autorité turque. Les consulats européens eux-mêmes sont menacés… Le représentant de la France reçoit la visite d’Abd-el-Kader, qui lui commande : « … emporte avec toi ton drapeau, plante-le sur ma demeure et que la demeure d’Abd-el-Kader devienne la France ». L’Émir fait alors preuve d’une remarquable indépendance d’esprit, en réfutant les accusations criminelles qui visent les chrétiens ; et palliant les défaillances du gouverneur turc, aidé de ses fils et de ses proches, il entreprend un vaste plan de sauvetage des populations menacées : « … je gémis sur cette malheureuse affaire arrivée aux pauvres chrétiens »… « Enfin, tout ce que j’ai pu réunir de chrétiens et d’Européens est à l’abri dans ma maison et je leur offre tout ce qu’il faut, et je prie Allah de les sauver des mains de ces forcenés »…

Touché par tant de noblesse, Napoléon III l’élève à la dignité de commandeur de la Légion d’honneur, augmente sa pension annuelle à 150 000 francs, et plusieurs souverains d’Europe lui rendent un hommage officiel – dont le pape Pie IX – imités par bon nombre de personnalités chrétiennes mais aussi musulmanes.

En 1861, l’Émir visite la Syrie et à Homs, il se recueille devant le tombeau de la conquête musulmane, Khâlid ibn al-Walid. En 1863, il effectue un nouveau pèlerinage à La Mecque, où il restera un an et demi. En 1864, Abd-el-Kader se rend en Turquie auprès du sultan Abdül-Aziz, qui lui remet la plus haute distinction ottomane. Il plaide auprès de lui la cause de Chamil, le leader des peuples musulmans du Caucase en révolte contre les Russes, alors prisonnier du Tsar Alexandre II. Le Sultan se prononce favorablement pour accueillir Chamil dans ses États et lui permettre de se rendre en pèlerinage à La Mecque. Puis il se rend en France, où il est désigné comme le protecteur officiel des musulmans soumis à l’administration des pays européens.

Cette année 1864, Abd-el-Kader est initié à la Franc-Maçonnerie, comme il en avait le désir depuis plusieurs années. Il faut dire qu’à l’époque, la Maçonnerie est déiste et que les croyants y sont admis, quel que soit leur culte. Pour l’Émir, c’est l’occasion d’entrer en contact avec une spiritualité nouvelle, universelle : « J’ai su que le fondement de cette noble société est de faire ce qui est utile aux créatures du Très-Haut, de repousser ce qui leur est nuisible et d’aller sur une voie pleine d’humanité ». Le 18 juin, il est initié, à Alexandrie d’abord (en Égypte), par la loge Saint-Jean des Pyramides, pour le compte de la loge parisienne Henri-IV. C’est le 30 août 1865 qu’il sera officiellement reçu par ses frères maçons de Paris. Il rompra pourtant avec cette société en 1877, lorsque la Franc-Maçonnerie renoncera à la notion de Grand Architecte de l’Univers.
Durant l’été 1865, l’Émir est en Europe. Londres d’abord puis Brest, Amboise (où il revient se recueillir sur la tombe de ses proches, décédés durant sa détention). Il est reçu par Napoléon III, à qui il demande d’intervenir auprès du tsar Alexandre pour la libération du héros musulman Chamil, se disant prêt à se rendre en Russie pour l’obtenir. Les deux hommes s’entretiennent naturellement de l’Algérie, où Napoléon III souhaite instaurer un « royaume arabe associé à la France », sujet que je développerai plus loin…
L’Empereur souhaite pour la France favoriser à terme la constitution d’une nationalité arabe, destinée à remplacer l’Empire ottoman, dont le déclin commençait à apparaître. Il offre à Abd-el-Kader d’en être le catalyseur ; mais l’Émir décline la proposition, déclarant avoir compris, de Dieu, que sa mission politique était finie et qu’il avait décidé de se consacrer « à la prière et aux études religieuses ».
Deux ans plus tard, en 1867 s’ouvre la deuxième Exposition universelle de Paris. Abd-el-Kader, qui avait manqué la précédente de 1855, est invité par Napoléon III à la visiter. Il est fasciné par les prouesses techniques qu’il découvre en France et ne dissimule aucunement son admiration. Mais il cherche une conscience derrière toute cette science… Et cette conscience, pour lui, est forcément transcendantale. Dans sa Lettre aux Français, l’Émir insistait sur l’aspect original de toute civilisation et sur la nécessité qu’il y a à respecter le développement de chaque peuple : il est opposé à la « marche forcée » vers le progrès, qui guide les Européens du XIXe siècle. Pour lui, la modernité n’est acceptable que si elle respecte les principes divins. Pour l’Algérie, il rêve d’une rénovation totale, où les populations arabes s’adapteraient aux méthodes et aux techniques occidentales tout en conservant leurs valeurs traditionnelles : une intégration adaptée à la société algérienne. Une conception proche de celle de Napoléon III…
Le 17 novembre 1869, Abd-el-Kader est convié aux somptueuses festivités de l’inauguration du canal de Suez, en compagnie du Sultan et de l’impératrice Eugénie. C’est sa dernière rencontre avec le Second Empire.

III – Le projet du royaume arabe

A – Les voyages de l’Empereur en Algérie

Nul chef d’État ou de gouvernement français ne s’intéressa à l’Algérie autant que Napoléon III ; et tout comme son oncle avait voulu tâter de l’Orient en se rendant en Égypte, le second empereur mettra deux fois le pied sur le sol d’Algérie. Durant la première partie de son règne, il semble cependant subir cet héritage comme un fardeau, un « boulet » – un terme que DeGaulle reprendra. En Algérie, différents modes d’administration se succédèrent, sans cohérence, où l’armée, par l’intermédiaire des Bureaux arabes, faisait montre de paternalisme et parfois, de clientélisme.

L’influence de personnalités originales va pousser l’Empereur à se saisir du dossier plus personnellement : Frédéric Lacroix, ancien administrateur en Algérie, qui dénonce les vices du système colonial et effectue des allers et retours fréquents entre Paris et Alger ; le colonel Lapasset, officier des Bureaux arabes, qui défend la cause des indigènes, non sans un certain paternalisme ; quant à Ismaïl Urbain, un mulâtre guyanno-marseillais époux d’une musulmane d’Algérie et converti à l’islam, il a été formé par les Saint-Simoniens et s’est fait interprète arabo-français. Napoléon III le nomme conseiller-rapporteur auprès du gouverneur d’Alger en 1860, où il rédige deux essais qui alimenteront le projet impérial. Et au gouvernement, le ministre de la Guerre, le maréchal Randon, nommé en 1860, défend bec et ongles l’armée d’Afrique, contre les empiètements des colons.

À Alger, les gouverneurs généraux successifs penchent plutôt du côté des Européens, qui résistent aux idées impériales, derrière le directeur de Services civils de l’Algérie, Mercier-Lacombe, le docteur Warnier, l’économiste Jules Duval… Ce serait une contrevérité que d’affirmer que Napoléon III était partisan de l’indépendance de l’Algérie. Il avait « hérité » de cette conquête, de son prédécesseur sur le trône, le roi Louis-Philippe, et il était fasciné par cette terre d’Afrique, cet Orient si proche ; tout comme son oncle l’avait été par l’Égypte… Ce qui est intéressant, c’est justement par ce qu’il ne comptait en faire…

En septembre 1860, l’Empereur entreprend un voyage avec l’impératrice Eugénie, voyage interrompu en raison de la mort de la duchesse d’Albe, sœur de l’Impératrice. Napoléon III y fait une déclaration remarquée, évoquant un « royaume arabe » associé à la France et refusant le statut de colonie.

Dans les mois qui suivent, Napoléon III reçoit en France avec cérémonie les chefs musulmans comme l’agha Moqrani, gouverneur de la Medjana, qualifié de « citoyen illustre ». Il choye les soldats indigènes, les tirailleurs et spahis qui, depuis la guerre de Crimée (1854-55), se battent aux côtés des Français dans l’armée impériale. Napoléon III choisit d’intégrer des tirailleurs algériens et des spahis à son service, aux côtés de la prestigieuse Garde impériale.

Dans son bureau du palais des Tuileries, l’Empereur rassemble rapports et statistiques, qui lui apprennent que les douars (villages arabes) du Constantinois émigrent en Tunisie, que le délégué algérien à l’Exposition universelle de Londres de 1862 a été frappé d’ostracisme…Napoléon III lance en Algérie de grands projets d’infrastructure (comme les chemins de fer, les ouvrages d’art), pousse à l’amélioration sanitaire, à l’organisation de l’assistance publique et judiciaire… Le 3 février 1863, il rédige une instruction au gouverneur général d’Algérie, le maréchal Pélissier (texte publié au journal officiel, alors le Moniteur universel), dans laquelle il affirme que « l’Algérie n’est pas une colonie à proprement dire, mais un royaume arabe », que « l’Algérie a dévié de sa voie naturelle du jour où on l’a appelée une colonie », qu’il faut donner « une impulsion toute contraire à celle qui existait jusqu’à ce jour », notamment en stoppant le cantonnement des indigènes et en le renversant à l’usage des colons, en restreignant le territoire civil.

« Égalité parfaite entre indigènes et Européens, il n’y a que cela de juste, d’honorable et de vrai ». « Les indigènes ont, comme les colons, un droit égal à ma protection et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français ». « Il faut convaincre les Arabes que nous ne sommes pas venus en Algérie pour les opprimer et les spolier mais pour leur apporter la civilisation. Or, la première condition d’une société civilisée, c’est le respect du droit de chacun ».

L’Empereur envisage pour l’Algérie une société hiérarchisée, où chacun aurait sa place : « sur cette terre assez vaste pour que chacun puisse donner essor à son activité et à ses aptitudes particulières, l’élevage des chevaux et du bétail, les cultures naturelles, seront réservées aux Arabes. Aux colons, l’exploitation des forêts et des mines, les cultures perfectionnées », l’industrie…

Napoléon III s’indigne de la sous-exploitation des 420 000 hectares que l’État a livrés à la colonisation, et s’oppose aux « colonistes » perpétuant les « droits despotiques du Grand Turc » et qui rêvent d’imiter les colons d’Amérique, en « refoulant toute la population arabe dans le désert » et leur infligeant « le sort des Indiens […], chose impossible et inhumaine ». Et le 22 avril, l’Empereur impose un senatus-consulte établissant la propriété individuelle des cultivateurs arabes (fellahs), jusque-là en indivision.

Jusqu’alors, le service des Domaines délimitait les biens réservés aux tribus, et favorisait ouvertement les colons : Napoléon III leur substitue des commissions provinciales, au sein desquelles les indigènes sont admis, sous l’autorité des Bureaux arabes, donc de l’armée ; et pour toute vente dépassant 5 000 francs, l’approbation de l’Empereur est nécessaire. Enfin, les douars sont officiellement dotés d’un statut administratif, destiné à équivaloir aux municipalités européennes. Ainsi, on modernisait les structures traditionnelles algériennes, tout en les protégeant.

L’Empereur remplace le gouvernement civil de l’Algérie par un gouvernement militaire, l’armée ayant pour mission officielle de favoriser d’abord le développement des populations indigènes. Mais le maréchal Pélissier est un piètre exécutant de la politique impériale. Il se contente d’accuser réception des messages de Napoléon III, qui se répètent :

« Vous devez avoir en vue la protection et l’intérêt des Arabes. C’est sur eux surtout qu’il faut fonder notre domination, non seulement en fixant dans leurs mains ce qu’ils ont mais encore en leur faisant les concessions de terrain et les adjudications de forêts qui sont à votre disposition. Quant aux colons, ils arriveront bien d’eux-mêmes lorsque le pays sera tranquille et prospère, comme nous en avons un exemple en Amérique… ».

Pélissier meurt le 22 mai 1864 sans que de grands changements se soient produits au bénéfice des populations indigènes. Son successeur, le maréchal de Mac-Mahon, que l’Empereur a fait duc de Magenta pendant la guerre d’Italie, semble être plus sûr… Mais les idées impériales irritent fortement la population européenne d’Algérie. Celle-ci, un mélange d’aventuriers, d’agriculteurs en manque de terres, d’opposants politiques en exil, a voté contre la ratification du coup d’État de Louis-Napoléon et a mal voté au rétablissement de l’Empire ; Alger envoie des émissaires à Paris, afin d’exprimer le mécontentement de la colonie. Mais Napoléon III refuse de les recevoir… Les Européens d’Algérie s’en remettent au gouverneur militaire pour la défense de leurs intérêts.

Poussé par la curiosité et par l’attrait de la terre algérienne, Napoléon III décide d’y retourner, pour une tournée d’inspection de l’ensemble du territoire. La durée de ce séjour (un mois, du 3 mai au 7 juin 1865) mérite qu’on s’y arrête, ne serait-ce parce que jamais plus un chef d’État ou de gouvernement français ne reviendra pour aussi longtemps en Algérie… Un séjour conçu comme une enquête minutieuse, Napoléon III ayant voulu se rendre compte par lui-même de la réalité algérienne. Il est notamment accompagné d’un traducteur remuant, le fameux Ismaïl Urbain, au grand dam des colons. Ses premières paroles, adressées aux colons, évoquent le sort des indigènes :
« … traitez les Arabes au milieu desquels vous devez vivre, comme des compatriotes. Nous devons être les maîtres parce que nous sommes les plus civilisés ; nous devons être généreux, parce que nous sommes les plus forts ».

Le 5 mai, il adresse aux Arabes une longue proclamation, où il évoque la mission libératrice de la France (sur la domination ottomane) ainsi que les longues années de lutte contre les Français :

« Loin de moi la pensée de vous en faire un crime ; j’honore, au contraire, le sentiment de dignité guerrière qui vous a portés, avant de vous soumettre, à invoquer par les armes le jugement de Dieu. Mais Dieu a prononcé… »

Napoléon III demande aux populations indigènes d’accepter « les faits accomplis », se référant au Coran, où il est dit que Dieu donne le pouvoir « à qui il veut », tout comme il y est demandé de respecter les engagements passés. L’Empereur évoque aussi l’engagement des tirailleurs algériens et des spahis dans les récentes guerres de Crimée, d’Italie, et les campagnes en cours en Chine et au Mexique, qui cimentent l’union entre les races.

Napoléon III invite même les Arabes à imiter les Gallo-Romains :

« Comme vous, il y a vingt siècles, nos ancêtres aussi ont résisté avec courage à une invasion étrangère et, cependant, de leur défaite date leur régénération. Les Gaulois vaincus se sont assimilés aux Romains vainqueurs, et de l’union forcée entre les vertus contraires de deux civilisations opposées est née, avec le temps, cette nationalité française qui, à son tour, a répandu ses idées dans le monde entier ».

L’Empereur lance lors une idée qui, aujourd’hui, semble prophétique :

« Qui sait si un jour ne viendra pas où la race arabe régénérée, et confondue avec la race française, ne retrouvera pas une puissante individualité, semblable à celle qui, pendant des siècles, l’a rendue maîtresse des rivages méridionaux de la Méditerranée. »

En échange du respect de la parole d’Abd-el-Kader, en remerciement de la soumission au sort des armes (numériquement favorable aux Français), Napoléon III promet de veiller à l’ « intérêt » et au « bien » des populations autochtones :

« … vous connaissez mes intentions, j’ai irrévocablement assuré dans vos mains la propriété des terres que vous occupez ; j’ai honoré vos chefs, respecté votre religion ; je veux augmenter votre bien-être, vous faire participer de plus en plus à l’administration de votre pays comme aux bienfaits de la civilisation ».

Pendant un mois, Napoléon III visite les trois provinces d’Algérie, passant quinze jours dans l’Algérois, dix dans l’Oranais et onze dans le Constantinois. Les villes d’Alger, Boufarik, Koléa, Miliana, Blida – où on lui décerne le surnom de « Napoléon III l’Algérien », comme on parlait de Scipion l’Africain – Médéa, Oran, Misserghin, Sidi-Bel-Abbès, Saint-Denis du Sig, Mostaganem, Relizane, la Kabylie, Philippeville, Constantine, Batna, Lambèse, Biskra, Bône, Bougie sont visitées…

Les Européens d’Algérie tâchent de faire bonne figure, et font leur cour au souverain, qui n’est pas dupe. Par exemple, à Oran, il sourit avec ironie lorsqu’on lui montre une séance du Conseil général, où Français et Arabes siègent côte à côte, demandant à ses interlocuteurs comment des « chefs indigènes [puissent] participer aux débats sans savoir un traître mot de français »…

Dans toutes les localités qu’il traverse, les discours officiels concluent sur la même demande : que l’Algérie soit purement et simplement annexée à la France et que des départements y soient créés, avec la même organisation administrative qu’en métropole. Napoléon III élude la question, sa réponse tournant toujours autour de l’intérêt général. En vérité, il ne veut pas d’une départementalisation à l’européenne… L’Empereur reste aussi silencieux quand on lui demande « des terres toujours disponibles », autrement dit, une extension de la colonisation.

Au cours de son séjour, l’Empereur découvre ainsi une société inégalitaire : les Arabes sont plus imposés que les Européens, qui sont exemptés de la contribution foncière et du service militaire ; la justice est expéditive… Invitant à déjeuner le lieutenant Ali Shérif, servant dans l’armée française mais qui avait grandi dans la Smalah d’Abd-el-Kader, Napoléon III s’enquiert de son opinion ; celui-ci se déclare « très content » de la visite impériale :
« - Sire, avant l’arrivée de Votre Majesté, la situation des indigènes qui servent dans l’armée était intolérable. Nos compatriotes nous voyaient avec défiance entretenir des relations intimes avec les Français et les Français ne nous acceptaient pas comme camarades. On nous refusait l’avancement au-dessus du grade de lieutenant. Entre la méfiance et le dédain, nos cœurs ne gonflaient de tristesse et d’amertume ». À côté des sourires de façade et les protestations de dévouement des Européens, Napoléon III est l’objet de manifestations de sympathie passionnées de la part des musulmans, qui se déplacent en masse pour acclamer le « sultan de la France ». Des colonnes entières viennent au-devant de la voiture impériale, lui offrent des présents de bienvenue et organisent des festivités grandioses ; en échange, le souverain donne audience à plusieurs chefs de tribus, qu’il décore de la Légion d’honneur, invitant à sa table les caïds et aghas qu’il rencontre, distribuant de l’argent aux quémandeurs et des grâces aux solliciteurs. Dans certaines villes, comme à Alger ou à Biskra, l’Empereur visite l’école arabo-française et manifeste son désir de voir se multiplier ces établissements sur l’ensemble du territoire.
Quittant l’Algérie, Napoléon III s’adresse à l’armée d’Afrique, qu’il conforte dans son rôle de gardien de l’ordre, soulignant son esprit chevaleresque :
« … Jamais dans vos rangs la colère n’a survécu à la lutte ; parmi vous, aucune haine contre l’ennemi vaincu, aucun désir de s’enrichir de ses dépouilles ; vous êtes les premiers à tendre aux Arabes égarés une main amie et à vouloir qu’ils soient traités avec générosité et justice, comme faisant partie de la grande famille française ».

B – Un plan et des actions concrètes

De retour à Paris, Napoléon III adresse, au mois de novembre 1865, au gouverneur Mac-Mahon des consignes très détaillées (88 pages imprimées) où l’Algérie est définie comme « un royaume arabe ; une colonie européenne et un camp français ». L’Empereur y fait l’éloge du peuple arabe, « nation guerrière, intelligente », qui « mérite notre sollicitude » : « l’humanité, l’intérêt de notre domination commandent de nous la rendre favorable. Lorsque notre manière de régir un peuple vaincu sera, pour les quinze millions d’Arabes répandus dans les autres pays de l’Afrique et de l’Asie, un objet d’envie, le jour où notre puissance au pied de l’Atlas leur apparaîtra comme une Providence pour relever une race déchue, ce jour-là, la gloire de la France retentira depuis Tunis jusqu’à l’Euphrate… »

Il demande, et fait voter par le Sénat, le 14 juillet 1865, que les autochtones d’Algérie, musulmans et juifs, soient considérés comme les colons européens, et qu’ils aient accès aux emplois publics et militaires à part égale. Il leur est désormais permis d’obtenir la nationalité française tout en demeurant régis pour leurs statuts civils par la loi musulmane ou hébraïque, ou d’opter à leur demande pour l’adoption des lois civiles françaises. « Je voudrais utiliser la bravoure des Arabes plutôt que de pressurer leur pauvreté… »

Malheureusement, à ce programme ambitieux, structuré et prophétique, Mac-Mahon (le futur président de la République) répond avec circonspection et même condescendance, faisant valoir que le sort des Arabes est plus doux que celui qu’ils eussent imposé aux Français s’ils avaient gagné le combat, qu’ils ont l’habitude d’être dominés (hier par les Turcs, alors par les Français), osant même reprendre Napoléon III sur les termes de ses directives et lui faisant porter la responsabilité des problèmes qu’il dénonce. Autrement dit, pour le Gouverneur général, il est urgent de ne rien faire…

De Paris, l’Empereur réorganise comme il peut le gouvernement d’Algérie. Il réunit le budget de l’Algérie à celui du ministère de la Guerre, ce qui lui permet d’avoir la haute main dessus. Il diminue le territoire civil (1 million d’hectares au lieu de 1,8 million) et admet les indigènes dans les ventes foncières de l’État : ceux-ci vont ainsi acquérir plus de la moitié des lots ! Napoléon III introduit aussi le principe de l’élection dans les conseils généraux, dont il ouvre l’accès aux indigènes au prorata d’un tiers des élus. Il maintient le système des Bureaux arabes, tout en limitant leurs prérogatives à celle du contrôle de l’administration, sans pouvoir administrer eux-mêmes, afin d’éviter les abus commis précédemment.

Les dernières années du règne de Napoléon III sont dominées par les questions européennes et américaines (montée des nationalismes italiens et prussiens, échec de la campagne du Mexique) ainsi que par la maladie de l’Empereur, qui annihilent sa volonté. Napoléon III avait souhaité laisser à des compagnies privées la mise en valeur des terres, sans y mêler les représentants de l’État. Ce libéralisme fut très mal servi par ses bénéficiaires dont la Compagnie genevoise, la Société de l’Habra et de la Macta, ou la Société algérienne, qui spéculèrent honteusement sur les terrains qu’elles ne mirent nullement en valeur, se bornant à louer les terres à des indigènes. Sur ce point, son plan de développement économique est un échec…

Entre 1866 et 1868, l’Algérie est touchée par une sécheresse puis par la famine, et par une double épidémie de typhus et de choléra. On dénombre plusieurs centaines de milliers de morts parmi les Arabes. Mal informé de cette réalité par Mac-Mahon, l’Empereur le rappelle à l’ordre vertement : « je trouve que le gouvernement de l’Algérie ne se donne pas assez de peine pour remédier au mal… »

Apprenant que l’archevêque d’Alger, Mgr Lavigerie, fait baptiser d’office les orphelins musulmans, Napoléon III redéfinit les missions de chacun, Église et État :

« Vous avez, monsieur l’Archevêque, une grande tâche à accomplir, celle de moraliser les 200 000 colons catholiques qui sont en Algérie. Quant aux Arabes, laissez ce soin au Gouverneur général ».

En 1869, une commission d’enquête parlementaire, présidée par le député de l’Ain, le comte Le Hon, conclut à la nécessité de doter l’Algérie d’institutions calquées sur celles de la métropole. Un projet de constitution pour l’Algérie est même ébauché… Alors que le Second Empire se libéralise et que la liberté de parole est rendue à la presse et au parlement, l’Algérie est le théâtre d’une campagne d’opposition virulente au gouvernement impérial. Mac-Mahon laisse faire et au plébiscite (référendum de l’époque) de mai 1870, qui est un triomphe en métropole pour Napoléon III (7,35 M de oui, 1,57 M de non, 2 M d’abstentions), l’Algérie répond majoritairement non (sans compter 35 % d’abstention).
Le 19 juillet 1870, la France se laisse entraîner à la guerre voulue par la Prusse. Contre toute attente, c’est la défaite, qui va être fatale à Napoléon III comme Waterloo l’avait été pour Napoléon Ier. Après que l’Empereur ait capitulé à Sedan et se soit constitué prisonnier, le 3 septembre à Paris, le Second Empire est aboli et la Troisième République est proclamée à l’Hôtel de Ville, sans ratification au suffrage universel, un gouvernement provisoire de la Défense nationale étant proclamé.
La chute de Napoléon III a une conséquence directe sur l’administration de l’Algérie, où elle est saluée par des cris de joie chez les Européens. C’est l’enterrement du « Royaume arabe » et d’une certaine idée de la France en Algérie.

C – L’Algérie après Napoléon III et Abd-el-Kader

Avant même la capitulation de Napoléon III, Abd-el-Kader est circonvenu par le chancelier Bismarck, qui l’incite à profiter de la situation et de reprendre le combat contre la France. L’Émir répond avec indignation :

« Excellence, celui à qui vous avez adressé l’offre de marcher contre la très glorieuse France et de vous prêter le concours de sa loyale épée devrait, par mépris et dédain, s’abstenir de vous répondre. Que nos chevaux arabes perdent tous leur crinière avant qu’Abd-el-Kader ben Mahi ed-Din accepte de manquer à la reconnaissance qu’il a pour le très puissant empereur Napoléon III (Que Dieu le protège) ».

Le gouvernement provisoire de la Troisième République, instauré le 4 septembre 1870, rétablit le régime civil en Algérie et par le décret Crémieux, l’accorde aux Juifs d’Algérie et aux Européens qui s’y sont fixés, mais pas aux musulmans, qui se sentent naturellement blessés par cette ségrégation. Alors que la France s’est assurée du contrôle de la frontière algéro-marocaine depuis l’automne 1870, le 14 mars 1871, une insurrection éclate en Kabylie, dirigée par le propre fils d’Abd-el-Kader, al-Mukrâni, qui appelle à la guerre de libération et rassemble 150 000 hommes. Mais il est désavoué par l’Émir, qui adresse au Gouvernement provisoire de la Troisième République un courrier reçu le 3 février 1871, où, adressant des vœux de succès à l’armée française contre les Prussiens, dans les rangs desquels combattent des Algériens, il déclare « ces tentatives insensées, quels qu’en soient les auteurs », et qu’elles « sont faites contre la justice, contre la volonté de Dieu et la (sienne) », priant « le Tout-Puissant de punir les traîtres et de confondre les ennemis de la France ».

Finalement, le fils d’Abd-el-Kader trouve la mort au combat et le mouvement est écrasé dans l’année.

En 1873, le concepteur du « royaume arabe d’Algérie », l’empereur Napoléon III, exilé en Angleterre, décède des suites de maladie. Cette même année, le colonialiste Warnier, député d’Algérie à l’Assemblée nationale, fait voter une loi interdisant l’indivision tribale, ce qui entraîne la vente à bas prix de milliers d’hectares cultivés par les paysans arabes.

En 1881, la Troisième République triomphante établit en Algérie un Code de l’indigénat qui s’apparente à un apartheid : les musulmans ne relèvent pas du droit commun, doivent circuler avec un laissez-passer, n’ont pas le droit d’organiser des réunions non autorisées et sont, à revenu égal, huit fois plus imposés que les colons ; quant à devenir français, il leur faut renoncer à l’islam. Dans le même temps, les expropriations de fellahs, stoppées pendant le Second Empire, reprennent, encouragées par l’État républicain…

L’objectif de l’autonomie locale du territoire est définitivement enterré, au profit d’un système colonial pur et simple. Concrètement, les confiscations de terre reprennent. En 1882, les Français occupent le Mzab, dans le Sud algérien.
Dix ans après la disparition de Napoléon III, dans la nuit du 25 au 26 mai 1883, l’émir Abd-el-Kader rend l’âme. Après la cérémonie de la toilette funèbre, assurée par un théologien de l’université coranique du Caire, le service religieux se tient à la grande mosquée des Omeyades, après quoi la dépouille est transportée à la mosquée où repose le mystique andalou Ibn’Arabi dont se réclamait Abd-el-Kader, pour être inhumée à ses côtés.

 Conclusion

Durant la Première Guerre mondiale, neuf régiments de tirailleurs algériens participent à la lutte contre l’envahisseur allemand. Et pendant la Seconde Guerre mondiale, ce sont plusieurs centaines de milliers de soldats algériens qui contribuent à la défense du territoire français, en 1940 puis à sa libération entre 1944 et 1945. On sait que la célébration de l’armistice, à Sétif, tourna au drame, l’agression de colons par des indépendantistes étant réprimée très violemment par les autorités françaises. Nul besoin de détailler les événements dits de la « guerre d’Algérie », entre 1954 et 1962, si ce n’est pour s’arrêter sur le commentaire de l’une de ses figures "les plus importantes", DeGaulle.

C’est en effet dans les pires moments de cette guerre civile, qui opposa non seulement des Arabes aux Arabes (MNA contre FLN, FLN contre Harkis) et des Français aux Français (OAS contre porteurs de valises et barbouzes, parachutistes contre militaires du contingent) que le président français eut une pensée… pour Napoléon III, ainsi qu’il le confia à Alain Peyrefitte le 10 décembre 1960 :

« … sous tous les régimes [politiques], l’administration [française] a régulièrement brimé les indigènes au profit des colons. Un seul a compris dans quelle impasse on s’enfonçait : Napoléon III. Il voulait faire un royaume arabe. Il admirait la noblesse des chefs arabes. Abd-el-Kader s’était conduit de façon chevaleresque à Damas, en sauvant de la mort des Français et des Maronites qu’il avait arrachés à la population déchaînée. Louis-Napoléon voulait susciter une aristocratie et plus tard une dynastie qui auraient constitué l’armature de ce royaume. La France en aurait simplement assuré la protection, jusqu’à ce qu’il ait atteint la capacité de s’émanciper. Les Européens auraient été non les dominateurs, mais le levain dans la pâte. On est passé à côté de la seule formule qui aurait été viable […] Nous payons cent trente ans d’aveuglement ».

Et alors que le député Jean de Broglie ironisait sur cet hommage à un empereur par un président, DeGaulle insistait sur le caractère prophétique du projet de Napoléon III :

« Le royaume arabe, c’était plus qu’une politique algérienne, c’était une politique arabe. Vous avez lu la lettre d’instructions d’une centaine de pages que Napoléon III a envoyée à Mac-Mahon en 1865 pour tirer aussitôt les conclusions de son long voyage en Algérie ? Comment voulez-vous faire une politique opposée, d’un pays arabe à l’autre ? Comment voulez-vous empêcher que l’Algérie soit algérienne, si le Maroc est marocain et la Tunisie tunisienne ? La France aurait pu devenir la protectrice des intérêts musulmans depuis la Mauritanie jusqu’à l’Euphrate. Elle aurait aidé tous ces pays à se moderniser sans prétendre à les gouverner. Cette politique-là permettait d’avoir une influence prépondérante en Égypte, au Levant, dans tout le Proche-Orient. Nous avons creusé le canal de Suez en faisant valoir aux Égyptiens qu’il faciliterait le pèlerinage de La Mecque. La politique de l’Algérie française a réussi à la fois à nous enfermer dans un piège en Algérie, à nous chasser de Suez et d’Égypte, à nous mettre à dos tout le monde arabe » (C’était DeGaulle, Fayard, 1994, I-73-74).

Nous savons tous combien l’évocation du passé récent, commun aux Français et aux Algériens, est difficile… Mon propos n’est pas de parler de la guerre d’Algérie mais simplement de souligner l’importance d’un anniversaire comme ce bicentenaire de Napoléon III et d’Abd-el-Kader. En effet, ces deux figures illustres de l’histoire de France et d’Algérie témoignent de la capacité qu’a l’homme à dépasser le rôle que le sort lui assigne…

La France a entamé un travail de mémoire et d’équité, en dédicaçant des espaces publics à l’émir Abd-el-Kader. À Paris, en 2007, à Villeurbanne, en 2008. À quand la réciproque en Algérie, en faveur de « l’empereur des Arabes », de Napoléon III ? Il faut reconnaître qu’en France même, il fallut attendre 1987 pour que la France dédiât une place à l’Empereur, tant était fort le ressentiment national contre celui qui avait « tordu le cou » à la Deuxième République en 1851, et perdu la guerre devant la Prusse en 1870…

Mais si les idéologues et les politiques sont souvent manichéens, les historiens se moquent des ambiguïtés. Au contraire, ils se plaisent à les rappeler… Ainsi, nous avons vu que c’est un ancien chef de guerre arabe qui vola au secours des chrétiens du Liban et appela à l’œcuménisme ; que c’est un Bonaparte qui honora la parole d’un Orléans ; que c’est le Second Empire qui conçut un système libéral et équitable pour les musulmans d’Algérie quand la Troisième République et la Quatrième République maintinrent une domination des Européens. Notre époque est trop marquée par les obscurantismes et les raccourcis de toute sorte pour que nous n’ayons pas intérêt à étudier l’histoire ; celle que j’ai essayé de vous rappeler ici nous parle de tolérance et de respect mutuel chez deux peuples partagés entre l’amour et la haine : la France et l’Algérie. Si le double bicentenaire de Napoléon III et d’Abd-el-Kader est une bonne surprise du calendrier, c’est aussi une aubaine pour les esprits libres et fraternels, de part et d’autre de la Méditerranée…
Source :
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2010
in Napoleonica. La Revue 2009/1 (N° 4), pages 111 à 143
Mary Ann van Gellens : L'Émir Abd-El-Kader - Homme de génie, de science, et de sagesse…



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À voir :


Ibn Arabi s'établit à Damas en 1223 et y reste jusqu'à sa mort en 1240. Il est enterré au pied du Jebel Qasioun [جبل قاسيون]. Une année après la conquête de Damas par les Ottomans en 1516, Selim Ier, sultan de Constantinople, fit édifier un mausolée et une madrasa à l'endroit de sa tombe.

La mosquée Mohi al-Din Ibn Arabi [جامع محي الدين بن عربي] est située à Damas dans le district d'al-Salhiyeh [الصالحية], à l'extrême nord-ouest de la vieille ville sur les pentes du Jebel Qasioun. (À environ vingt-cinq minutes à pied depuis la vieille ville. Voir la carte ci-dessous pour l'emplacement exact.)













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Autres étapes parmi les derniers voyages de "solidarité avec le peuple syrien"
de la Communauté syrienne de France




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