Qui ne risque rien n'est rien… sur le chemin de Damas, alors que les opinions ont cédé face aux faits…
on ne le dit assez : un âge n'en chasse pas un autre, tous les âges qu'on a vécu coexistent à l’intérieur de soi, ils s'empilent, et l'un prend le dessus au hasard des circonstances.

Robert Brasillach : Lettre à un soldat de la classe 60


Un document d'une extraordinaire actualité…



Lettre à un soldat de la classe 60


Préface de Maurice Bardèche

La Lettre à un soldat de la classe 60 est un texte assez court écrit par Robert Brasillach après qu’il se fut constitué prisonnier, au camp de Noisy-le-Sec où il fut transféré d’abord, puis à la prison de Fresnes.
La Lettre à un soldat de la classe 60 est datée dans ses différentes parties. Elle a été commencée au camp de Noisy-le-Sec dans les premiers jours de novembre 1944 et terminée à la prison de Fresnes le 31 décembre. Rappelons d’abord quelques dates qui figurent dans toutes les biographies de Robert Brasillach. Le jeune écrivain était caché dans une retraite qu’il a décrite lui-même dans le Journal d’un homme occupé.
Il y apprit malheureusement l’arrestation de sa mère, prise comme otage. À cette nouvelle, il décida de quitter sa retraite, et, sans consulter personne, se rendit seul à la Préfecture de police dans la journée du 14 septembre 1944. On l’arrêta après quelque hésitation, on l’écroua au Dépôt, d’où il partit vers les premiers jours d’octobre pour le camp de Noisy-le-Sec. Il resta peu de temps dans ce camp. Le Parquet décida de hâter l’instruction de son affaire, le procureur général André Boissarie ayant spécifié que son dossier était « urgent et signalé ». On sait la signification de ces mots en octobre 1944 et leur conséquence vraisemblable [c’est-à-dire un procès expéditif, suivi d’une condamnation très lourde, souvent la peine de mort]. Il apparait donc que, par cette intervention, M. André Boissarie, catholique, membre du MRP [le Mouvement républicain populaire (MRP), fondé en 1944, rassemblait les groupes démocrates-chrétiens issus de la résistance. Ce parti fut le grand vainqueur des élections de 1945 avec le Parti communiste avec lequel il constitua le gouvernement(en compagnie du Parti socialiste)], magistrat improvisé, porte une responsabilité importante dans l’assassinat juridique de Robert Brasillach.
L’inculpation fut notifiée dès le mois de novembre et Robert Brasillach fut aussitôt transféré comme prévenu à la prison de Fresnes.
La Lettre à un soldat de la classe 60 est une sorte de plaidoyer en réponse aux accusations qui remplissaient la presse nouvelle contre les pétainistes et les collaborateurs. À ce titre, c’est certainement une des premières répliques à cette campagne qui resta d’abord sans réponse : car lorsque ce petit livre parut clandestinement, en juillet 1946, la Revue des questions actuelles [le mensuel Questions actuelles, fondé en 1944, deviendra rapidement Les Écrits de Paris, sous-titré, « revue des questions actuelles ». René Malliavin fonda quelques années plus tard Rivarol, « l’hebdomadaire de l’opposition nationale et européenne »] de René Malliavin et le Combattant européen de René Binet [militant venu du communisme et du trotzkysme, René Binet (1913-1957) rallia le national-socialisme et s'engagea dans la division de la Waffen SS française, la Division Charlemagne durant la guerre. Il poursuivit la lutte, après la défaite de 1945, dans différentes structures (Parti républicain d'unité populaire, Forces françaises révolutionnaires, Mouvement socialiste d'unité française, Mouvement social européen, avec Maurice Bardèche, Jeune nation) et différents journaux (Le Combattant européen, reprenant l’organe dirigé durant la guerre par Saint Loup, Le Nouveau Prométhée)] n’existaient que depuis très peu de temps [La Lettre à François Mauriac qui porta la discussion devant une large fraction de l’opinion publique ne fut publiée qu’un an plus tard, en juin ou juillet 1947 (Note de Maurice Bardèche)]. « Me suis-je trompé ? » se demande l’auteur dès les premières pages. Il répond à cette question qui faisait, à cette date, le fond des objurgations adressées aux « collaborateurs », desquels on exigeait premièrement une autocritique publique et solennelle. Et il y répond en indiquant déjà, dans cette esquisse d’un testament politique, les principaux thèmes qui seront développés plus tard par les défenseurs des positions mises en accusation.
La première partie indique les difficultés que rencontra chez les Allemands eux-mêmes la politique de collaboration, elle reconnaît les fautes imputables aux Allemands, rejette sur la guerre elle-même la responsabilité des atrocités commises des deux côtés, et conclut sur les services rendus au pays par l’acceptation de cette politique.
Ce sont les éléments d’une argumentation devenue classique. Les phases de l’évolution de Brasillach indiquées par lui-même sont d’une application moins générale : elles sont précieuses pour fixer exactement les nuances de sa réaction au national-socialisme. Au début, nous dit-il, il est seulement un « curieux » de l’Allemagne d’avant-guerre. C’est l’époque où il décrit le Congrès de Nuremberg dans un article de la Revue universelle : « Cent heures chez Hitler », dont nous aurons à parler dans la Notice qui précède Notre avant-guerre : curiosité sympathique, si l’on veut, mais non ferveur de militant. Curiosité de nationaliste qui pense au parti que son propre pays pourrait tirer d’un réveil analogue. Puis vient l’époque de Montoire. Après le choc de la défaite, Brasillach accepte la politique de collaboration mais il l’accepte toujours dans la même optique nationaliste, il l’accepte comme une politique nécessaire, c’est un collaborationnisme « de raison ». Mais lorsque l’enjeu de la lutte s’agrandit, quand l’Allemagne apparait comme le défenseur de toute l’Europe contre la marche en avant du communisme, alors Brasillach dépasse le nationalisme qui avait dicté ses précédentes réactions, il comprend la gravité, l’importance pour toutes les nations d’Europe du sacrifice de la jeunesse allemande et, au-delà du nationalisme, la réconciliation sincère de la France et de l’Allemagne lui apparait comme la seule politique de l’avenir. Enfin, je crois qu’on ne comprendrait pas complètement l’attitude de Brasillach à l’égard de l’Allemagne si je ne disais pas que les mois qui ont vu l’écroulement de l’Allemagne sont peut-être ceux qui ont le plus compté dans l’évolution de ce sentiment. On ne peut se tromper au ton de certaines phrases de la Lettre. C’est l’admiration pour l’énergie déployée par l’Allemagne devant la défaite, lorsqu’elle est aux prises avec les deux énormes fronts d’invasion qui se resserrent sur elle, c’est sa défaite wagnérienne, ses souffrances et son martyre qui, aux yeux de Brasillach, effacent les fautes et les déceptions de la « Collaboration » ; et c’est à la fois en nationaliste et aussi en admirateur de la ténacité et de l’héroïsme allemands qu’il conclut par un mot, à cette date, prophétique : « Il faut avoir avec soi ce peuple étonnant. Si nous ne le comprenons pas, Angleterre ou Russie le comprendront. »
La mise au point que fait Robert Brasillach sur le fascisme ne mérite pas moins de retenir l’attention. Il comprend ce mot, bien entendu, dans le sens général que lui donne le vocabulaire politique français, sans référence particulière au fascisme italien. Et, à cette occasion, jugeant au passage le fascisme italien, il prend ses distances à son égard par des phrases particulièrement sévères : « Une œuvre de vingt ans extraordinairement caduque… Notre fascisme, ce n’est pas l’Italie ». Sur le national-socialisme, aucun jugement en réalité, omission assurément volontaire. On relève toutefois un vœu remarquable qui contient secrètement une critique : celui d’un fascisme tolérant, ouverture elle aussi intéressante sur l’avenir, puisque ce vœu devait se rencontrer avec l’évolution naturelle du néo-fascisme d’après-guerre. Aucune référence aux « atrocités» allemandes, lacune dont on ne s’étonnera pas puisque ces pages sont datées du milieu de novembre 1944 et qu’elles sont, par conséquent, antérieures à l’époque où les journaux firent connaître la découverte des camps de concentration [Ce n’est pas tout à fait vrai puisque Robert Brasillach semble s’être laissé prendre aux mensonges de la propagande de guerre des Alliés et d’Israël (notamment le passage du 6 novembre)].
Qu’est-ce donc, pour Robert Brasillach, que le fascisme ? Il ne répond pas plus nettement à cette question que d’autres ne devaient le faire plus tard. Il est clair qu’il reste étranger, comme nous avons pu le constater maintes fois, à toute notion d’une « internationale » fasciste, et même qu’il reste très réservé devant l’idée d’une politique commune aux fascistes des différents pays : il ne dépasse pas le sentiment d’une fraternité des fascistes au-delà des frontières, sentiment que son émotion profonde lors de l’assassinat de Codréanu en Roumanie ou de José-Antonio en Espagne ne permet guère de nier. Mais il s’arrête là, une lettre qu’il écrivit à Lucien Rebatet, au moment de la rupture à Je suis partout, en témoigne assez clairement.
Le fascisme n’est donc pas pour Brasillach une doctrine (rien ne l’ennuyait autant que les doctrinaires ou les prétendus penseurs politiques, je ne crois pas devoir le cacher), encore moins un principe capable de se substituer au nationalisme ou même simplement de proposer un ordre nouveau applicable à toutes les nations.
Ce qu’il retient du fascisme, c’est surtout une certaine coloration de l’énergie nationale, une certaine manière moderne de la ressusciter, c’est l’image qu’il s’en était fait avant la guerre et qui trouve son expression la plus complète dans Les Sept Couleurs. Et c’est à ce roman qu’il renvoie manifestement quand il reprend les termes mêmes dont il se servait à cette date : « Le fascisme, il y a bien longtemps que nous avons pensé que c’était une poésie, et la poésie même du XXe siècle (avec le communisme sans doute). Je me dis que cela ne peut pas mourir. Les petits enfants qui seront garçons de vingt ans, plus tard, apprendront avec un sombre émerveillement l’existence de cette exaltation de millions d’hommes, les camps de jeunesse, la gloire du passé, les défilés, les cathédrales de lumière, les héros frappés au combat, l’amitié entre jeunesses de toutes les nations réveillées, José-Antonio, le fascisme immense et rouge ». Et il termine en reprenant le mot de Notre avant-guerre : « Le fascisme, notre mal du siècle ».
Cette conception poétique et émotive du fascisme, Paul Sérant n’a pas tort la définir comme un « romantisme fasciste ». Elle a été, j’en suis convaincu, un enthousiasme de fraternité ressentie par beaucoup à cette époque : un sang nouveau qui réveillait de très anciennes croisades. Et j’avoue que je ne suis pas spécialement indigné qu’on refuse parfois à Brasillach le titre de « penseur politique » : il ne l’eût assurément pas brigué. C’est la sensibilité et un certain instinct de la grandeur et de la force qui l’ont attiré vers le fascisme. C’est la raison et le désir de servir qui lui ont fait accepter la politique de collaboration. Ce sont deux démarches très différentes. Et, si l’on tient absolument à ramener à une inspiration unique ces deux mouvements qui relèvent l’un de la sensibilité et l’autre de l’intelligence, je ne trouve pour les expliquer tous les deux que le désir de voir son pays puissant dans la paix et épargné dans la défaite. C’est ce qu’on comprendra peut-être un jour, quand les esprits seront apaisés.

Maurice Bardèche


Lettre à un soldat de la classe 60

Mon cher garçon,

Est-ce une lettre que j’ai commencée ici, ou des notes sans grande suite ? Il me semble que c’est une lettre, puisque à chaque ligne que j’écrivais je voyais le visage d’un petit garçon de quatre ans, qui est né lorsque les troupes allemandes débarquèrent en Norvège, prélude de la grande offensive de 1940. Jusqu’à présent il n’a rien connu de la paix. Il a passé ses jours sous l’occupation allemande tout d’abord, puis sous l’occupation américaine. Il est descendu à la cave pendant les alertes, il a su ce qu’étaient les bombardements, les paysages de gares bouleversées, le bruit des mitrailleuses d’avion. Il croyait encore il y a quelques mois que le drapeau français c’était le drapeau blanc, parce qu’il l’avait vu flotter sur les camions de ravitaillement qui espéraient ainsi éviter les bombes américaines. Il connaissait les chansons des soldats allemands. Il ignore ce qu’est une banane, une orange, un éclair au chocolat. Il a subi l’exode de 1940, et il a quitté son logis en 1944. Il sait que sa maison a été prise. Quand on l’invite à aller jouer, bien qu’il soit très gai, il trouve un prétexte ingénieux et grave s’il n’en a pas envie : « Je n’ai pas le temps, mon papa est en prison ». Car il a vu en prison son père, ses oncles, sa grand-mère, son parrain. Tel est le petit garçon auquel je pense.
Il aura vingt ans en 1960. En argot de l’armée, cela s’appelle la classe 60. Je ne puis espérer qu’il ne connaîtra pas le service militaire et toutes ses sottises. Et le monde est si fou qu’il connaîtra sans doute de surcroît d’autres bouleversements, peut-être plus vastes que les nôtres. À ce moment, ce que j’écrivais à Fresnes seize ans auparavant aura-t-il quelque intérêt ? Le fascisme, la France et l’Allemagne seront-ils encore des éléments de l’univers même hypothétique ? Je n’en sais rien. L’expérience d’ailleurs ne sert pas à grand-chose quand on la fait soi-même, et à rien quand les autres la font. N’importe. C’est en pensant à ce petit garçon qui sera un jour un soldat de la classe 60 que j’écris ces pages à propos de la guerre, et au milieu d’une prison.

5 novembre 1944. – Je n’ai, je crois bien, jamais tenu de journal de ma vie, excepté, par intermittence, aux environs de la quinzième ou dix-septième année. Lorsque j’étais en captivité en Allemagne je voyais des camarades, que rien visiblement ne prédisposait à ce genre d’exercice, noter pieusement, chaque jour, ce que la monotone vie du camp leur apportait, et jusqu’aux arrivages de la cantine. Je n’ai eu, à ce moment-là, ni l’intention ni le goût de les imiter. Et pas davantage à Noisy-le-Sec, le camp d’internement où j’ai passé un mois, du 15 septembre au 15 octobre, cette année, et où j’ai retrouvé quelques images assez proches de celles que m’avait fournies ma captivité militaire. Mais ici, dans cette cellule où nous vivons à trois, en attendant le jugement, les notes à bâtons rompus, ou les poèmes, sont sans doute le seul moyen de distraire du vide des journées, et de voir un peu clair.
Je commence donc ces lignes, par un après-midi de novembre, bien clair et bien doux dans la cellule 344 de la Première division, à la prison de Fresnes. Comme je n’ai pas de porte-plume, j’ai enfoncé une plume dans le tuyau de ma pipe. La fenêtre est grande ouverte, et, à travers les barreaux, j’aperçois la campagne rousse de l’automne, la ligne des collines, le lycée Lakanal au loin, et le parc de Sceaux. En me penchant, je sais que je puis distinguer la tour Eiffel à travers la brume, et les bruits qui me parviennent sont ceux d’un match de football au stade de La Croix-de-Berny. Il y a trois semaines que la voiture cellulaire m’a amené ici.
J’aurais pu – et j’y ai quelquefois songé – mettre en ordre des pensées de caractère général, sous la forme de réflexions politiques ou morales sur les années que nous venons de vivre. Mais tant d’ordre et tant d’abstractions ne conviennent pas tout à fait à mes habitudes. Les idées ne naissent pour moi que dans le contact avec les réalités encore terrestres, toutes proches de ce que j’ai senti et vécu. Les personnes qui rentrent le soir coucher dans leur lit, et non sur cette paillasse posée à même le plancher, sous la fenêtre, ont l’habitude de dire que des asiles comme celui où je vis en ce moment sont des lieux de retraite, où il est bon de méditer. Je n’ai pas à méditer, me semble-t-il, je n’ai rien à apprendre de ces retraites : mais elles sont un fait, que je n’ai pas la possibilité de rejeter. Autant, dès lors, en profiter. Je préfère seulement le faire en désordre, sous cette forme de notes, ou de lettre écrite en plusieurs jours, et non sous la forme de quelque traité, dont je ne me sentirais franchement pas capable. Peut-être un jour pourra-t-on publier les poèmes que j’ai écrits en prison. Mais ces pages, il faudrait pour les publier une liberté d’expression que je ne vois point naître de sitôt. Elles devront attendre leur destinataire véritable, le soldat de la classe 60.
Pour ma part, je pense donc comparaître dans peu de jours devant des juges dont il me faut avouer que la qualité morale ne me frappe pas. Les jurés sont choisis parmi des partisans, ce qui n’a jamais été une forme de légalité bien régulière, de pauvres bougres convaincus que j’ai fait torturer les leurs, massacrer leurs frères, brûler leurs maisons. Je les méprise beaucoup moins que l’avocat général, le président, magistrats qui ont prêté serment, comme fonctionnaires, au gouvernement du maréchal Pétain, qui étaient prêts à requérir contre les communistes s’ils en avaient reçu l’ordre. C’est le cas, je crois, de certains juges d’aujourd’hui. Pauvres sires tremblants pour leur avancement, et prêts à sacrifier avec allégresse la vie d’un jeune homme de vingt-deux ans – cela vient de se voir – au risque de ne pas gagner, par une promotion au choix, mille francs de plus par mensualité. Mais toutes ces lâchetés et toutes ces incompréhensions réunies, cela fait la Société, la Société avec un grand S, celle qu’injurient les anarchistes au seuil de l’échafaud.
C’est la première fois, en somme, que je rencontre la Société, avec tout son attirail de Moyen Âge, ses huissiers, ses chaînes, ses gardes, ses hermines, ses toques et ses robes. Le moment vaut la peine qu’on s’y arrête. Et puis, la Justice, c’est un beau mot, la Justice, c’est six mille ans d’erreurs judiciaires. C’est la Justice après tout qui a condamné Socrate et le Christ, et André Chénier, et on se surprend à des assimilations bien peu modestes quand on y songe : mais il faut avouer qu’il n’y a aucune institution humaine à avoir accumulé d’aussi imposantes erreurs, car la Guerre, elle, au moins, est inconsciente dans ses meurtres. Cela ne rend pas peu fier de s’approcher de cette Justice qui soudain va nous consacrer du seul sacrement qu’elle puisse accorder, celui de l’Imbécillité. Mais elle est là, quoi qu’on en pense, avec sa certitude au front et sa frousse au cœur, et c’est bientôt que je vais sauter le pas.
On va donc requérir sans doute contre moi la peine de mort pour intelligences avec l’ennemi et pour trahison. Je devrais avoir quelques remords, ou à tout le moins de l’inquiétude, me demander si je ne me suis pas trompé, je parle de la seule erreur qui compte, l’erreur de direction, car on a toujours droit aux erreurs de détail sur les hommes ou sur les faits. Je suis bien obligé de m’avouer à moi-même, comme à tous autres, que je n’éprouve pas de remords, même pas d’inquiétude. Je me sens le cœur pur, même si j’ai erré en quelques matières. Même en me forçant, je n’arrive point à me donner l’apparence de la moindre attrition. Je n’ai pas souvenance, en cette heure qu’il me faut bien, sans littérature qualifier de totale sincérité, d’avoir jamais trahi mon pays, ni tenté en quelque manière de le faire. Mais je n’écris pas ces pages pour me défendre, je les écris pour dire ce que je pense en ce moment, ce qui n’est pas la même chose. Moi qui me suis toujours penché sur mon passé avec une infinie condescendance, j’essaie ici de regarder le présent, et peut-être même l’avenir, sinon pour moi, du moins pour ceux qui me liront, pour toi qui pourras me lire, si ces pages te parviennent, dans seize ans.

6 novembre. – Il ne me semble pas qu’il s’agisse de moi dans cette aventure. Tu peux trouver dans ce sentiment de la naïveté et un optimisme plein d’illusions. J’imagine que le voleur ou l’assassin ne se reconnaissent pas, non plus, dans l’abstraction du Vol, l’abstraction de l’Assassinat, que leur présente le code. Moi qui ne me reconnais pas dans l’abstraction du Traître que l’on me tend, je ne puis qu’être indifférent à toute cette comédie. C’est par raisonnement qu’il me faut me convaincre que je joue ma tête, selon l’expression consacrée. Et j’aime la vie autant que quiconque, j’aime le souvenir de ma jeunesse qui n’est pas si lointaine, mes amis, les miens, les plaisirs innombrables de la vie. Tout cela, si je devais le quitter, j’en aurais un regret immense. Je ne vois pas dans ce regret, toutefois, une raison pour m’attrister d’avance, pour me faire quelque souci. Je suis assez fataliste pour accepter ce qui vient.
Le sentiment de la mort devrait m’être plus présent dans les moments que je vis qu’il ne l’a jamais été. Je sais bien que ne suis encore pas dans l’attente du jugement. Mais cette mort si menaçante, dont vraisemblablement je devrais m’inquiéter – ou ces formes de mort plus lente que sont d’autres condamnations, – je puis dire sans forfanterie aucune que je ne m’en trouble pas, et que je n’en perds pas le sommeil. Je suis inquiet des inquiétudes qu’elle donne à des êtres qui me sont plus chers que tout, et si j’ai de l’amertume et du chagrin, du chagrin au bord des larmes, c’est en pensant surtout aux petits qui sont dans ma maison, à ces petits enfants de ma sœur qui me rappellent ce que nous fûmes, ma sœur et moi, dans notre enfance, parce que je me dis qu’ils m’oublieront, et que mon visage déjà doit s’estomper pour eux. Mais ensuite, je me dis qu’il n’y faut plus penser, et quant aux êtres chers qui ne sont pas des enfants, je sais bien que rien, même pas la mort, ne pourra me séparer d’eux dans mon cœur. Alors, je vis avec tranquillité de cette vie provisoire qui est la mienne, et je m’étonne même de contempler parfois des visages défaits par la peur.
Me voici donc en tout cas inculpé de trahison pour avoir voulu, en temps de guerre, une entente avec l’Allemagne qui occupait mon pays. Je sais toute l’absurdité de ce procès, son injustice. Je n’ai pas envie de répéter ici pour moi les pauvres arguments légaux, si justes pourtant, que nous dirons tous au tribunal. Que l’armistice du 25 juin 1940 ait été salué par la quasi-unanimité des Français avec un soulagement indicible – et parfois par les manifestations d’une joie inconvenante, – que le gouvernement du maréchal Pétain ait été accepté par tous, reconnu par toutes les puissances étrangères, y compris le Vatican, les Soviets et les États-Unis, proclamé par l’Assemblée constituante, que ce gouvernement ait annoncé lui-même qu’il se décidait à entrer « dans la voie de la collaboration » – ce sont aujourd’hui des choses qui ne comptent point. Je me suis cependant toujours senti assez légaliste, j’ai tenu la guerre pour réelle quand elle avait lieu, avec toutes ses obligations, je l’ai jugée terminée quand on l’a proclamée terminée. Et je me suis mis à regarder l’Allemagne. C’était un spectacle passionnant.
Je sais bien les erreurs qu’on peut lui reprocher, les fautes qu’elle a commises. Les unes sont d’ordre politique, et seule l’histoire pourra les énumérer avec vérité. Nos adversaires ne croiraient même pas à certaines d’entre elles, se refuseraient par exemple à penser que la Légion française contre le bolchevisme ait été combattue par certains Allemands, comme donnant trop de place à la France dans l’hypothèse d’une victoire germanique. Ce n’est en tout cas un secret pour personne qu’il y a toujours eu lutte en Allemagne, et c’est assez normal, entre ceux qui voulaient une réconciliation européenne et un ordre nouveau, et ceux qui désiraient assurer la puissance de leur pays par une guerre impérialiste de style classique, divisaient pour régner, se refusaient à donner des assurances sur l’avenir des peuples occupés, et faisaient ainsi naître cette grandissante hostilité à l’égard de l’occupant qui était devenue universelle en Europe. Les autres fautes sont de caractère plus frappant pour le public, et on ne saurait s’en expliquer ouvertement avec quelque chance d’être écouté. La dernière année de l’Occupation dans un pays soulevé par la propagande alliée, la longueur de la guerre et cette malheureuse réquisition des hommes qui a été, à mon avis, la faute majeure de l’Allemagne, cette année a été l’année des représailles les plus dures, dont les villages brûlés de Dordogne et de Corrèze, et les tragédies d’Ascq et d’Oradour sont les plus célèbres exemples. J’ai toujours eu horreur de la politique d’otages, horreur de toute responsabilité collective, notion que je trouve barbare et même juive. Mais je suis bien obligé de convenir que si inexcusables que soient les actes accomplis par certains chefs militaires (celui d’Ascq, qui massacra tous les hommes du village, fut, dit-on, fusillé), ils se sont produits dans des pays soulevés, où l’on assassinait chaque jour et les soldats allemands et des Français parfois sans nuance politique définie. Des innocents ont cruellement payé, d’une manière abominable, pour des crimes dont on ne parle pas aujourd’hui, mais qui furent très réels. Et il faut convenir encore que les tragédies de la dernière année ne sont l’apanage d’aucun peuple : les Anglais dans la guerre des Boers, il y a quarante ans, ont inventé les camps de concentration pour les femmes et les enfants et brûlé les villages, et les Français, en 1925, ont procédé à la répression des troubles d’Indochine après la révolte d’Yen-Bay avec un luxe de brutalités et même de tortures sur lequel les écrivains communistes nous ont laissé des rapports dont il est impossible de douter. Je lisais justement au mois de septembre, en même temps que d’horrifiques détails, dans la nouvelle presse, sur « les crimes allemands », un livre d’Andrée Viollis, préfacé par Malraux, qui racontait les procédés de la police de Saïgon. Les deux récits avaient l’air calqués l’un sur l’autre, et ne m’ont pas inspiré grand amour pour les polices, quelles qu’elles soient. Quand les Américains sont entrés en Alsace, eux aussi ont pris des otages quand ils ont eu à subir des attentats. La guerre est un mal abominable, parce qu’elle donne, ici et là, des pouvoirs absolus à des individus soudain déchaînés. La cohabitation des Français et des Allemands s’est terminée ainsi par une suite de tragédies, assassinats de partisans, représailles atroces, qui donnent à cette guerre son aspect de guerre du XVIe siècle. Cela n’a pas aidé les peuples à se comprendre. Et il faut y joindre, à coup sûr, l’ampleur des mesures antijuives. Je suis antisémite, je sais par l’histoire l’horreur de la dictature juive, mais qu’on ait si souvent séparé les familles, jeté dehors les enfants, organisé des déportations qui n’auraient pu être légitimes que si elles n’avaient pas eu pour but, à nous caché, la mort pure et simple, me paraît et m’a toujours paru, inadmissible. Ce n’est pas ainsi qu’on réglera le problème juif. J’ajoute que si ces méthodes ont ajouté au discrédit passionnel de l’Allemagne en France, l’antisémitisme restera néanmoins désormais ancré dans le peuple français, et que le retour des Juifs ne sera sûrement pas vu d’un bon œil. Ce n’est là, dans le désaccord franco-allemand, qu’une affaire qui ne nous regarde pas directement. Et les vérités de l’antisémitisme ne s’effaceront point.
Voilà, bien honnêtement exposés, bien que grosso modo, quelques-uns des griefs qu’un nationaliste peut avoir contre l’Allemagne. Au moment de l’Occupation, nous ne les avons pas d’ailleurs tous connus, et ensuite on a brodé sur cette occupation des détails imaginaires, avec un mépris total de la vérité. Les petits enfants des écoles apprendront plus tard, je m’y résigne, que pendant quatre ans sans discontinuer les Allemands fusillaient les Français au coin des rues, alors que beaucoup de Français ne se sont même pas aperçus, pour ainsi dire, de l’Occupation, et qu’un certain nombre de ceux qui lui étaient le plus hostiles en paroles se sont largement enrichis à son contact. On écrira peut-être cependant un jour la vérité sur ces années si curieuses, et j’espère que la passion ne les déformera pas trop. L’occupation est toujours pénible à un orgueil national, et elle entraîne toujours des fautes : mais il faudra bien rendre cette justice à l’Allemagne que pendant trois ans au moins, c’est-à-dire avant le développement de la guerre civile, et dans la plupart des lieux, cette occupation fut au minimum correcte dans ses formes, dans ses rapports avec la population, même si certaines mesures d’ordre général n’étaient pas adroites. En tout cas, ce qui me préoccupe aujourd’hui, ce n’est pas l’exposé historique de ce qu’a été réellement l’occupation, c’est ce que l’avenir pensera des problèmes de coexistence qu’elle a posés. Or, quelles qu’aient été les fautes de l’Allemagne (et je n’ai pas parlé ici des fautes de la France), elle demeure un grand pays au centre de l’Europe, dont les qualités éminentes nous ont été définitivement révélées, au milieu de ses défauts. Je n’ai pas été toute ma vie un ami de l’Allemagne. Maurrassien, donc traditionnellement élevé dans la défiance à l’égard de ce peuple, ignorant de sa langue et presque de sa littérature, connaissant mal son histoire et ses arts, pour ainsi dire pas son sol, et de surcroît non-musicien, elle n’avait rien en principe pour m’attirer. Mes goûts me portent beaucoup plus vers les pays du soleil, vers l’Espagne ou vers l’Italie, et j’ai pour la littérature anglaise l’admiration la plus totale et la plus émue. J’ai été d’abord un simple curieux de l’Allemagne d’avant-guerre, de sa renaissance, de ses mythes, de la poésie national-socialiste avec ses fêtes géantes et son romantisme wagnérien. J’ai été ensuite un collaborationniste de raison, me disant que cette querelle devait enfin cesser, qui depuis tant de siècles envoyait à la mort tant de jeunes gens. Et petit à petit, je suis sans doute allé plus loin. Je sais bien qu’il est maladroit de le dire, puisque cette évolution se produisait au moment précis où l’occupation devenait plus dure, mais je n’écris pas ces pages pour être adroit. À mesure que le mythe de la Collaboration devenait plus indistinct, que la réconciliation devenait plus difficile, que les fautes s’accumulaient de part et d’autre, je contemplais avec une nostalgie de plus en plus grande ce qui m’avait paru nécessaire, et je me disais qu’il faudrait bien un jour, vaille que vaille, reprendre la tâche. Des journalistes m’ont reproché avec horreur d’avoir écrit un jour dans un article que, pendant ces quatre ans, les plus lucides d’entre nous ont tous plus ou moins couché avec l’Allemagne, et que le souvenir leur en restera doux. J’aurais pu leur répondre, si j’en avais eu la liberté, que c’est là précisément une phrase de rupture amoureuse, et ce que l’on écrit quand tout est fini, et qu’il reste le regret et la courtoisie. Mais cette rupture entre la France et l’Allemagne, qui était un fait indéniable au printemps de 1944, je ne voulais pourtant pas la considérer comme définitive. D’autres reprendront, peut-être sous d’autres formes, cette réconciliation qui a été le songe de tant d’esprits dissemblables, et je me dis que même le général de Gaulle écrivait en 1934, donc après Hitler, qu’on se prenait « à rêver aux grandes choses que les deux peuples pourraient faire ensemble ». Dans ces années où elle a été dure pour les autres, l’Allemagne a montré qu’elle acceptait pour elle, avec la même dureté, les coups qu’on lui portait. Elle aura prouvé, et surabondamment, sa vitalité, son génie d’adaptation, son courage, son héroïsme. À travers ses villes brûlées par le phosphore, tout un peuple s’est raidi et dans les pays conquis dont le délogeait la puissance américaine ou russe le combattant allemand a lutté, assiégé, avec cette énergie du réprouvé que quelques-uns ont reconnue quand ils avaient l’âme loyale, et que Thierry Maulnier a saluée dans un article qui lui fait honneur, quelques jours après la chute de Paris. Toutes ces vertus, il est impossible qu’elles soient perdues à jamais. Elles font partie du trésor commun de notre civilisation. Comme l’écrivait Alfred Fabre-Luce dans le livre étonnant qui lui a valu la prison allemande avant de lui valoir la prison de la Résistance : « Ils seront vaincus par le nombre et par l’argent, mais nous ne devrons pas oublier ces années de tête-à-tête ».
J’écris ces lignes parce que j’en suis convaincu encore aujourd’hui. Parce que je pense que la tâche manquée par la génération de 1918, puis par celle de 1940, il faudra bien la reprendre un jour, et que cette tâche demeure celle de la réconciliation franco-allemande, c’est-à-dire la tâche de la paix. Parce que je pense toujours avec amitié à ceux des Allemands que j’ai connus, et qui en sont convaincus, et singulièrement à mon ami Karl Heinz Bremer [Karl Heinz Bremer (1911-1942) était un jeune et brillant historien allemand. À l’issue de ses études, il enseigna notamment à La Sorbonne et à l’École Normale Supérieure. À son retour en Allemagne, il s’engagea au sein du parti national-socialiste. Il revint en France lors de l’Occupation, codirigea l’Institut allemand de Paris et travailla pour l’ambassade d’Allemagne à Paris. Une grande amitié naquit entre lui et Robert Brasillach. En combattant national-socialiste, Karl Heinz Bremer rejoignit le front de l’Est ; il tomba au combat le 2 mai 1942. Henry de Montherlant, dont il traduisait les œuvres, lui rendit hommage dans le journal de l’Institut allemand (Deutschland- Frankreich. Vierteljahrsschrift des Deutschen Instituts Paris), « Souvenirs sur Karl Heinz Bremer ».], tombé en mai 1942 sur le front de l’Est. Parce que je crois que cela peut se faire sans reniement de nous-mêmes, ni de nos morts, ni du mal injuste que nous nous sommes fait mutuellement. Et il faudra bien en arriver là. Est-ce vrai, cher garçon de la classe 1960 ?

10 novembre. – Puisqu’il se trouve que ces notes constituent d’abord, peut-être un peu par hasard, un examen politique, je les continue en recherchant ce qu’il peut rester dans l’avenir de ce que nous avons nommé le fascisme. Je laisse ce mot en moi-même à l’ensemble d’idées et plus encore de mythes que nous avons nommés ainsi, et qui n’a pas toujours beaucoup de rapport avec le fascisme italien. Le fascisme italien, c’est une œuvre de vingt ans, extraordinairement caduque. Un homme de génie, malgré ses erreurs, Mussolini, a essayé de pétrir le peuple italien selon une image romaine ; il a assaini des marais, tracé des routes, redonné une dignité apparente à des gens qui en manquaient parfois, brisé le désordre révolutionnaire naissant. Mais il a eu le tort de vouloir faire la guerre à un peuple qui ne voulait pas de cette guerre (et qui sentait, en outre, combien la guerre contre la France était injuste), et il a eu le tort, je crois, de développer à l’excès l’appareil policier et bureaucratique. Tout s’est écroulé en quelques semaines. Il en restera un souvenir prestigieux, mais je ne crois même pas que pour l’Italien futur le souvenir de Mussolini sera exaltant, dynamique, engendrant de nouvelles énergies. Ou pas plus que celui d’un Médicis, par exemple. Il n’aura pas, me semble-t-il, les possibilités de renaissance d’un Napoléon ou d’un Hitler. Cela, parce qu’il aura voulu aller trop loin pour son peuple, ce peuple italien charmant et délicat dans ses classes artisanales et paysannes, le plus souvent insupportable dans sa bourgeoisie. Notre fascisme, ce n’est pas l’Italie.
Le fascisme, il y a bien longtemps que nous avons pensé que c’était une poésie, et la poésie même du XXe siècle (avec le communisme, sans doute). Je me dis que cela ne peut pas mourir. Les petits enfants qui seront des garçons de vingt ans, plus tard, apprendront avec un sombre émerveillement l’existence de cette exaltation de millions d’hommes, les camps de jeunesse, la gloire du passé, les défilés, les cathédrales de lumière, les héros frappés au combat, l’amitié entre jeunesses de toutes les nations réveillées, José Antonio, le fascisme immense et rouge. Et je sais bien que le communisme a lui aussi sa grandeur, pareillement exaltante. Peut- être même dans mille ans confondra-t-on les deux Révolutions du XXe siècle; je ne sais pas. Dans la Révolution fasciste, on m’accordera que la nation a eu sa place plus violente, plus marquée, et c’est aussi une poésie que la nation. Tout cela peut être vaincu par le libéralisme apparent, le capitalisme anglo-saxon, cela ne mourra pas plus que la Révolution de 89 n’est morte au XIXe siècle malgré le retour des rois. Et moi qui ces derniers mois me suis si fortement méfié de tant d’erreurs du fascisme italien, du nationalisme allemand, du phalangisme espagnol, je ne puis dire que je pourrai jamais oublier le rayonnement merveilleux du fascisme universel de ma jeunesse, le fascisme, notre mal du siècle.
Dans une conférence que j’ai faite en janvier dernier à des étudiants protestants qui m’avaient demandé de leur parler (je me souviens que c’était le dernier jour du mois, le jour de la mort de Giraudoux, dont je leur ai lu des pages) j’ai essayé de leur expliquer que le régime idéal serait celui qui concilierait les idées de grandeur, de socialisme national, d’exaltation de la jeunesse, d’autorité de l’État qui me paraissent incluses dans le fascisme, avec ce respect de la liberté individuelle qui est l’apanage incontesté de la Constitution anglaise (liberté qui est souvent bafouée aux États-Unis par exemple). Car il est évident que, sans croire aux romans-feuilletons que l’on nous racontait sur l’opinion en Allemagne et en Italie, la liberté individuelle y était à chaque instant restreinte. Et la guerre nous aura appris avec quelle ampleur ces restrictions peuvent être conduites. Arrestations arbitraires, prolongées des mois parfois sans l’ombre d’une raison, non-jugement, internements, etc., se sont succédé au point que nous pensions avec mélancolie à cet adage de la Grande Charte, si je me souviens bien, qui veut que nul ne soit arrêté plus de vingt-quatre heures sans être soumis à son juge. Ce n’était pas l’apanage de l’Allemagne. La République française avait parfois pratiqué ce mépris de la liberté, surtout en temps de guerre, et le régime de la « Libération » en 1944 aura commencé par remplir les prisons et les camps de 300 000 Français. Il n’en reste pas moins que le fascisme aura eu à son passif une dictature policière souvent lourde. Cinq ans après la guerre d’Espagne, les camps d’internement sont encore pleins chez Franco, et cela a eu beau être excusé ou expliqué par les menaces constantes de renouveau de la guerre, un tel état de choses n’en est pas moins incompatible avec un apaisement.
Je veux donc être franc avec le fascisme, dire ce que nous ne savions peut-être pas avant la guerre, parler de cette nostalgie de la liberté que le tête-à-tête avec lui nous a donnée. Mais il n’en reste pas moins que sa poésie extraordinaire est proche de nous, et qu’il demeure la vérité la plus exaltante du XXe siècle, celle qui lui aura donné sa couleur. Ce que nous lui reprochons par souci de la vérité vient tantôt d’insuffisances nationales, tantôt d’erreurs passagères, tantôt de conditions de vie difficiles, tantôt de la guerre elle-même (et dans ce cas les démocraties ont commis les mêmes erreurs, si erreurs il y a). Mais sa chaleur, sa grandeur, son feu merveilleux, c’est ce qui lui appartient. Un camp de jeunesse dans la nuit, l’impression de faire corps avec sa nation tout entière, l’inscription à la suite des héros et des saints du passé, une fête totalitaire, ce sont là des éléments de la poésie fasciste, c’est ce qui aura fait la folie et la sagesse de notre âge, c’est, j’en suis sûr, ce que la jeunesse, dans vingt ans, oublieuse des tares et des erreurs, regardera avec une sombre envie et une nostalgie inguérissable.

12 novembre. – J’imagine parfois que dans la vie d’un peuple tout est utile, et surtout tous les hommes peuvent être utiles. C’est un optimisme un peu excessif, et tout au fond apparenté à celui du Leibniz de ma classe de philosophie et à sa parabole du meilleur des mondes possibles. L’histoire dit que Clemenceau a pu être accusé d’être un agent de l’Angleterre, et un destructeur de toutes les forces nationales, avant d’incarner pendant quelques mois la résistance même de la patrie menacée (et il est vrai qu’il présida ensuite à une paix de la plus rare stupidité). J’imagine que dans la mesure très relative où l’histoire est impartiale, elle reconnaîtra plus tard, sans aucun doute, le rôle éminent qu’ont joué les hommes de la « Collaboration ». Je ne parle même pas de ceux qui ont joué double jeu, je parle essentiellement de ceux qui ont joué franc jeu. Sans leur existence, sans le mince rideau de collaborationnistes dressé entre l’occupant et un pays vite sourdement révolté, il n’y aurait pas eu de vie possible non seulement pour l’ensemble de la France, mais même pour cette France antigermanique qui prit le pouvoir dans l’été de 1944. Un pays, ce n’est pas pour moi une idée, c’est une réalité de chair, ce sont ses hommes, ses femmes, ses enfants, et ses terres. Sans l’armistice, on sait bien qu’il y aurait eu cinq millions de prisonniers au lieu de deux millions dont la moitié était rentrée au bout de deux ans. Sans la collaboration affichée, il y aurait sans doute eu beaucoup plus vite les révoltes, le terrorisme, les francs-tireurs, donc des répressions de plus en plus dures, et un pillage méthodique des richesses. Nos adversaires pourront ricaner, produire des listes de morts, parler de la mainmise économique. Admettons même tous leurs dires : qui ne voit que le mal eût été décuplé sans le collaborationnisme ? Et je ne veux pas dire par là qu’il a été seulement la politique du « moindre mal ». Il a protégé la vitalité de la France, et à l’abri de son ombre la Résistance elle-même a pu vivre, prospérer, sans, bien entendu, que nous l’ayons voulu. Nous ne l’avons voulu que dans la mesure où nous avons désiré protéger le sang et le sol français, même ennemis de nos personnes et de nos idées.
Il me paraît difficile de faire accepter ces idées bien banales par un public passionné, et je ne l’essaierai certes pas. Mais cela me paraît la vérité.

14 novembre. – Hier, 13 novembre, était un jour que je ne vois jamais approcher sans appréhension. C’est le jour anniversaire de la naissance de ma mère, mais c’est aussi le jour de la mort de mon père, le 13 novembre 1914, il y a tout juste trente ans, dans la plaine d’El Herri, près de Khénifra. Il y avait de quoi songer, hier, dans cette prison de Fresnes et sous une pareille accusation. Chaque année, le retour du 13 novembre, et d’ailleurs de ce triste mois tout entier, me paraît rempli de menaces, je ne suis libre que lorsqu’il est passé. Je n’aurais pas aimé, par superstition, comparaître au tribunal ce jour-là. Cependant, j’ai passé la journée, dont j’ignore encore quels dangers elle recelait, dans une étrange paix. J’ai pensé à mes morts, j’ai écrit à maman qu’il me semblait qu’ils me protégeaient, mon père, qui était brave, ma grand-mère, que j’ai peu connue mais dont je me rappelle toujours avec fidélité l’affection et le sourire. Ils sont auprès de moi, et je crois aux morts, et aux invisibles. La journée, qui était froide et grise au-dehors comme à l’intérieur de la cellule, m’a paru moins pénible que je ne le pensais, et même feutrée d’une bizarre douceur.
Je pense quelquefois à cet an 1944, trentième anniversaire de la première des grandes guerres du siècle. Si dans ce mois de novembre 1914, il y a trente ans, on avait dit à maman que je serais un jour accusé d’être un agent de l’Allemagne, et qu’elle-même, trente ans plus tard, passerait trois semaines en prison, avec les voleurs et les putains, pour ce même motif… Pourrai-je jamais pardonner à la folie de mon temps cette ignoble chose ? Je la savais doucement philosophe, par bonheur, encline à l’ironie, et capable, si cela ne durait pas trop, de nous amuser plus tard par le récit de ses malheurs, car je ne remercierai jamais assez le ciel de nous avoir donné une mère gaie. Mais qu’importe ! Et le rapprochement avec les jours d’il y a trente ans, et mon père tué dans cette plaine rocailleuse et lugubre que j’ai vue vingt-trois ans plus tard, était assez obsédant pour moi.
Par contre, je pense aussi que lorsque j’avais dix-sept ans, dans la classe de Louis-le-Grand, où nous préparions l’École [l’École normale supérieure, à laquelle Brasillach sera admis], si l’on nous avait dit, à Maurice [Maurice Bardèche, beau-frère de Robert Brasillach, et père du jeune garçon auquel est adressée cette lettre] et à moi, alors que nous commencions, notre profonde amitié fraternelle, soleil de mon adolescence, que quelque vingt ans plus tard, même pas, nous serions tous deux en prison ou en internement, en aurions-nous été étonnés ? A dix-sept ans, on est prêt à toutes les aventures, bonnes ou mauvaises, au bagne comme au pouvoir, aux dessins les plus fous sur le canevas banal, et aucune prédiction de sorcière ne peut sembler inférieure aux promesses du destin. Oui, en vérité, les accusations de trahison, le désordre du pays, la guerre, la révolution, et nous-mêmes jusqu’au cou là-dedans, nous aurions trouvé cela fort vraisemblable, et peut-être même, en un certain sens, souhaitable. Je ne le juge plus souhaitable aujourd’hui, ce désordre, je me dis, comme Maurice me l’a écrit, que nous demandions en somme peu de chose à la vie, un petit bonheur amical et fraternel, un petit feu bien protégé, et que c’est triste de voir soudain tout s’écrouler. Néanmoins, c’est l’esprit de nos dix-sept ans qu’il faut invoquer, les garçons en blouse noire que nous étions – j’avais sur ma veste, brodée, la chouette d’Athéna, insigne de la sagesse et de la classe – c’est l’esprit de nos dix-sept ans et son acceptation naturelle des variations de l’existence qui me vient en aide constamment, dans les jours que je vis.
Henri P..., qui est bien éloigné de toute pratique religieuse, m’écrivait dans une lettre qui m’a été bien précieuse par tant d’affection : « Tu te souviens ? Nous parlions de Dieu, et j’avais l’impression que chacun de nous était heureux de savoir que l’autre aimait la Vierge et les saintes. Je n’ai pas la foi et sans doute refuserai-je le prêtre – ils nous ont dégoûté de leur religion – mais chaque soir je prie la Vierge pour vous, mes prisonniers, et pour ceux qu’une répression ignoble et impie fait abattre dans notre pauvre patrie ». Il me dit aussi : « Quand reviendront des jours paisibles, je ne me battrai plus que pour deux choses : le drapeau noir et les copains. Il faudra plus que jamais se souvenir de l’ignominie des corps sociaux ».
Pour cette dernière phrase, la recommandation est inutile. Mais je garde l’autre, le drapeau noir et les copains, comme une de mes devises sacrées.

21 novembre. – Je ne note pas ici les hauts et les bas de la politique, ou plutôt les échos assourdis que nous en percevons dans nos cellules par les conversations des avocats, les visites familiales, les rares journaux sur lesquels nous jetons un coup d’œil à la dérobée, et dont la médiocrité intellectuelle, sauf de bien rares exceptions, me confond autant que l’ignominie. Cela se résume en peu de choses : on parle d’un apaisement, et soudain on ne croit pas à l’apaisement. La réalité me paraît pourtant simple : des gens, au fond d’eux-mêmes, et sans oser le dire, aspirent à cet apaisement, à cette réconciliation nationale dont je ne crois pas qu’elle puisse se faire avant la fin de la guerre – mais le gouvernement, qui y songe parfois, n’a pas la force ni le courage de le faire. Les communistes mènent tout, refusent les élections parce qu’elles laisseraient à tout le moins une importante minorité non communiste (sinon une majorité) se dégager. Et en Belgique une crise a éclaté que les Américains ont résolue provisoirement en demandant impérativement aux bandes de rendre les armes. Mais on continue à arrêter, mais le Dépôt est plein, à raison de huit prisonniers par cellule faite pour un seul, mais les camps de Drancy, de Noisy, de Saint-Denis ne désemplissent pas, et les commissions qui prononcent la libération de tel ou tel arrêté sans motif n’arrivent pas à faire exécuter leurs décisions. Mais on a pris d’assaut la prison d’Annecy et exécuté plusieurs captifs. Mais on apprend chaque jour des atrocités variées, qui n’ont même plus l’excuse des premiers jours de fièvre. Et l’on tue parfois, en prison, les prisonniers graciés. L’apaisement ne viendra jamais si les communistes mènent toujours le jeu, et nos pires prévisions de ces dernières années seront réalisées. Les bourgeois bien-pensants et les Anglo-Saxons seront roulés une fois encore. Je n’y verrais aucun inconvénient, si tout notre bonheur n’était « dans le coup », et cela ne me consolera pas d’être enterré ou même au bagne, à quelques mètres de Mauriac. (Je dis Mauriac parce qu’il a beaucoup travaillé à tout cela, et que maintenant il a un peu compris les dangers, et même qu’il a désiré venir à mon aide avec un courage certain, et un oubli cordial de nos querelles.) C’est pourtant ce qui, dans une suite logique des choses, risque d’arriver.
Parfois aussi, je me reprends au vieux démon de la politique quotidienne, au désir de connaître ce qui se passe, de deviner l’avenir. Et pourtant, comme tout cela devrait raisonnablement être éloigné de moi. À vrai dire, je serais plus tranquille, et même tout à fait tranquille, si je savais les miens en parfaite sécurité. Mais tout dispersé, appartement occupé, amis au loin, prisonniers tout autour de moi, ma sœur isolée, que tout cela, parfois, est dur. La nuit, dans ma captivité en Allemagne, m’était amicale et douce : j’y ranimais les vieilles images de ma jeunesse. Ici, elle m’est pénible, elle est longue, car on éteint la lumière vers 8 heures du soir et il ne fait certainement pas jour avant 8 heures du matin (nous n’avons pas de montre), et dans l’ombre où je m’éveille, peut-être vers trois ou quatre heures, je ne sais pas, ce sont toutes les raisons d’être triste qui viennent autour de moi. Je ne vois pas de raison pour que Maurice sorte du camp de Drancy où il est entré sans motif, pas de raison pour qu’une vie plus normale s’installe pour les miens à Sens ou à Paris, pas de raison pour que l’avenir de mon pays ne soit pas sinistre. Qui sait ce que penseront de moi, ce qu’on forcera à penser de moi, plus tard, les petits enfants que j’aime ? Qui sait comment ils seront élevés, dans quelles écoles ? Après tout il y a des Russes qui, il y a trente ans, ne croyaient pas au bouleversement de leur patrie et de leur bonheur, et qui ont tout vu brisé autour d’eux, et qui attendent encore vaguement. J’ai reçu une lettre de Jacques N…, que j’ai connu d’abord préparant Saint-Cyr, puis rejeté dans la vie civile après novembre 1942, étudiant, membre des Équipes nationales, déblayeur de décombres à C… avec beaucoup de courage, et même, je crois, milicien. Un garçon plein de droiture et de cœur. Il s’est maintenant engagé dans l’armée, non par conviction politique, mais parce qu’il était né pour être soldat. Il l’a fait, me dit-il, dans la plus absolue absence d’espoir. Un autre entrerait sans doute au couvent, dans le même esprit. Je me dis qu’un pays qui a ainsi découragé sa jeunesse, depuis cinq ans, a commis un péché qui ne se pardonne pas.
Benoist-Méchin, que je rencontre parfois ici, au hasard d’une recherche de colis, dans le hall de la prison, me citait l’autre jour un mot du colonel Fonck, l’aviateur de l’autre guerre, arrêté lui aussi comme « traître » (on aura découvert que c’était un mauvais Français). Fonck lui disait : « L’Amérique a tort de s’obstiner. Car si l’Allemagne est vaincue [et la partie, disait-il, n’est pas jouée], elle s’écroulera en donnant au monde l’image d’une résistance éternellement sublime ». Je trouve le mot très frappant, et pour ma part j’y souscris entièrement. L’Allemagne peut nous avoir fait beaucoup de mal dans sa défense de cette dernière année, elle peut nous en faire davantage encore, et je crains beaucoup les armes nouvelles qu’elle prépare, mais il est certain que son durcissement peut-être fou a quelque chose d’héroïque et de surhumain devant quoi l’histoire, quoi qu’il arrive, sera obligée de s’incliner. Je l’écris ici dans ma prison avec la pleine conscience de ce que je dis. On devrait raisonnablement penser qu’encerclée de toute part, acculée, ayant devant elle l’inépuisable arsenal américain et la puissance russe, l’Allemagne ne peut que reculer l’instant de sa défaite : et devant tant de ténacité on se prend à rêver au renversement de l’ordre des destins, qu’il suffisait pour réaliser d’une fissure dans le camp des alliés et d’un retournement diplomatique. Car, devant un seul ennemi, l’Allemagne serait assez forte pour participer à la paix en nation non vaincue. Mais pour faire un renversement d’alliances il faut être deux, pour se marier il faut être deux, et je ne suis pas sûr que la diplomatie allemande soit au niveau de son génie chimique et de son prodigieux courage viril et militaire. En tout cas, plus que jamais, il me semble que l’avenir donnera raison à ceux qui pensent qu’il faut avoir avec soi ce peuple étonnant. Si nous ne le comprenons pas, Angleterre ou Russie le comprendront. 

3 décembre. – De temps en temps, je me rappelle un mot d’un camarade d’internement à Noisy-le-Sec. Un homme arrêté sans grand motif, comme beaucoup. Il avait fait l’autre guerre comme officier de réserve, été prisonnier à celle-ci. Marié, avec des enfants, ancien Croix-de-feu bien entendu, le type parfait du Français de classe moyenne, honnête et travailleur. Il n’en revenait visiblement pas de ce qui lui arrivait et de son arrestation. Et il me dit un jour avec une profonde amertume : « J’ai toujours servi mon pays comme je l’ai pu. Je ne pourrai jamais lui pardonner ce qu’il m’a fait ». Comme le non-espoir du petit Jacques N…, je crois qu’un tel découragement est aussi à inscrire au très lourd débit d’une nation.
C’est dans des moments comme ceux-là, ô garçon qui aura vingt ans en 1960, que je me demande ce que tu penseras plus tard, toi qui commenceras à surgir à la lumière, quand tout aura beaucoup changé autour de nous. Je ne sais si tu seras communiste ou libéral, ou si le vieux rêve nationaliste aura brusquement resurgi dans une Europe en fièvre. Je ne sais si tu penseras à moi, à nous tous, avec pitié, avec mépris ou avec ennui, et si ce qui a été la substance même de notre vie ne sera pour toi que vieilles lunes. Mais je me dis que le conseil impie de Renan au jeune et bouillant Déroulède, à la fin de l’autre siècle (le conseil dont, quoi que tu penses, je sais bien d’avance que tu ne voudras pas), il reste d’une amère et profonde vérité : « Jeune homme, la France se meurt : ne troublez pas son agonie ».

31 décembre. – Voici le dernier jour de l’année. Faut-il finir sur cette phrase, toi qui me liras ? Je ne sais si je pourrai t’expliquer, alors, les allées et venues de nos idées, de nos espérances et de nos craintes. Et je ne sais si tu les comprendras. Tantôt, je l’avoue, je demande pour le Français futur le sommeil, l’oubli de toute excitation guerrière ou politique, et tantôt le vieux rêve de grandeur des hommes assemblés dresse devant moi ses mythes. Je ne me charge pas d’ordonner ces contradictions. Elles ne me gênent pas. Mais ces derniers jours de l’année tragique entre toutes ont été sombres. Je ne crois pas que j’ai eu tort, il y a un mois, de parler de la vitalité allemande, puisque, voici peu, une offensive d’hiver semait au cœur des récents « libérés » une panique étonnante, et faisait imprimer à la presse, dès les premières heures, des commentaires d’un ton rassurant propres à évoquer ceux de mai 1940. Quoi qu’il advienne d’événements militaires qui ne sont pas entre nos mains, il est désormais prouvé à ceux qui veulent réfléchir que l’Allemagne compte et comptera éternellement. Pour le reste, les vérités sont plus obscures, et quand je relis ces pages, ô garçon de la classe 60, je vois que seule l’existence allemande n’y est pas mise en doute, tandis que le visage de ma France n’y apparaît qu’à travers des nuées, moins épaisses toutefois que les brumes ignobles qui montent aujourd’hui de la boue et du sang. Des écrivains déshonorés, qui se fussent assemblés, il y a dix ans, pour n’importe quel repris de justice international, laissent condamner à mort sans protester des hommes qui n’étaient même pas des amis de l’Allemagne, et une presse d’hystériques prétend représenter une opinion de plus en plus terrifiée. Je viens d’apprendre hier soir que Maurice avait rejoint, je ne sais où, les prisons de Fresnes, quitté son camp provisoire de Drancy, et tant d’acharnement dans le mauvais sort me laisse désemparé. Dans quinze jours, je vais me présenter devant un de ces tribunaux auxquels je dénie tout droit de me juger, et pourtant il y faudra jouer son rôle dans la comédie, puisque l’essentiel est de bien se tenir, jusqu’au bout, et que le dernier mot de la morale reste l’allure. La vanité de cette tâche ne m’en apparaît pas moins comme incontestable.
Dans notre pays déchiré, provisoirement, ceux qui paraissent avoir raison sont ceux qui ont fui, puisque aux autres on n’a tenu aucun compte de leur refus d’émigrer. Faut-il regretter pourtant ce refus ? Au moment d’y réfléchir, je me dis que j’aurais à le regretter, certes, si je ne l’avais prononcé que pour un pays assez ingrat et assez dément. Mais je n’aime pas être séparé des hommes de ma race, et puisque je ne pouvais être uni avec eux dans leur folle et méchante, ou sotte, joie, il fallait bien que je fusse uni à ceux qui souffraient de cette joie. Comment supporter la paix relative, la Noël, le plaisir, dans les terres lointaines, alors que ceux qui ont cru à ce que je croyais aussi sont dans les prisons ou devant les poteaux ? On ne quitte pas les camarades – même si on ne pense plus toujours ce qu’ils pensent.
Dans cette prison, j’ai lu les pages politiques de Chénier, où le vrai visage de la Révolution de 1793 est si magnifiquement apparent, loin des déformations de la légende. Peut-être plus tard les regarderas-tu à ton tour, je te le demande, comme une clé prophétique des événements de 1944. Tu pourras y méditer sur les dernières lignes publiées par Chénier dans un journal encore presque libre, où il déplorait « l’avilissement d’une grande nation réduite par ses fautes à choisir entre Coblentz et les Jacobins ».
Nous avons aussi Coblentz, de nos jours, et nous avons nos Jacobins. Il ne faut que deux noms à changer pour rendre la phrase actuelle, mais l’avilissement reste valable dans les deux époques.
Aux questions que pose cette lettre, l’avenir seul pourra répondre. Toi qui la liras, et qui seras peut-être vivant dans un monde où l’honnêteté intellectuelle aura reparu (tous les miracles sont possibles), tu auras sans doute fait ton choix, et tu regarderas nos troubles, qui auront entouré ton enfance, avec le regard historique que nous avons, nous, pour la première des grandes guerres du siècle. Je te demande de ne pas mépriser les vérités que nous avons cherchées, les accords que nous avons voulus au-delà de tous les désaccords, et de conserver les deux seules vertus auxquelles je crois, la hauteur et l’espérance.

Fresnes


Robert Brasillach : Lettre à un soldat de la classe 60, Le Pavillon noir, 1946

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