Évocation de Lawrence d'Arabie indissociablement lié au Hedjaz et son chemin de fer dans un imaginaire français profondément nourri de l'œuvre de Jacques Benoist-Méchin… Lawrence d'Arabie dont nous avons déjà rencontré le souvenir à l'hôtel Baron d'Alep… Mais l'intérêt majeur de cette visite de la gare du Hedjaz à Damas n'était pas là : si cette voie ferrée reliant Damas au Hedjaz est le plus souvent évoquée dans une dimension militaire et stratégique l’on oublie que sa vocation première était religieuse…
Saluons cette judicieuse initiative de notre animatrice de la Communauté syrienne de France, Rima, qui pour le dernier jour de notre voyage en cette fin avril 2018 a associé la visite de ces deux sites damascènes étroitement liés à l'organisation du pèlerinage vers La Mecque, la Takiya al-Soulaymaniya et cette gare du Hedjaz…Tant pis si notre chemin n'a pas respecté la marche de l'Histoire… La topologie de Damas nous conduira d'abord à la Takiya al-Soulaymaniya puis à la gare du Hedjaz…
La gare du Hedjaz |
Maquette de la gare du Hedjaz |
L'hôtel Orient-Palace, face à la gare, jadis le plus prestigieux de Damas |
Une des tout meilleures références pour connaître l'histoire de ce chemin de fer du Hedjaz :
Le chemin de fer du Hedjaz a été rendu célèbre au cours de la Première Guerre mondiale grâce aux récits de la révolte arabe et des actions de sabotage menées par les troupes de l’émir Faysal, sous la direction du colonel T. E. Lawrence. Cette voie ferrée reliant Damas au Hedjaz apparaît ainsi le plus souvent dans sa dimension strictement militaire et stratégique, et l’on oublie que sa vocation première était pieuse. À l’origine de sa construction, il y avait certes des considérations d’ordre politique : suite aux difficultés rencontrées par les troupes ottomanes face aux révoltes de l’Imam Yahia au Yémen et des Wahhabites en Arabie en 1898-1899, un rapport d’Izzet Pacha, le célèbre conseiller du sultan Abdülhamid II, envisagea la construction d’un chemin de fer comme moyen de rétablir l’autorité de la Porte sur ces provinces enclavées. Cette proposition, déjà émise quelques années plus tôt, fut acceptée par le sultan qui chargea son conseiller de la coordination du projet.
Mais celui-ci n’aurait pu voir le jour sans l’élan de solidarité religieuse suscité par la propagande officielle, fortement marquée par l’idéologie panislamique du sultan Abdülhamid II (1876-1909) : l’objectif premier affiché par le pouvoir ottoman dans la construction de cette ligne était en effet de faciliter l’accès des pèlerins musulmans aux villes saintes de l’islam, La Mecque et Médine. La campagne de récolte des fonds permit de financer l’opération sans faire appel aux capitaux occidentaux et de présenter le chemin de fer du Hedjaz, dont l’arrivée à Médine fut célébrée le 1er septembre 1908 (à l’occasion du 33e anniversaire de l’accession au trône du sultan-calife), comme une entreprise exclusivement musulmane.
Le pèlerinage de 1908-1909 fut l’occasion pour plusieurs milliers de musulmans d’emprunter le chemin de fer du Hedjaz pour la première fois. Reliant progressivement Médine aux villes de la côte méditerranéenne (Beyrouth, Haïfa, et bientôt Tripoli), aux grandes villes de l’intérieur syrien (Damas, puis Homs, Hama et Alep, grâce au raccordement avec le réseau de la compagnie française DHP, ou Damas-Hauran-Prolongements), enfin à Istanbul (grâce au percement des tunnels du Taurus et de l’Amanus, et au raccordement avec le réseau anatolien du Bagdadbahn), le chemin de fer du Hedjaz permettait de drainer des milliers de pèlerins vers le foyer de leur religion, en quelques jours seulement.
Loin de susciter un enthousiasme généralisé, cette mini-révolution dans le transport des pèlerins musulmans aux lieux saints de Médine et La Mecque souleva plusieurs objections, dans des domaines aussi variés que l’économie locale, la santé publique, les rapports entre le gouvernement ottoman et le pouvoir chérifien au Hedjaz, ainsi que dans les relations de l’Empire ottoman avec les puissances européennes impliquées dans la région (essentiellement la France et l’Angleterre). Au-delà de l’accueil réservé au chemin de fer du Hedjaz par les premiers concernés, les pèlerins, cette étude s’intéressera donc aux points de vue et aux réactions des tribus bédouines, des autorités arabes et ottomanes, et des représentants européens, depuis l’inauguration de la ligne Damas-Médine en septembre 1908 jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale, en août 1914.
Notre travail s’appuie sur une analyse des documents d’archives du ministère des Affaires étrangères à Paris, où nous avons examiné plus particulièrement les volumes contenant les dépêches politiques des consuls en poste à Djeddah, mais aussi les analyses et les rapports d’autres représentants français (consuls à Damas, ambassadeurs à Constantinople, commissaires de la République…) sur l’évolution du pèlerinage à La Mecque au cours de la période considérée. La difficulté principale de l’étude du pèlerinage comme phénomène migratoire tient, comme le signalent les auteurs de l’article « hajj » dans l’Encyclopédie de l’Islam, à l’aspect fragmentaire, et parfois contradictoire, des informations (surtout des chiffres) recueillies par les services de quarantaine, les médecins responsables des lazarets et autres offices sanitaires, les bureaux de pèlerinage de différents pays. À partir des sources disponibles, nous avons simplement essayé de synthétiser les informations recueillies sur les pèlerinages de 1908 à 1914 pour montrer la diversité des intérêts en jeu, révélés ou suscités par le chemin de fer du Hedjaz, autour du transport des pèlerins jusqu’aux villes saintes de Médine et La Mecque.
Une amélioration relative du voyage des pèlerins à La Mecque
Le pèlerinage à La Mecque a longtemps représenté dans l’imaginaire collectif un chemin long et périlleux, à l’origine d’une littérature de voyage riche en renseignements sur les itinéraires ou les villes traversées. Au cours de ce « mouvement migratoire volontaire » [selon une expression de Bernard Lewis, dans l’article « hajj » de l’Encyclopédie de l’Islam], le pèlerin courait des risques importants et gagnait de la sorte un grand prestige à son retour. Mourir pendant le hajj était même considéré comme un honneur facilitant l’accès au paradis. La mise en service du chemin de fer du Hedjaz, nouvelle étape dans la modernisation des transports jusqu’aux lieux des cérémonies collectives rituelles de l’islam, tout en améliorant les conditions du voyage, enlevait au pèlerinage une partie de son pouvoir de fascination. Néanmoins, la ligne connut dès sa mise en service une grande affluence, grâce à la propagande ottomane qui avait entouré sa construction. Elle fut même victime de son succès, comme en témoignent les difficultés rencontrées par la compagnie du Hedjaz, dans les premières années, à acheminer les pèlerins au retour de La Mecque.
Le voyage à La Mecque avant 1908
Pour apprécier l’amélioration apportée par le chemin de fer du Hedjaz au voyage à La Mecque et pour comprendre le succès qu’il remporta auprès des pèlerins, il faut revenir sur les conditions du transport traditionnel jusqu’aux villes saintes. Les pèlerins pouvaient se rendre à La Mecque, et facultativement à Médine, de plusieurs façons : par voie terrestre, par voie maritime, ou par une combinaison de ces deux moyens de transport. Dans tous les cas, les pèlerins se regroupaient en caravanes, dont certaines étaient organisées par les États et gouvernements de leurs pays d’origine, représentés symboliquement par un palanquin décoré, le mahmal, qui désignait par extension l’ensemble de la caravane des pèlerins. Les plus réputés étaient le mahmal châmî, qui partait de Damas, et le mahmal masrî, au départ du Caire, rejoint par la caravane en provenance d’Afrique du Nord. Ils empruntaient jusqu’à Médine et La Mecque un itinéraire qui durait de trente à quarante jours à travers les déserts du Sinaï (pour la caravane du mahmal égyptien), du Midian, du Néfoud et du Hedjaz. Leur départ et leur retour du pèlerinage constituaient des événements importants, célébrés officiellement et salués par la population. Les routes à travers les déserts d’Arabie étaient également des voies de passage obligées pour les pèlerins de provenance plus lointaine, comme les Turcs, les Persans, les Irakiens, les Maghrébins, les musulmans des Balkans (Bosniaques, Albanais), du Caucase (Géorgiens, Azéris, Tchétchènes) ou d’Asie centrale (Turkmènes, Boukhariotes). D’autres pèlerins, Indiens, Afghans, Malais ou Javanais, Soudanais, entre autres, arrivaient au Hedjaz par bateau et débarquaient au port de Djeddah.
La caravane du hajj. Cl. Philby (1931) |
L’amélioration du transport jusqu’aux villes saintes a d’abord favorisé ces derniers, avec l’introduction des bateaux à vapeur au XIXe siècle, qui réduisirent considérablement les temps de traversée. L’ouverture du canal de Suez, en 1869, permit ensuite aux pèlerins en provenance des régions méditerranéennes de faire tout le voyage par voie maritime jusqu’à Djeddah, en traversant la mer Rouge, La Mecque n’étant plus alors qu’à une ou deux journées par caravane. Ainsi, le voyage des pèlerins d’Afrique du Nord, depuis les ports d’Oran, d’Alger ou de Bône (Annaba) jusqu’à Djeddah, ne durait plus qu’une douzaine de jours. Le mahmal égyptien adopta également ce moyen de transport après 1883 (date à laquelle il ne rassemblait plus que 1 170 personnes pour faire le voyage par l’itinéraire terrestre traditionnel). Le nombre de pèlerins débarqués à Djeddah augmenta ainsi considérablement entre l’ouverture du canal de Suez et celle de la ligne de chemin de fer du Hedjaz, comme le montre le tableau suivant :
Les pèlerins syriens, irakiens, persans, continuèrent cependant, pour la plupart, à faire la route en caravanes (à pied ou à dromadaire), à l’image du mahmal syrien, conduit depuis Damas par l’amîr al-hajj, recruté par les autorités ottomanes parmi les notables de la ville. Il est difficile d’évaluer le nombre exact des pèlerins qui effectuaient encore le voyage à La Mecque par caravane à travers le désert jusqu’à la mise en service du chemin de fer du Hedjaz, mais il est considéré généralement comme supérieur à celui des pèlerins arrivant par mer, le total des hâjjî (y compris ceux d’Arabie) étant estimé à 200 000 en moyenne par les autorités de l’époque.
L’adoption du chemin de fer du Hedjaz par les pèlerins
Le chemin de fer du Hedjaz fut réalisé entre 1901 et 1908, grâce à l’assistance d’ingénieurs européens et sous la direction d’un Allemand, Heinrich August Meissner, jusqu’à la station de Medaïn Saleh, qui marque la limite du territoire sacré, et à partir de laquelle des ingénieurs musulmans prirent le relais. La main-d’œuvre était quant à elle, conformément aux promesses faites aux donateurs, composée exclusivement de musulmans, essentiellement des soldats ottomans, qui assuraient par la même occasion la protection des travaux contre les assauts des bédouins.
Chaque année, le 1er septembre, on célébra l’ouverture d’un nouveau tronçon : Mzérib-Deraa (en 1901), Deraa-Zerka (en 1902), Damas-Deraa et Zerka-Qatrana (en 1903), puis Qatrana-Maan (en 1904), Maan-Moudawwara (en 1905), Moudawwara-Tebouk (en 1906), Tebouk-Medaïn Saleh (en 1907), et enfin, Medaïn Saleh-Médine (en 1908). L’itinéraire du chemin de fer suivait à peu près celui des caravanes, mais le trajet depuis Damas pouvait désormais être effectué (en théorie) en soixante-douze heures, soit dix fois plus vite qu’auparavant, pour la modique somme de trois livres sterling. Les pèlerins qui débarquaient à Haïffa ou Beyrouth pouvaient se rendre à Médine en quatre jours (Touret, 1989).
À la différence du voyage en bateau jusqu’à Djeddah, le chemin de fer du Hedjaz permettait également aux pèlerins d’échapper à la quarantaine maritime de Tor (située à l’extrémité méridionale du Sinaï), réputée longue et humiliante, de visiter la ville de Damas (autre lieu saint de l’islam) et, en ce qui concerne les musulmans d’Afrique du Nord, d’enfreindre l’interdit qui leur fut fait régulièrement par le gouvernement français d’effectuer le voyage au Hedjaz (sous le prétexte des risques sanitaires liés aux épidémies de choléra). Le raccordement de la ligne aux réseaux du DHP et du Bagdadbahn permit de relier Médine à Constantinople (Istanbul), et de faciliter ainsi le pèlerinage des musulmans du Caucase et d’Asie centrale.
La ligne du Hedjaz connut une grande affluence dès les premiers temps de sa mise en service :
D’après les chiffres des rapports annuels de la gare du Hedjaz, repris par René Tresse (1937, p344. |
C’est au retour de La Mecque qu’ils étaient les plus nombreux, ce qui révèle l’adoption d’itinéraires combinés, les pèlerins préférant prendre le bateau directement jusqu’à Djeddah à l’aller, pour se rendre d’abord à La Mecque, et n’emprunter le train qu’après la visite du tombeau du Prophète à Médine, pour regagner plus rapidement et plus confortablement les ports de la Méditerranée où leurs bateaux les avaient précédés. L’exemple de ce type de trajet combinant les deux moyens de transport modernes est donné par le khédive égyptien Abbas Hilmi II qui effectua le pèlerinage en 1909-1910 en compagnie de sa mère. Arrivés par yacht à Djeddah, ils se rendirent à La Mecque puis reprirent la mer vers le nord jusqu’à El-Wedj, d’où une caravane les emmena à Médine : la mère du khédive, fatiguée par le voyage, préféra alors prendre le train pour gagner Haïffa et, de là, rentrer en Égypte par bateau [voir le récit complet de cette visite dans la dépêche du consul de France à Djeddah à Pichon (en date du 6/03/1910), dans Archives du MAE, correspondance politique et commerciale, Nouvelle Série (NS), Fonds Turquie, registre 148, p4-22.].
Les pèlerins ont donc adopté le chemin de fer, parfois en l’adaptant à leurs habitudes, tels ces bédouins et ces paysans qui préféraient dresser leurs tentes sur les plates-formes que de voyager dans les compartiments. Le succès fut tel que la compagnie du Hedjaz proposa à partir de 1912 des places à demi-tarif pour les pèlerins souhaitant se rendre à Médine à l’occasion de la fête du Prophète (mawlid an-nabî). Dès 1908, les autorités ottomanes ont mis en place le lazaret de Tebouk, prévu pour accueillir jusqu’à 4 000 pèlerins à la fois à leur retour du Hedjaz. Progressivement, les points d’eau se multiplièrent sur la ligne afin d’éviter les risques d’épidémie liés au manque d’hygiène. Mais malgré ces premiers succès, la ligne du Hedjaz ne satisfaisait pas pleinement les usagers.
Les limites du succès de la ligne du Hedjaz
En dépit des services qu’elle rendait aux pèlerins, dont le voyage gagna en rapidité, en confort et en sécurité, la ligne du Hedjaz ne répondit pas avant 1914 aux espoirs de ceux qui avaient financé sa construction, et qui pensaient la voir aboutir à La Mecque. Cet inachèvement de la ligne maintint les pèlerins dans une situation de dépendance vis-à-vis des transporteurs qui conduisaient les caravanes de dromadaires jusqu’à La Mecque, et des tribus bédouines qui continuaient à prélever un droit de passage ou à leur couper la route, comme ce fut encore le cas en 1913 : certains pèlerins bloqués à Médine choisirent alors de reprendre le train jusqu’aux ports de Beyrouth ou Caïffa pour gagner Djeddah par la mer. Les routes ne furent réouvertes qu’après le versement de taxes aux tribus par les caravaniers. L’insuffisance des trains mis en service, les capacités limitées du lazaret de Tebouk, ou les interruptions du trafic dues aux attaques des bédouins obligèrent les pèlerins à attendre parfois deux semaines à Médine (comme en 1911) avant de pouvoir rentrer chez eux. Une partie de ces usagers potentiels préféra alors gagner le port de Yambo pour rentrer par bateau, occasionnant un manque à gagner à la compagnie du Hedjaz (Tresse, 1937).
Enfin, certains pèlerins continuèrent à suivre la voie terrestre traditionnelle, ce qui peut s’expliquer par un rejet de ce nouveau moyen de transport moins valorisant (Hogarth, 1978). La facilité avec laquelle les pèlerins étaient conduits au Hedjaz déconcerta en effet les populations de Damas ou Médine, comme en atteste une dépêche du consul de France à Damas relatant les cérémonies de départ du mahmal syrien, le 7 novembre 1910 :
« Depuis que la caravane sacrée est transportée à Médine par chemin de fer, la cérémonie du mahmal n’a plus aucun éclat. Le temps est passé où des centaines de bédouins, accourus des quatre coins du désert sur de rapides dromadaires, composaient l’escorte d’honneur du sandjak [l’étendard sacré], caracolant autour du mahmal au bruit d’une musique discordante qu’à tout moment les détonations d’armes à feu de tous genres rendaient encore plus assourdissante. »
Le consul évoque ensuite la déception des touristes européens qui pensaient assister à une véritable fête et qui ne purent que constater, d’une part, la brièveté de la cérémonie officielle, consistant seulement en un salut à l’étendard par les autorités, une courte prière dite par le mufti et 21 coups de canon et, d’autre part, la rudesse des agents de police qui frappaient à coups de corde à nœuds les personnes s’approchant trop près du palanquin [voir la dépêche de M. Piat à M. Pichon (en date du 14/11/1910), dans NS Turquie 148, p39].
Une source de tensions entre les autorités ottomanes et les tribus bédouines d’Arabie
Le pèlerinage représentait pour les tribus arabes dont le territoire était traversé par les caravanes une source de revenus importants, constitués par les droits de passage et par les bénéfices du transport des pèlerins entre les villes saintes de La Mecque et Médine. Certains agents des compagnies maritimes profitaient également de ceux qui n’avaient pas prévu à l’avance leur retour, et les autorités elles-mêmes (notamment le vali et le chérif) touchaient une commission sur les bénéfices des transporteurs. La mise en service du chemin de fer du Hedjaz permettait aux pèlerins de se passer des chameliers ou des bateliers et d’éviter le contact avec les tribus établies le long de leur itinéraire. Les bédouins, privés d’une prérogative essentielle face au pouvoir central, s’opposèrent au fonctionnement de la ligne tant qu’ils ne furent pas dédommagés par les autorités ottomanes.
Le système d’exploitation des pèlerins au Hedjaz
La région des villes saintes, La Mecque et Médine, peu propice à l’agriculture, dépendait essentiellement de l’extérieur pour sa survie, et ses habitants profitaient surtout de la présence des pèlerins, cinq mois par an, pour gagner leurs revenus de l’année. Depuis les coursiers (muqawwim), chargés de prêcher la nécessité du pèlerinage dans les pays musulmans et d’organiser le voyage, jusqu’au chérif de La Mecque, qui percevait une taxe d’une livre turque sur chaque pèlerin, en passant par les transporteurs, les guides (mutawwif-s) et les logeurs, toute la population du Hedjaz semblait vivre du pèlerinage, comme en témoigne ce passage d’un rapport consulaire de 1910 :
« Le pèlerinage est commercial avant d’être religieux, c’est une « foire ». Du plus grand au plus petit, chacun se croit autorisé à en tirer un bénéfice et les hauts dignitaires qui organisent et président les cérémonies dans les villes saintes font des affaires, rien de plus. » [voir la dépêche de Lépissier, consul de France à Djeddah, à Pichon (en date du 25/01/1911), dans NS Turquie 148, p47-62.]
Si le consul force un peu le trait, sa remarque est néanmoins révélatrice de l’effervescence qui règne au Hedjaz au moment du pèlerinage. Il semble pourtant, au-delà de l’impression d’anarchie qui se dégage de ces lignes, que l’exploitation des pèlerins ait été traditionnellement contrôlée (et même organisée) par les autorités locales, le chérif et le vali en l’occurence. Jusqu’à la révolution jeune-turque, le vali Ahmed Ratib Pacha et le chérif Awn al-Rafiq Ibn Muhammad (1882-1905) auraient même porté ce système à son apogée, le premier ayant constitué une véritable fortune en prélevant notamment 15 à 20 % des bénéfices réalisés par les transporteurs, dont il protégeait en échange l’activité à travers un syndicat. Quant au chérif, outre la taxe perçue sur chaque pèlerin, il prélevait encore un pourcentage des revenus des logeurs et des mutawwif-s, et il contrôlait surtout le transport par dromadaire entre les villes saintes [sur l’exploitation des pèlerins et les bénéfices qu’en retirent les autorités locales, voir notamment les rapports des consuls à Djeddah sur les pèlerinages de 1909 et de 1911 : NS Turquie 148, p. 4-22 (6/03/1910) et p. 85-90 (22/02/1912), et la dépêche du 20/11/1910, p 43].
Les pèlerins qui arrivaient à Djeddah par la mer, puis ceux qui arrivèrent à Médine par le chemin de fer, étaient orientés vers les chameliers. Ces derniers les prenaient en charge jusqu’à La Mecque, puis les ramenaient à Djeddah, ou bien les convoyaient directement à travers les 450 kilomètres de désert jusqu’à Médine. Entre cette dernière ville et la côte, des transporteurs assuraient également le voyage par dromadaire jusqu’au port de Yambo. Grâce à une étude demandée par le ministère des Affaires étrangères au consul de France à Djeddah en 1912, on connaît la durée et le coût du transport caravanier entre ces villes [dépêche du consul de France à Djeddah à Poincaré (en date du 15/06/1912), dans NS Turquie 148, p103-105] :
Il faut noter que tous les pèlerins débarqués à Djeddah n’empruntaient pas exactement le même itinéraire, certains n’effectuant pas le voyage à Médine, et d’autres reprenant le bateau à Djeddah jusqu’à Yambo, puis le dromadaire de ce dernier port jusqu’à Médine pour éviter le voyage, long et risqué, à travers le territoire de la tribu Harb. Quant aux pèlerins qui arrivaient au Hedjaz par voie terrestre, ils étaient déjà pris en charge par des chameliers depuis leur pays d’origine (Égypte, Syrie, Irak, Yémen, etc.) et ne devaient pas recourir aux transporteurs locaux.
Les tribus bédouines tiraient profit du passage des pèlerins par dromadaire de deux façons : soit elles assuraient elles-mêmes le transport avec leurs propres chameliers, soit elles se payaient sur les caravanes qui traversaient leur territoire. Dans ce dernier cas, elles exigeaient un droit de passage, convenu à l’avance en ce qui concerne les caravanes officielles, ou imposé sur le moment pour les autres. Parfois les caravanes étaient tout bonnement attaquées et pillées par les bédouins, généralement lorsqu’elles passaient sur des territoires disputés entre deux tribus. Au Hedjaz, les tribus (Harb, Utayba, etc.) se livraient parfois des combats acharnés pour le contrôle des mouvements caravaniers entre les villes saintes, surtout lorsque le chérif ne maintenait plus son autorité sur elles. Il était rare néanmoins que les tribus s’attaquent aux caravanes officielles car la Sublime Porte avait choisi de payer leurs chefs plutôt que de fournir une escorte importante aux mahmal-s. La tribu des Howeitat, au nord-ouest de la péninsule Arabique, garantissait ainsi la protection des caravanes syriennes sur son territoire jusqu’à ce que le chemin de fer soit mis en service et qu’elle se brouille avec les autorités ottomanes, lorsque celles-ci envisagèrent de supprimer leur « présent » (Ochsenwald, 1984).
Les conséquences économiques locales de l’arrivée du chemin de fer
Les Ottomans s’efforcèrent de présenter le chemin de fer comme une entreprise lucrative pour tous, y compris pour les bédouins. En atteste l’ouvrage de propagande réalisé par Muḥammad ʻĀrif ibn Aḥmad Munayyir, un notable de Damas membre du Conseil d’éducation (majlis al-ma‘ârif). Intitulé al-sa‘âda l-nâmiya l-’abadiyya fî l-sikka l-hadîdiyya l-hijâziyya [السعادة النامية الابدية فى السكة الحجازية الحديدية] (Le Bonheur éternel de la ligne de chemin de fer du Hedjaz), cet ouvrage, écrit pendant la construction de la voie ferrée, donnait des estimations chiffrées des bénéfices que réaliseraient les Hedjazis après sa mise en service [le livre de Jacob Landau (1971) "The Hejaz Railway and the Muslim Pilgrimage : A Case of Ottoman Political Propaganda" [هذا كتاب السعادة الناميةالابدية فى السكة الحجازية الحديدية] reproduit le texte en arabe et propose une traduction en anglais de cet ouvrage, ainsi qu’une introduction analytique]. En fait, ce sont surtout les villes situées le long de la voie ferrée qui purent se développer dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, à commencer par Haïffa, vers laquelle était acheminé le blé du Hauran, et qui devint un port important. Au Hedjaz, la ville de Médine, plus éloignée de la côte que La Mecque et demeurée enclavée jusque-là, fut la seule à bénéficier du chemin de fer, car les pèlerins y vinrent en plus grand nombre qu’auparavant et les marchandises y furent acheminées beaucoup plus facilement (Ochsenwald, 1980).
Mais pour ceux qui vivaient du transport des pèlerins par dromadaires ou, dans certains cas, par bateau, la construction du chemin de fer laissait présager un avenir moins radieux ; dès lors que le train relierait directement Damas à La Mecque et à Djeddah, comme cela était prévu, les pèlerins l’utiliseraient massivement et l’activité des transporteurs se réduirait jusqu’à disparaître. Les tribus qui vivaient auparavant de droits de passage ou du pillage des caravanes se virent brusquement dépourvues de cette source de revenus lorsque la ligne fut ouverte. Quant aux transporteurs maritimes qui embarquaient les pèlerins à Djeddah ou à Yambo à leur retour des villes saintes pour les acheminer vers les ports de la Méditerranée, ils connurent une sévère concurrence de la part du train dès 1908 [voir à ce sujet le rapport de Krajewski, consul de France à Djeddah, à Pichon (en date du 6/03/1910), dans NS Turquie 148, p4-22]. L’intention manifestée par le gouvernement jeune-turc de supprimer le « cadeau » du sultan au chef de la tribu la plus puissante autour de Médine catalysa les mécontentements et entraîna le soulèvement des Harb, puis celui d’autres tribus.
L’opposition des tribus bédouines à la mise en service du chemin de fer
Il était rare que les bédouins s’attaquent directement aux troupes ottomanes, mais face à la volonté du gouvernement ottoman, contrôlé par les chefs du Comité Union et Progrès (CUP) au programme centralisateur, de cesser le paiement des subsides aux tribus, ou devant le retard qu’ils mirent à les verser, celles-ci se rebellèrent épisodiquement entre 1908 et la fin de l’année 1910. Dès janvier 1908, un clan de la tribu des Harb attaqua l’escorte du responsable ottoman chargé de l’achèvement de la ligne, Kazim Pacha, qui avait fait arrêter quelques chefs bédouins ; la route de Médine à Yambo fut barrée et le mahmal égyptien attaqué près de Médine. La révolte s’étendit et les bédouins attaquèrent Médine en mai de la même année, tandis que l’essentiel des troupes ottomanes était occupé à la surveillance des travaux sur la voie ferrée. Cette attaque fut repoussée grâce au soutien apporté par la population civile aux 200 soldats restant, mais les combats se poursuivirent au nord de la ville, obligeant le gouvernement ottoman à envoyer des renforts dans la région.
Malgré la défaite des Harb en juillet 1908 et l’accord par lequel les tribus acceptaient de ne pas gêner le transport des pèlerins par le chemin de fer en échange des subsides ottomans, les attaques de caravanes reprirent en novembre et le mahmal syrien, attaqué à l’aller, fut contraint de payer pour pouvoir quitter Médine (Wavell, 1912). Au début de l’année 1909, le service fut interrompu sur la ligne du Hedjaz et les pèlerins durent s’orienter vers les ports de la mer Rouge pour rentrer chez eux. Pour la seule année 1908, 130 incidents furent recensés sur la ligne du Hedjaz et les attaques continuèrent de façon sporadique, comme celle qui fut menée par les Sakhr sur Kérak en décembre 1910, après la décision du gouvernement jeune-turc de lever des conscrits dans cette région et de supprimer les subsides aux tribus. La ligne fut sévèrement endommagée près d’Es-Salt, le fil télégraphique coupé, neuf gares incendiées, et le chef de gare de Qatrana fut tué. Kérak fut pillée et incendiée, et les autorités ottomanes de cette ville assassinées. Les trains étant stationnés au sud de la zone endommagée, les troupes ottomanes de Damas tardèrent à être transportées dans la région et les bédouins purent s’enfuir avec le butin. Les dégâts s’élevaient à 80 000 livres turques, quand la somme demandée par les Sakhr n’était que de 4 000 livres. La ligne fut rétablie au bout d’une dizaine de jours et connut une grande affluence cette année-là, mais les tribus avaient montré qu’elles contrôlaient encore les régions traversées par le chemin de fer et qu’elles entendaient continuer à percevoir des droits sur le passage des pèlerins.
Construction de la gare d’al-MuathamCl. Halajian, The Imperial War Museum (1908) |
Les Ottomans prirent des mesures pour défendre la ligne du Hedjaz, qui découragèrent sans doute les attaques, au moins au niveau des gares, mais le versement régulier des subsides fut sans doute plus déterminant dans la paix relative qui régna de 1910 à 1913. Cette somme, remise chaque mois aux chefs des tribus, fut financée par une taxe sur les usagers de la ligne au sud de Deraa, d’abord fixe, puis proportionnelle à la distance parcourue. Néanmoins, la crainte des bédouins du Hedjaz d’être privés de revenus si le chemin de fer était étendu à La Mecque devait être réveillée après 1913 dans le cadre du conflit qui opposa le chérif aux autorités ottomanes (Ochsenwald, 1984 ; Tresse, 1937).
Un enjeu politique entre le chérif de La Mecque et le gouvernement unioniste
Le pèlerinage à La Mecque constituait un enjeu de pouvoir et une source de légitimité à la fois pour le sultan-calife, dont l’autorité religieuse s’étendait à l’ensemble du monde musulman, et pour le chérif de La Mecque, qui appartenait à la famille du Prophète et avait pour fonction de protéger les pèlerins et les lieux saints au Hedjaz. L’équilibre politique entre le chérif et les autorités ottomanes, représentées par un gouverneur (vali), reposait sur leur interdépendance : le chérif puisait sa légitimité dans sa nomination par la Sublime Porte, qui en retour l’utilisait comme intermédiaire vis-à-vis des tribus locales qu’elle ne pouvait contrôler directement. Abdülhamid II avait conçu le chemin de fer comme un moyen de renforcer son autorité au Hedjaz et de concrétiser sa politique panislamique. Après la révolution jeune-turque, puis la chute du sultan en 1909, les gouvernants du Comité Union et Progrès reprirent à leur compte le chemin de fer du Hedjaz dans le cadre de leur politique centralisatrice, et remirent en question l’équilibre politique traditionnel, en essayant notamment de s’approprier la protection du pèlerinage. Le chérif Hussein Ibn Ali, nommé à la fin du règne d’Abdülhamid, fit front, d’abord en défendant ses prérogatives politico-religieuses, puis en résistant à la volonté des Jeunes-Turcs d’étendre la ligne de chemin de fer à La Mecque et Djeddah.
Le partage des rôles traditionnels entre le chérif et les autorités ottomanes pour la protection du pèlerinage
Le mandat des chérifs, nommés par le sultan, consistait seulement (en théorie) à faire réciter une prière au nom du sultan, à administrer les lieux saints de Médine et de La Mecque et à protéger le passage des pèlerins. Leur autorité s’étendait sur les bédouins, tandis que les valis se réservaient en principe le contrôle des villes. En réalité, cette répartition des pouvoirs était soumise à des variations selon la personnalité des valis et chérifs. Ainsi, le dernier vali en poste au Hedjaz avant la révolution jeune-turque, Ahmed Ratib Pacha, avait réduit le pouvoir du chérif Ali Ibn Abd Allah, en fonction depuis 1905 : il se considérait comme le seul responsable des troupes, des tribunaux (sauf pour les affaires impliquant seulement des bédouins), du budget et des services publics. L’avis de ce vali était également pris en considération à Constantinople dans la déposition et la nomination des chérifs [sur la dualité de l’autorité sur la province du Hedjaz, voir la dépêche du consul de France à Djeddah (Krajewski) à Pichon, dans NS Turquie 148, p4-22 (le 6/03/1910)].
Cependant, le gouverneur ottoman n’exerçait pas de contrôle direct sur les tribus bédouines, tandis que les citadins étaient souvent inféodés à celles-ci. Le chérif qui jouissait d’une réelle autorité sur les tribus parvenait donc à contrôler l’administration des villes, en exigeant des habitants que les affaires lui soient soumises plutôt qu’au vali et en les incitant à l’occasion à réclamer le départ d’un vali qui les gênait, suivant la tradition des pétitions au sultan. Les chérifs conservaient de cette façon la haute main sur les affaires de la région : ils contrôlaient en particulier le transport des pèlerins, qui leur rapportait de substantiels bénéfices grâce aux taxes et aux commissions perçues. Une gendarmerie spéciale, les « bichés », leur était attachée et servait à escorter les caravanes officielles et à mener des opérations contre les tribus récalcitrantes.
La mise en service du chemin de fer du Hedjaz, qui devait s’étendre à terme à La Mecque, Djeddah et au port yéménite de Hodeidah, risquait de remettre en question la liberté de manœuvre du chérif en favorisant l’établissement d’un contrôle plus direct du gouvernement ottoman sur cette région. D’autant plus que les Jeunes-Turcs, arrivés au pouvoir en juillet 1908, prônaient déjà une politique plus centralisatrice pour sauver l’Empire de l’émiettement. L’entreprise du chemin de fer du Hedjaz, œuvre du sultan Abdülhamid, fut ainsi reprise à leur compte par les Unionistes, comme en témoigne la cérémonie du 1er septembre 1908 qui suivit l’arrivée de la ligne à Médine [René Tresse (1937, p331) rapporte le discours enthousiaste prononcé à cette occasion par un journaliste d’Al-Liwâ (le quotidien fondé par Moustafa Kamil au Caire), affirmant que « le Prophète ne permit pas au chemin de fer d’atteindre la cité sainte avant que le calife ait accordé une Constitution à son peuple »].
C’est dans ce contexte que l’émir Hussein Ibn Ali fut nommé grand chérif par décret du sultan le 1er novembre 1908, contre la volonté du gouvernement unioniste, qui lui préférait Ali Haydar. Arrivé à La Mecque en décembre, le chérif Hussein devait s’opposer au constitutionnalisme et à la politique centralisatrice des Jeunes-Turcs. Les questions de la protection des pèlerins et de l’extension du chemin de fer eurent l’effet de révélateurs de ce conflit latent.
La défense de ses prérogatives politiques et religieuses par le chérif de La Mecque
Face à l’agitation des tribus en 1908-1909, l’activité du chérif Hussein consista d’abord à rétablir l’ordre et à consolider son autorité dans la région. Sa légitimité dépendait en effet de sa capacité à assurer la protection des pèlerins. Au cours de l’été 1909, il parvint à soumettre au nom du sultan les tribus entourant les villes saintes, notamment les Harb, qui avaient bloqué les routes et commis des actes de brigandage sur les caravanes en 1908. Le pèlerinage de 1909-1910 put ainsi s’effectuer dans de bonnes conditions de sécurité [voir le rapport que fit à ce sujet le consul de France à Djeddah, le 6/03/1910, dans NS Turquie 148, p. 4-22]. Pourtant, l’amîr al-hajj de la caravane syrienne, Abd al-Rahmane al-Youssef, un membre du Comité Union et Progrès, annonça que les pèlerins syriens rentreraient par voie maritime, sous prétexte que le mahmal avait été attaqué à l’aller. S’opposant à ce qui constituait une atteinte à ses prérogatives, le chérif Hussein contraignit Abd al-Rahmane al-Youssef à démissionner, après seize années de service, et à rentrer seul par bateau en Syrie : le mahmal syrien fut en effet raccompagné jusqu’à Damas sous la protection d’une escorte dirigée par le fils (Abdallah) et le frère (Nasser) du grand chérif (Baker, 1979 ; Al-Amr, 1974).
Le chérif Hussein eut également l’occasion de prouver sa capacité à assurer la protection des pèlerins lorsque le mahmal égyptien emprunta le chemin de fer pour la première fois, à la fin de l’année 1910, et lors du pèlerinage du sultan marocain Moulay Hafid en 1913 : à chaque fois, le chérif envoya ses représentants, ses fils, accueillir les caravanes officielles à Médine et les escorter jusqu’à La Mecque [voir NS Turquie 148, dépêche du consulat de France en Égypte à Pichon (le 25/10/1910), p33, et la dépêche de Coulondre à Pichon (le 24/10/1913), p157]. L’expédition menée par le chérif de La Mecque contre les troupes d’Abd al-Aziz Ibn Séoud en 1910 lui permit d’affermir son autorité sur les routes empruntées par les pèlerins venant du nord, en établissant son contrôle sur la région du Qasim, située à l’est de Médine. Tout en demeurant loyal au gouvernement ottoman, le chérif Hussein ne tolérait pas que celui-ci empiète sur son autorité, et il exigea la démission de cinq valis avant la Première Guerre mondiale : il était servi à Constantinople par des amitiés haut placées qui pouvaient infléchir la politique des Unionistes en sa faveur. Cependant, le coup d’État de janvier 1913 établit dans la capitale ottomane un gouvernement unioniste dominé par un « triumvirat » (Enver, Talaat et Djemal), soutenu par le grand-vizir Chevket Pacha et décidé à imposer la centralisation ottomane, y compris à la province du Hedjaz.
La résistance du chérif à l’extension du chemin de fer
Le chemin de fer apparut rapidement comme une menace potentielle à l’autorité du chérif au Hedjaz : un premier signe des transformations politiques induites par ce moyen de transport plus rapide, capable d’acheminer facilement des troupes ottomanes en Arabie, avait été donné par le détachement de Médine du vilayet du Hedjaz, quelques temps après l’aboutissement de la voie ferrée dans cette ville, et son rattachement au ministère de l’Intérieur sous le prétexte de son raccordement au réseau télégraphique. Les tribus bédouines avaient déjà été encouragées par le chérif Awn al-Rafiq et le vali Ahmed Ratib à s’attaquer à la ligne télégraphique et à la voie ferrée du Hedjaz avant 1908, dans le cadre des rivalités qui opposaient les courtisans d’Abdülhamid à son conseiller et responsable du projet, Izzet Pacha. Le chérif Hussein utilisa à son tour les craintes des tribus bédouines de perdre les bénéfices du passage des pèlerins par leurs territoires, pour les dresser contre l’extension du chemin de fer au sud de Médine.
Après le coup d’État de 1913, les Unionistes nommèrent un nouveau vali pour le Hedjaz, Wahib Bey, qu’ils mandatèrent pour imposer la centralisation ottomane, à travers l’application de la loi sur les vilayets (qui réduisait les pouvoirs du chérif par l’établissement d’un Conseil élu) et l’extension du chemin de fer. Des troupes furent envoyées au Hedjaz pour aider le nouveau vali à appliquer cette politique. Les tribus bédouines réagirent sur la consigne de Hussein, qui leur expliqua les effets que pourraient avoir les mesures centralisatrices : leur activité de transport caravanier serait ruinée, les Turcs n’auraient plus besoin d’acheter la sécurité des pèlerins, et le chérif de La Mecque ne pourrait plus s’interposer dans les combats qui les opposeraient aux troupes ottomanes. Les routes reliant Médine à La Mecque, et ces deux villes à la mer Rouge furent coupées, le chef de la police enlevé, et la population de La Mecque manifesta devant les quartiers ottomans. Un télégramme demandant l’abandon des projets d’extension de la ligne du Hedjaz et le maintien des prérogatives judiciaires du chérif fut adressé à Constantinople. Le gouvernement envisagea alors une action militaire pour déposer le chérif Hussein, mais cette opération fut évitée de justesse grâce à l’intervention du nouveau grand-vizir, Saïd Halim Pacha, un ami du chérif de La Mecque, qui proposa d’attendre le versement du prêt que la France devait accorder à l’Empire. Un télégramme annonçant la suspension du projet d’extension fut donc envoyé à La Mecque, ce qui permit le rétablissement des communications terrestres.
Une dernière tentative d’imposer le chemin de fer au chérif de La Mecque eut lieu avant la Première Guerre mondiale. Talaat Pacha adressa au fils de Hussein, Abdallah, une proposition selon laquelle, en échange de l’acceptation du chemin de fer, le chérif Hussein se verrait reconnaître le contrôle de la ligne et d’une partie de ses ressources, recevrait une somme de 250 000 livres turques pour les tribus, et conserverait son autorité et celle de sa descendance sur le Hedjaz. Si le chérif refusait cette proposition, il serait déposé. Hussein, méfiant, parvint à temporiser jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale, à partir de laquelle les Unionistes furent plus soucieux de gagner son soutien dans l’appel des musulmans à la guerre sainte que de poursuivre la construction du chemin de fer (Baker, 1979).
Un nouveau motif d’ingérence dans les affaires de l’Empire ottoman pour les puissances européennes
Le pèlerinage à La Mecque et Médine concernait également les puissances européennes qui administraient des pays musulmans, comme l’Angleterre (en Inde et en Égypte), la France (en Algérie et en Tunisie, puis au Maroc à partir de 1912), la Hollande (en Indonésie), l’Autriche-Hongrie (en Bosnie-Herzégovine à partir de 1908), ou l’Italie (en Libye à partir de 1911), dans la mesure où elles organisaient le transport des pèlerins par bateau, administraient certaines quarantaines maritimes et contrôlaient la plupart des compagnies maritimes.
Ces puissances, auxquelles il faudrait ajouter l’Allemagne et les États-Unis, étaient également concernées, en général, par les affaires de l’Empire ottoman, où elles comptaient divers intérêts moraux et matériels à la veille de la Première Guerre mondiale. La construction puis la mise en service du chemin de fer du Hedjaz attira l’attention de certaines d’entre elles, tant à cause des risques sanitaires nouveaux que cette ligne faisait courir, que par ses conséquences économiques et politiques réelles ou supposées.
La France fut sans doute le pays qui se préoccupa le plus de ces questions, essentiellement à cause de la concurrence faite par la compagnie du Hedjaz à la société ferroviaire française du DHP (Damas-Hauran-Prolongements) et à cause de sa politique coloniale en Afrique du Nord. La nouvelle organisation sanitaire du pèlerinage qu’impliquait la mise en service de la ligne du Hedjaz constitua donc pour ces puissances un nouveau motif d’ingérence dans les affaires de l’Empire ottoman.
Les enjeux internationaux du transport des pèlerins par le chemin de fer du Hedjaz
D’après le rapport sur le pèlerinage de 1910-1911, sur les 90 062 pèlerins arrivés à Djeddah par bateau, 39 765 venaient du nord (soit 44%), et la plupart des pavillons étaient européens, comme en atteste le tableau suivant :
Établi d’après les chiffres donnés par le consul de France à Djeddah en annexe à sa dépêche du 25/01/1911. Voir NS Turquie 148, p. 62 |
Sur le total des pèlerins transportés à Djeddah par bateau, presque les trois-quarts l’étaient par des compagnies anglaises, tandis que les navires ottomans ne prenaient en charge que la vingtième partie des pèlerins arrivant par mer. On remarque également l’absence de compagnies françaises, en raison de l’interdiction faite cette année-là aux musulmans d’Algérie et de Tunisie d’effectuer le pèlerinage à La Mecque. Il va de soi que la préférence des pèlerins pour le chemin de fer, surtout au retour de La Mecque et de Médine, pouvait entraîner des pertes importantes pour ces compagnies. Le nombre de ceux qui empruntèrent ce nouveau moyen de transport resta limité avant 1914 [d’après les chiffres des rapports annuels de la gare du Hedjaz, repris par Tresse (1937)]. Mais l’extension du chemin de fer à La Mecque et le raccordement de la ligne du Hedjaz aux réseaux septentrionaux laissaient présager l’abandon définitif du transport par bateau par les pèlerins venant de Syrie, d’Anatolie et de Russie. Quant aux pèlerins venant d’Égypte, d’Afrique du Nord et des Balkans, ils auraient pu choisir de combiner les deux moyens de transport et de ne reprendre le bateau qu’à partir des ports syriens, ce qui aurait causé la ruine des compagnies maritimes, obligées de regagner la côte méditerranéenne à vide depuis Djeddah. Seules les compagnies couvrant les pays de l’océan Indien et du golfe Persique seraient épargnées par le détournement du trafic sur le chemin de fer du Hedjaz.
Ce risque économique peut avoir incité certaines de ces compagnies à faire pression sur leurs gouvernements pour qu’ils limitent l’usage du chemin de fer à leurs ressortissants musulmans. L’Angleterre, la Russie, la France exerçaient en effet respectivement leur autorité sur les régions d’origine d’une part importante des pèlerins et organisaient en partie le voyage des pèlerins à La Mecque, en établissant les autorisations individuelles, en contrôlant le transport par bateau, le passage par les lazarets (notamment ceux de Tor au Sinaï et de Cap Matifou en Algérie), et en assurant parfois le rapatriement des pèlerins indigents sans billet de retour. Cet encadrement leur donnait le pouvoir d’interdire le pèlerinage, comme le fit la France à plusieurs reprises (notamment trois années de suite, de 1910 à 1913), mais aussi de contrôler les itinéraires des pèlerins, et en particulier d’empêcher leur retour par le chemin de fer.
L’usage du chemin de fer par les pèlerins ressortissants des pays administrés par ces puissances comportait en effet un certain nombre de risques, dont le moindre n’était pas la propagation des épidémies de choléra, qui sévissaient régulièrement au Hedjaz : les rapports des consuls, s’inspirant de leurs propres observations et des comptes-rendus des médecins musulmans, évoquaient presque chaque année (surtout en 1908, 1911 et 1912) plusieurs milliers de décès dus aux mauvaises conditions sanitaires à La Mecque, Médine ou Djeddah. La mise en service du chemin de fer du Hedjaz inquiéta les organismes sanitaires internationaux, tels que l’Office international d’hygiène publique réuni pour la première fois à Rome le 10 novembre 1908, qui alerta les gouvernements européens sur les risques nouveaux pesant sur les colonies et, partant, sur les pays européens eux-mêmes. Une note interne au ministère des Affaires étrangères se fait l’écho de ces inquiétudes :
« Le fonctionnement prochain du chemin de fer qui, une fois achevé, mettra La Mecque à quelques jours des centres habités de la Syrie et de ses ports sur la Méditerranée, crée, de toute évidence, surtout pour les États européens, des risques sérieux de contamination contre lesquels il importe de se prémunir. C’est là un complément de l’œuvre accomplie en 1903 que les circonstances ont rendu nécessaire. » [Voir la note de la direction des Affaires administratives et techniques à la direction des Affaires politiques et commerciales (en date du 2/08/1909), dans NS Turquie 148, p175-179.]
Cette note fait allusion à la conférence sanitaire de Paris (1903), qui réglementait le transport en bateau à l’aller et au retour du Hedjaz, mais n’abordait pas la question du chemin de fer. À la veille de la mise en service de la ligne du Hedjaz, ce risque poussa les puissances à réclamer à la Turquie des garanties sanitaires et à envisager l’organisation d’une nouvelle conférence internationale pour mettre en place des mesures préventives. Le lazaret de Tebouk, mis en place dès 1908 pour accueillir les pèlerins empruntant le chemin de fer, ne satisfaisait pas les délégués sanitaires européens, qui soulignèrent les passages clandestins (favorisés par les bédouins) et l’absence d’un deuxième contrôle au passage dans les ports syriens, comme c’était le cas pour les voyageurs par bateau.
Arrivée simultanée de deux trains au lazaret de Tébouk |
Enfin, la mise en service de la ligne du Hedjaz représentait une menace d’ordre politique pour certaines de ces puissances, notamment la France qui craignait que ses ressortissants musulmans n’échappent à son contrôle en passant par la Syrie. L’ambassadeur de France à Constantinople rapporte ainsi l’information transmise par le délégué français au Conseil supérieur de santé à Constantinople, selon laquelle 735 pèlerins algériens seraient passés par le lazaret de Tebouk en 1908, et encore 213 en 1909, malgré l’interdiction qui leur avait été faite par les autorités françaises d’emprunter le chemin de fer. Lors du pèlerinage de 1910-1911, la majorité des 500 musulmans algériens ayant enfreint l’interdiction d’effectuer le pèlerinage arriva au Hedjaz par le chemin de fer. Quant aux 1051 pèlerins marocains arrivés à Djeddah par bateau en 1912, une partie d’entre eux prit le train à Médine au retour [voir la dépêche de Bompard (en date du 21/06/1910) dans NS Turquie 148, p23, et les dépêches du consul de France à Djeddah : NS Turquie 148, p47-62 (25/01/1911) et NS Turquie 148, p137-139 (14/12/1912)]. Pour les autorités françaises, ces pèlerins maghrébins risquaient non seulement de propager les épidémies à leur retour en Algérie ou au Maroc, mais aussi de diffuser en Syrie, où la République cherchait justement à rétablir son prestige au sein de la population musulmane, une mauvaise image de l’administration coloniale française et d’adopter un discours panislamiste mettant en péril la loyauté de leurs coreligionnaires en Afrique du Nord. Il existait en particulier à Damas une communauté d’Algériens naturalisés ottomans, grossie des « émigrés de Tlemcen » ayant fui la conscription des musulmans en Algérie, qui entretenait des sentiments de haine vis-à-vis de la France, et qui risquait de « contaminer » les esprits de leurs compatriotes (pour reprendre le vocabulaire hygiéniste employé par les responsables français de l’époque) [voir, entre autres, la dépêche du consul de France à Damas (Piat) à Pichon en date du 14/11/1910 dans NS Turquie 148, p39].
Ces considérations ont pu avoir leur poids dans les mesures prises par les autorités françaises à l’égard de leurs sujets musulmans après 1908, notamment la décision d’interdire aux ressortissants algériens, tunisiens, puis marocains d’effectuer le pèlerinage à La Mecque en 1910, 1911 et 1912 [voir les dépêches et télégrammes suivants dans NS Turquie 148 : Piat à Pichon (le 5/11/1910), p36 et Gouverneur général de l’Algérie (19/11/1910), p42 ; annotation à la dépêche du consul de France à Djeddah (16/09/1911), p77 ; délégué de la Résidence générale à Tunis (5/10/1912), p136].
La réaction des puissances européennes à la mise en service de la ligne ottomane : l’exemple de la France
La prise de conscience des différents risques engendrés par le transport des pèlerins par le chemin de fer poussa les puissances européennes concernées à s’impliquer davantage dans l’organisation du pèlerinage à La Mecque à partir de l’ouverture de la ligne du Hedjaz en 1908. La France se montra particulièrement active en ce domaine et chercha à étendre son contrôle à la fois sur l’organisation sanitaire internationale dans l’Empire ottoman, et sur les mouvements de ses ressortissants maghrébins au moment du pèlerinage.
L’examen des dépêches adressées à la Direction des affaires politiques et commerciales du ministère des Affaires étrangères à Paris permet de se rendre compte des différentes tentatives faites par les responsables français de l’époque pour maintenir, voire pour accentuer la « tutelle sanitaire » de leur pays sur l’Empire ottoman, selon l’expression de l’ambassadeur français à Constantinople, Bompard, après l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs et la mise en service du chemin de fer en 1908. La France a d’abord cherché à obtenir l’adhésion des Turcs à la Convention sanitaire internationale de 1903, qui fixait les attributions du Conseil supérieur de santé de Constantinople, dans lequel la France était représentée par un délégué. C’est à travers ce Conseil que les médecins français et anglais, notamment, pouvaient effectuer des enquêtes sur la situation sanitaire de l’Empire et en tenir informés leurs gouvernements. Bompard proposa également de politiser la fonction du délégué français, en déplaçant le docteur Mirabel (qui, selon l’ambassadeur, n’était pas aussi actif que son homologue anglais, le docteur Clemow), et en confiant le poste à un consul, qui serait chargé de « renseigner par écrit l’ambassade sur ses fonctions et les discussions de chaque séance du Conseil », à l’image du délégué français au Conseil quarantenaire d’Égypte établi à Alexandrie [voir la note de l’ambassadeur de France à Constantinople (Bompard), dans NS Turquie 147, p197].
La France chercha à aller plus loin dans l’établissement de cette « tutelle sanitaire », œuvre dans laquelle elle entendait jouer un rôle prépondérant, à la mesure de ses intérêts traditionnels dans l’Empire ottoman. C’est pourquoi elle proposa d’organiser une conférence sanitaire internationale, pour discuter des mesures préventives à mettre en place contre les risques nouveaux de propagation des épidémies de peste et de choléra, et d’établir « un régime de surveillance sur le chemin de fer de La Mecque » [voir la note déjà citée de la Direction des affaires administratives et techniques (en date du 2/08/1909), NS Turquie 147, p175-179]. Prévue pour avril 1910, cette conférence eut finalement lieu à Paris du 7 novembre 1911 au 17 janvier 1912 : les délégués européens (notamment russes et autrichiens) mirent en évidence l’insuffisance des moyens de transport et des installations sanitaires, et proposèrent l’établissement de nouveaux lazarets contrôlés par des médecins européens (rattachés au Conseil supérieur de santé) à Haïffa et à Beyrouth. La réponse de la Turquie, à travers son délégué le docteur Qasim Ezzedine, fut qu’« il (n’appartenait) pas au Conseil supérieur d’assurer la défense sanitaire » de la ligne du Hedjaz car celle-ci était « purement intérieure et purement ottomane » [extrait du compte-rendu de la Conférence sanitaire internationale de Paris, 1912, p278, cité par Tresse (1937, p343)]. Elle affirmait ainsi sa souveraineté contre les tentatives d’ingérence européennes, tout en promettant par ailleurs le déblocage d’un crédit de six millions de francs pour lutter contre le choléra le long de la voie du Hedjaz.
Parallèlement à ces tentatives d’étendre son influence sur l’organisation sanitaire de l’Empire ottoman, à travers son délégué au Conseil supérieur de santé ou par l’organisation de la conférence internationale de Paris, le gouvernement français chercha à renforcer son contrôle sur les déplacements des pèlerins musulmans d’Afrique du Nord, rendus plus libres de leurs mouvements depuis la mise en service du chemin de fer du Hedjaz. Sa politique consista d’abord à interdire aux Algériens et aux Tunisiens d’emprunter le train à leur retour des villes saintes, puis à interdire complètement le pèlerinage musulman entre 1910 et 1913, sous prétexte des risques sanitaires (sauf en 1911, où l’interdiction fut motivée par la guerre italo-turque), imposant aux contrevenants de lourdes amendes. Cette mesure fut relativement efficace, si l’on en croit le nombre des pèlerins maghrébins débarqués à Djeddah entre 1909 et 1914 :
Ce tableau a été réalisé d’après les informations contenues dans NS Turquie, registres 147 et 148 |
On remarque le faible nombre des pèlerins algériens et tunisiens jusqu’en 1913, tandis que celui des Marocains varie peu : bien que la France ait établi son protectorat au Maroc en 1912, et qu’elle lui ait appliqué la mesure d’interdiction frappant les pèlerins algériens et tunisiens cette année-là, l’information n’arriva qu’après le départ des 1 051 Marocains de Tanger. En 1913-1914, on note l’augmentation des pèlerins maghrébins arrivés à Djeddah, suite à la levée de l’interdiction. Cette dernière mesure est saluée par le consul de France à Damas, Ottavi, qui signale ses effets annihilants sur les campagnes de la presse arabe contre la France [dépêche d’Ottavi à Pichon (en date du 22/10/1913), NS Turquie 148, p156]. Auparavant, les consuls de France à Djeddah avaient mis l’accent sur la nécessité de ne plus interdire le pèlerinage des musulmans maghrébins, car cela faisait du tort à l’image de leur pays et cela encourageait les départs clandestins, tandis que le risque sanitaire et politique était minime [voir notamment le rapport du consul de France à Djeddah (Mourey) sur le pèlerinage de 1911-1912, dans NS Turquie 148, p85-90 (en date du 22/02/1912)].
Les responsables français des Affaires étrangères envisagèrent alors des mesures moins radicales, et plus conformes à la politique musulmane de la République, pour prévenir les risques liés à l’utilisation du chemin de fer par les pèlerins maghrébins. Dès 1909, le ministre des Colonies proposait de s’inspirer des mesures prises par le gouvernement d’Autriche-Hongrie concernant « la réglementation sanitaire du pèlerinage, la surveillance du mouvement annuel et le contrôle de l’état des ressources des candidats au pèlerinage » [dépêche du 21/05/1909, NS Turquie 147, p174].
Enfin, au cours des deux années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, il fut question de faire passer les pèlerins maghrébins par Beyrouth, à travers le chemin de fer du Hedjaz et la ligne du DHP, à l’effet d’encourager l’entreprise ferroviaire française et de mieux contrôler les mouvements des musulmans d’Afrique du Nord : une note du 27 juillet 1914, reprenant diverses études réalisées par le consul à Djeddah et par la société du DHP sur les itinéraires des pèlerins, évoque « le profit moral et matériel » que la France retirerait de l’encadrement des pèlerins sous la forme d’une caravane officielle (à l’image du mahmal égyptien), et de leur orientation sur Damas, dont la visite est préconisée par l’islam [voir pour ces différentes études : NS Turquie 148, p93-94 (16/02/1912) ; p103-105 (15/06/1912) ; p143-149 (3/01/1913)].
À la veille de la Première Guerre mondiale, et face à la perspective de recourir aux musulmans maghrébins dans l’effort de guerre, la France semblait s’être réconciliée avec le chemin de fer du Hedjaz et songeait même à encourager le pèlerinage à La Mecque, après y avoir vu une menace sanitaire et politique. Outre l’évolution du contexte international, les accords franco-turcs de 1913 et 1914, prévoyant une compensation à la ligne Damas-Mzérib du DHP pour la concurrence qui lui est faite par la ligne du Hedjaz, sont sans doute en partie responsables de ce changement d’attitude.
Au terme de cette étude, nous voyons se dégager les effets de la mise en service du chemin de fer du Hedjaz et de son utilisation dans le transport des pèlerins musulmans jusqu’à Médine, et cela à plusieurs niveaux.
Au niveau des pèlerins, il s’agit d’une amélioration considérable des conditions du voyage vers les villes saintes, autrefois long, périlleux et coûteux, qui induit un changement dans les habitudes et dans les représentations du pèlerinage, en amont et en aval de la réalisation du rituel proprement dit. Grâce au chemin de fer, disparaissent les dangers et la fatigue liés au transport caravanier, mais en même temps l’effort dans l’accomplissement d’un des piliers de l’islam et, peut-être, une certaine forme de réalisation spirituelle et de rencontre avec le divin.
Du point de vue des tribus bédouines, qui vivent du transport ou du rançonnement des pèlerins dans le Hedjaz, le chemin de fer apparaît bien vite, passé le premier étonnement, comme une menace. Pour préserver le système d’exploitation du pèlerinage musulman, les bédouins s’attachent dès sa construction à détruire la ligne de chemin de fer, perçue de plus comme étrangère en dépit de sa dimension religieuse, puisqu’elle est l’œuvre du pouvoir central. De même qu’ils avaient attaqué la ligne du télégraphe une décennie plus tôt, les bédouins mènent leurs premières actions de sabotage contre les rails et attaquent les stations de train en 1908, 1910 et 1913-1914.
Le chérif Hussein saura habilement utiliser ces craintes au profit de sa lutte contre la centralisation voulue par les Jeunes-Turcs, qui se traduisait notamment par une atteinte portée à ses prérogatives religieuses de gardien des lieux saints et de protecteur des pèlerins. Au cours de cette période, il doit se battre pour conserver son rôle et son rang, mais aussi pour préserver les profits qu’il tire du pèlerinage et qui risqueraient d’être entamés par un contrôle accru du gouvernement ottoman sur sa région. En ce sens, il heurte de front la politique centralisatrice inhérente au projet du chemin de fer et poursuivie par les Jeunes-Turcs. Cette attitude pourra le conduire à choisir le camp des Alliés au cours de la Première Guerre mondiale.
Les puissances occidentales sont déjà présentes dans la région et concernées par le pèlerinage à La Mecque à travers les risques de contamination sanitaire et « idéologique » représentés respectivement par les épidémies de choléra qui sévissent dans le Hedjaz et par la propagande panislamique qui touche leurs sujets musulmans. L’ouverture d’une ligne de chemin de fer entièrement contrôlée par le gouvernement ottoman accroît le risque de propagation des épidémies, comme celui de diffusion du discours anti-occidental dans les colonies. À cela s’ajoute la concurrence faite au chemin de fer français en Syrie et aux compagnies de navigation britanniques dans la mer Rouge. Autant de raisons pour les puissances coloniales de l’époque de s’opposer à l’utilisation du chemin de fer du Hedjaz par les pèlerins musulmans qui relèvent de leur administration, voire à interdire tout bonnement le pèlerinage à La Mecque pour des motifs sanitaires. Sous ce même prétexte, la France tente à cette époque une nouvelle forme d’ingérence dans les affaires de l’Empire ottoman, que l’on pourrait déjà qualifier d’« humanitaire », en cherchant à contrôler l’organisation de la défense sanitaire de la ligne de chemin de fer du Hedjaz, ce qui lui sera refusé par l’administration ottomane.
Cette conjonction d’oppositions au chemin de fer du Hedjaz aura sans doute son rôle à jouer dans l’abandon précoce de cette voie de communication, sévèrement endommagée par les actions de sabotage menées par les troupes arabes engagées aux côtés des Alliés. D’autant plus que le nouveau découpage territorial de la région, issu de la Première Guerre mondiale, partage désormais le contrôle de la ligne entre trois États aux relations bientôt conflictuelles.
Kaïs Ezzerelli : Le pèlerinage à La Mecque au temps du chemin de fer du Hedjaz (1908-1914) in Sylvia Chiffoleau, Anna Madœuf (dir.), Les pèlerinages au Maghreb et au Moyen-Orient. - Institut français du Proche-Orient
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Le ministère des Waqfs [وزارة الاوقاف] (en charge des Affaires religieuses communique) : Les autorités saoudiennes refusent tout visa aux citoyens syriens pour le Hajj, une septième année consécutive depuis 2012…
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de la Communauté syrienne de France
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