"Une guerre révolutionnaire à l'heure de la détente. Cette formule résume l'originalité et le sens profond de la lutte de libération
nationale menée depuis cinq ans par le peuple cambodgien (sic)
contre l'agression américaine", écrit Patrick Ruel le 17 avril 1975.
Quelques jours plus tard, il parlera de
"calomnies" pour qualifier les premières informations rapportant des cas d'exécutions et d'évacuations massives commises par les troupes de Pol Pot.
Depuis,
Libération n'aurait donc rien dit sur les atrocités commises par les Khmers rouges, aurait jeté dans les poubelles de l'oubli sa sympathie passée pour les communistes radicaux du Kampuchea démocratique. Et n'aurait pas renié ses errements gauchistes et ses aveuglements sur ce chapitre très douloureux du Cambodge.
C'est peut-être séduisant aux yeux de certains, mais c'est inexact. Tardivement (sûrement), le journal a fait part de ses erreurs et de ses
égarements. C'était le 13 février 1985 [bien tard !].
Dans un long commentaire, Patrick Sabatier revenait sur sa
"déchirure". Cette année-là, le journal consacrait plusieurs pages au très beau film de
Roland Joffé, La Déchirure, qui sortait en salles.
"A trop avoir voulu "avoir raison" de cette guerre, on s'est laissé aveugler, on n'a rien vu, rien compris- ou presque", écrivait Patrick Sabatier.
Il poursuivait.
"Nombreux sont aujourd'hui les imbéciles qui peuvent ricaner de tous ceux, journalistes en premier lieu, qui ont applaudi en 1975, à la victoire des Khmers rouges. Rares sont ceux qui, à l'époque, avaient imaginé, ne fut-ce qu'une partie de ce que serait la révolution khmère rouge. Rares aussi ceux qui, dès les premiers récits de réfugiés échappés du Cambodge, ont accepté ce qui devait rapidement s'imposer : l'existence d'un auto-génocide par la combinaison de la famine, du dogmatisme imbécile et des massacres."
Ils sont peu nombreux effectivement à avoir pu témoigner de la folie exterminatrice des Khmers rouges. Comme nous l'avons indiqué à
plusieurs reprises,
François Ponchaud fut l'un de ceux-là.
"Les révolutionnaires ont sans doute des choses autrement importantes à faire en ce moment que de permettre aux journalistes de faire leur
travail", rapporte Sabatier en citant une de ses phrases extraites d'un article de 1975.
Dix ans plus tard, il analyse:
"Les spectateurs du film (la Déchirure)
apprécieront la stupidité de l'auteur de ces lignes. Il a fallu la mort d'un ami aux mains des Khmers rouges, la rencontre avec un Pin Yathai (auteur de l'
Utopie meurtrière),
puis la visite des champs de la mort Khmers rouges et des camps de réfugiés en Thaïlande, au lendemain de l'invasion vietnamienne (en janvier 1979
pour que je regarde en face la vérité de l'aveuglement qui avait été le mien comme celui d'autres. Un aveuglement qui a ses raisons, mais n'a pas d'excuse", écrivait le journaliste de
Libération. Qui concluait :
"Cette déchirure-là ne s'est pas cicatrisée, et elle ne le sera jamais."
Jean Lacouture, qui a également couvert les événements cambodgiens, a confié lui aussi (et il n'est bien sûr pas le seul)
"avoir trop longtemps ignoré la réalité des camps des Khmers rouges", comme il l'a confié à Gilbert et Nicole Balavoine dans un livre d'entretiens publié en février par les éditions Confluences (
Jean Lacouture ou le goût des autres).
Il conclut le chapitre sur le Cambodge, intitulé
"Un trop long silence", par ces phrases:
"Être journaliste, c'est d'abord écrire l'histoire immédiate. L'exercice est périlleux et comporte beaucoup de risques d'erreur. La pratique responsable de ce métier implique la correction de ces erreurs et la révision des points de vue. Cela peut se faire le lendemain, la semaine ou le mois suivant. Pour moi, cela a pris parfois beaucoup plus de temps, mais je l'ai fait. Il y a eu faute professionnelle. La confession n'absout pas le journaliste."
Arnaud Vaulerin