Olivier WEBER
Un voyage dans la banalité du mal
Les Khmers rouges ont régné sur le Cambodge de 1975 à 1979. À cette date, une partie d'entre eux ont dénoncé leurs chefs et négocié financièrement leur liberté. En échange de quoi, ils ont créé dans le nord du pays la « zone de Pailin », l'état de non-droit des anciens Khmers rouges ; ils n'ont jamais été jugés ni inquiétés.
Olivier Weber, non sans risques, enquête dans ce sous-royaume dirigé par d'anciens Khmers rouges et leurs complices et dont le maître est un ex-garde du corps de Pol Pot. Casinos, bordels, trafic de rubis, ils ont construit un état mafieux ou une mafia-état ou chacun sait qui sont les anciens bourreaux qui ont su se reconvertir. Comme souvent dans les zones de « post-conflit » se mêlent les victimes et ceux qui les ont traquées. Ici comme naguère, les relations humaines s'établissent dans la terreur ; ici on boit des bières entouré d'hommes qui ont broyé, torturé, enfermé leurs compatriotes avant de terroriser leur descendance.
Dans cette enclave sans frontière, les tortionnaires d'hier ont acheté la paix en installant une des chambres de compensation des mafias d'Asie. Des millions de dollars gonflent ainsi la masse des deux mille milliards de dollars illicites qui circulent chaque année dans le monde. Recyclage des consciences, recyclage de l'argent sale.
La nouvelle banalité du mal, que n'ont pas atteint les récents procès politiques qui se sont déroulés au Cambodge, se situe aussi dans cette criminalité organisée sur laquelle le monde ferme les yeux.
par Jean-Claude Lauret,
sur Boulevard Voltaire le 6 avril 2013
sur Boulevard Voltaire le 6 avril 2013
Olivier Weber nous plonge dans la république du silence…
Nulle plaque en cette rue Saint-André-des-Arts, au numéro 28, n’attire l’attention des passants. On aurait pu apprendre qu’en cet immeuble du vieux Paris, trois étudiants cambodgiens allaient, quelques décennies plus tard, accéder à la notoriété internationale. Il est normal, quand on a vingt ans, de vouloir transformer le monde et désirer le refaire. C’est le temps du radicalisme. Saloth Sâr, qui sera connu plus tard sous le pseudonyme de Pol Pot, et ses deux autres compères abreuvés de Karl Marx rêvent de révolution.
Une fois encore, il s’agit de faire du passé table rase. Il faut suivre l’exemple du Grand Timonier Mao Tsé-Toung qui a lancé sa révolution culturelle. Ils concoctent donc une série de plans qui devraient permettre la naissance de l’homme nouveau enfin débarrassé des innombrables scories d’une modernité aliénante. Le retour à la campagne est la première étape vers le salut. L’agriculture collectiviste et la disparition de la monnaie complètent le programme. Enfin, on fera la rééducation du peuple.
Une fois rentrés au Cambodge, le mot d’ordre est d’éliminer les élites. Il faut se débarrasser de toute urgence de ceux qui ressemblent à des notables. Les juges, les avocats, les professeurs, les instituteurs, les bonzes, les prêtres de ces religions venues d’Occident, les étudiants et autres porteurs de lunettes sont les victimes désignées d’une première série de purges. Il importe de chasser les urbains afin qu’ils se défassent des miasmes mortifères de la ville. En trois jours, deux millions de personnes sont expulsées de la capitale.
Olivier Weber, lauréat du prix Albert-Londres, grand reporter au Point, a parcouru la planète. Poussé par une téméraire curiosité, il a crapahuté en Afghanistan, en Iran. Il a erré à travers les forêts d’Amazonie et s’est glissé en Afrique dans des zones de guerre où les maquis s’agitaient. Voilà des décennies, il a aussi parcouru le Cambodge. Il y est retourné et a rapporté de ce voyage cet ouvrage que l’on prend comme un coup de poing dans la gueule.
Accompagné d’un jeune Cambodgien dont toute la famille a été exterminée, il s’enfonce dans la région de Pailin, refuge, à la frontière de la Thaïlande, des Khmers rouges chassés du pouvoir par les Vietnamiens lassés de leur folie exterminatrice. En cette zone autonome, sorte de sous-royaume à l’intérieur du Cambodge, les Khmers rouges sont omniprésents et règnent en toute impunité. Olivier Weber – et là se trouve l’originalité de son ouvrage – rapporte le singulier retournement des auteurs et complices d’un génocide qui dépasse l’entendement. À Pailin, les bourreaux terrorisent leur entourage. Ils ont des armes, de l’argent. La peur est partout. C’est une maladie terriblement contagieuse. Coupables et innocents sont inextricablement liés. Les anciens miliciens se sont noyés dans la foule. Ils ont apparemment disparu mais sont terriblement présents. Le résultat de cet étonnant mélange fait que les coupables se perçoivent comme des innocents, même s’ils reconnaissent du bout des lèvres avoir commis dans le passé quelques « petites erreurs ». La république du silence s’est installée au pays de l’inquiétude perpétuelle.
Un deuxième retournement, beaucoup plus terre à terre, suscite la réflexion et l’interrogation. Les Khmers rouges, zélateurs de Mao, ont prétendu dans le passé être les grands prêtres de la pureté marxiste-léniniste. Eux qui voulaient la suppression de la plus-value, de la monnaie, eux qui considéraient que toute relation sexuelle hors du mariage était passible de la peine de mort, sont devenus aujourd’hui des patrons de bordels, des trafiquants multicartes, des exploitants des mines de rubis et des intermédiaires dans les trafics les plus louches où de jeunes femmes sont condamnées à devenir des putains.
Pailin est la région du mal absolu, mais aussi de l’oubli. Ici, on ne parle plus du génocide. Il n’y aura pas de procès de Nuremberg pour juger tous ces crimes. Il y aura bien, à Phnom Penh, le procès d’une petite poignée de dirigeants, éminences exterminatrices de Pol Pot comme Duch, l’ancien chef du camp S21, procès qui sera retransmis à la télévision cambodgienne dans la plus grande indifférence.
Le reproche que l’on peut faire à l’auteur est de ne pas avoir rapporté, ne serait-ce qu’en quelques pages, ce procès tenu au début de janvier 2009 à Phnom Penh. Il aurait pu raconter qu’il fallut des années de tractations entre l’ONU et le gouvernement cambodgien pour que celui-ci puisse s’ouvrir. Une saga judiciaire de plus de trente ans de dérobades prenait fin. On peut aussi regretter qu’il n’ait pas, par une préface ou un prologue, raconté l’histoire de cet auto-génocide qui se déroula de 1975 à 1979. Il faut rafraîchir la mémoire des lecteurs et ne pas oublier que nombreux sont ceux qui n’étaient pas nés lorsque débuta cette tragédie. Il aurait dû aussi en rappeler le bilan, stade ultime du mal quand Saturne dévore ses propres enfants.
La machine à broyer le peuple fut en marche durant trois ans, huit mois et vingt jours. Au cours du règne de L’Angkar, durant 1361 jours, 1,7 million de Cambodgiens vont être avalés par un Moloch déchaîné. 1249 victimes sont quotidiennement sacrifiées pour le triomphe d’une cause sans nom, sans doctrine. Une cause qui, de fait, n’existe pas. Par-delà la barbarie, explique un rescapé, force est de constater un déferlement délirant de la stupidité.
Olivier Weber nous plonge dans la république du silence. Son grand mérite est de nous obliger à ne pas oublier cette extermination qui dépasse par son ampleur tous les holocaustes d’un XXe siècle qui n’en fut pourtant pas avare. Reste qu’il n’y aura pas de procès, pas plus que de regrets officiels de tous ceux qui, ici, ont soutenu les Khmers rouges. La plupart des responsables sont morts. Leurs descendants demeurent. Leur impunité nous oblige à nous montrer de plus en plus vigilants devant l’émergence de toutes les barbaries.
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