Qui ne risque rien n'est rien… sur le chemin de Damas, alors que les opinions ont cédé face aux faits…
on ne le dit assez : un âge n'en chasse pas un autre, tous les âges qu'on a vécu coexistent à l’intérieur de soi, ils s'empilent, et l'un prend le dessus au hasard des circonstances.

vendredi 16 septembre 2011

Vann Nath, peintre de la tragédie cambodgienne



Vann Nath, peintre de la tragédie cambodgienne

Au Cambodge, le plus illustre et infatigable porte-parole des victimes des Khmers rouges s'est éteint ce lundi 5 septembre 2011. Le peintre Vann Nath, 66 ans, comptait parmi la poignée de rescapés du centre de détention S-21, dont le directeur Douch est le premier ancien responsable des atrocités commises sous la férule de Pol Pot à avoir été jugé par un tribunal parrainé par les Nations unies.

Vann Nath n'a eu la vie sauve dans l'antichambre de la mort, S-21, que grâce à ses portraits en série de Pol Pot qu'on lui ordonnait de réaliser. Il s'était juré que s'il réchappait de cet enfer, il peindrait l'horreur vue et vécue. Pour que ses compagnons d'infortune ne soient pas morts pour rien, pour que la jeune génération sache et que la barbarie ne revienne pas.

Ses tableaux, décrivant crûment des scènes de torture, ont rejoint, après la chute du régime ultra-maoïste, les murs de S-21, transformé en musée du génocide. Il était parvenu à mettre des images sur l'indicible. Son ami, le réalisateur Rithy Panh, a dit de lui qu'il avait été ‘le premier à avoir entamé un travail contre l'oubli’. Dans son documentaire, S-21, la machine de mort khmère rouge (2003), Vann Nath avait accepté de se confronter à ses bourreaux d'hier. Même affaibli par une santé fragile, le peintre poursuivait inlassablement son rôle de passeur de mémoire auprès des jeunes et avait témoigné en 2009 au procès de Douch, avec la dignité et la sagesse qui lui étaient caractéristiques.

Après 10 jours de coma et plus de 30 ans passés à témoigner, la maladie a emporté Vann Nath. Il ne connaîtra pas la décision de la Cour suprême, qui tarde à se prononcer sur le verdict de Douch rendu en juillet 2010. 

L'adieu du cinéaste Rithy Panh à son ami Vann Nath

Rescapé du centre de torture S-21 et infatigable témoin des horreurs perpétrées par les Khmers rouges, Vann Nath est mort le 5 septembre. Rithy Panh, qui l'avait filmé dans son documentaire S-21 ou la machine de mort khmère rouge, lui a rendu un émouvant hommage lors de sa crémation à Phnom Penh

Extraits :
 Nath, 
Tu es parti trop tôt.
Il y a des salauds qui ont la peau dure et la vie longue.
Toi, tu savais les affronter.
Il y a des hypocrites qui ont la langue bien pendue et insultent la mémoire de leurs mots indécents.
Toi, tu savais leur répondre.
Tu étais un modèle d'intégrité et de courage.  
Tu domptais ta colère, tu calmais la mienne. Tu n'as pas choisi cette vie de grand témoin de l'Histoire qui fut la tienne, mais tu l'as assumée jusqu'au bout.

Quand Nuon Chea et Son Sen [deux hauts cadres du régime khmer rouge] déclaraient que S-21 était une invention des Vietnamiens, tu encaissais avec abnégation. Et tu reprenais ton travail de témoin, sans jamais renoncer, malgré les cauchemars. Ta victoire, notre victoire, fut le jour où Khieu Samphan [président du Kampuchea démocratique] reconnut que S-21 était une institution d'État. Ce jour-là, je t'ai vu sourire.
La qualité et la précision de tes récits étaient irremplaçables. Tu ne décrivais pas seulement la vie des détenus à S-21 mais tout le processus de déshumanisation qui était mis en œuvre pour vous effacer, pour vous réduire en poussière. Ta mémoire signe l'échec des Khmers rouges.
Tu as toujours été habité par le pardon, l'impossibilité de faire le moindre mal à un être humain. C'est ce principe-là qui te guidait même sous la torture à Battambang, même quand vous creviez à petit feu sur le carrelage de S-21. C'est ce principe-là et un courage inouï qui t'ont conduit à demander à Duch d'épargner ton compagnon, le peintre Bou Meng [un autre rescapé], dans l'atelier de S-21 où votre vie ne tenait qu'à un fil.
Nath, tu étais un homme juste.
Ce calme et cette douceur qui te caractérisaient ont désarmé les anciens Khmers rouges. Je ne voulais pas que tu rencontres Houy [un des tortionnaires] quand je tournais avec lui à S-21. Mais tu es revenu chercher tes pinceaux. Tu l'as vu. Tu as fumé cigarette sur cigarette puis tu l'as conduit par l'épaule vers tes tableaux. Tu lui as demandé si ce que tu avais peint était vrai ou pas. Ce geste que tu as eu n'était pas un geste de réconciliation mais un geste pour lui faire comprendre : "Tu dois dire la vérité, tu nous dois ça, à moi et aux victimes." Houy a tout reconnu. Une étape essentielle venait d'être franchie : un bourreau entamait à son tour un travail de témoignage.
Et quand je t'ai demandé il y a quelques années pourquoi ce jour-là tu étais revenu à S-21, tu as répondu que les âmes des morts t'avaient guidé.
Comme eux, avec eux, je sais que tu continueras à nous guider.
Tu as toujours témoigné pour les victimes, tu as été leur voix, leur porte-parole. Les victimes voulaient savoir, elles réclamaient justice.
Vous étiez 36 dans le camion de la mort, qui vous a transportés de Battambang à S-21. Vous vous étiez fait une promesse : celui qui survivra, témoignera. Cette promesse, tu l'as tenue, non seulement pour tes 35 compagnons mais aussi pour les 12 380 victimes officielles et pour toutes celles qui n'ont pas laissé de traces. Tu as rendu aux morts leur histoire. Ils ne sont plus des nombres et des statistiques que l'on cite dans les livres et les journaux.
 Quand d'autres ont déclaré qu'il fallait fermer S-21, tu t'y es farouchement opposé.
Tu as toujours eu peur que l'existence de S-21 soit remise en cause, et que les jeunes générations ne sachent qui vous étiez. C'est pour ça que tu as accepté de travailler avec moi pendant plus de vingt ans. Nous avons gagné cette bataille.
Ce qui est terrible, c'est que tu ne connaîtras pas la condamnation finale de Duch [l'ancien directeur de S-21, condamné en première instance par le tribunal des Khmers rouges mais dont le jugement en appel n'a toujours pas été rendu]. Cette justice-là ne te mérite pas. Elle traîne, elle soigne les bourreaux mais elle oublie les victimes. Tu as pourtant toujours servi la justice. La seule chose qui t'importait était de témoigner. Tu n'étais pas partie civile contre Duch car rien, à tes yeux, n'aurait jamais pu réparer le mal qui avait été fait. Et tu ignorais le sentiment de vengeance. Tu voulais raconter. Tu maîtrisais parfaitement l'idéologie de S-21, tu avais une analyse sur la situation extrême que tu avais vécue. Il te fallait témoigner et témoigner encore pour rétablir la vérité ; tu étais convaincu que cela suffirait à les condamner. 
Nath, tu incarnais pour nous tous le mot dignité.
Ton témoignage va au-delà du drame cambodgien, il appartient à l'histoire de l'humanité. Sa portée est universelle. Elle pose une question centrale sur l'homme et ses responsabilités.
Aujourd'hui, nous voilà orphelins de ta sagesse.
 Mais tu es parti en laissant des empreintes profondes : des œuvres, des paroles, des conseils, des souvenirs.
Et tu visites nos rêves. Ton esprit nous accompagne. Nous ne t'oublierons jamais.
 Mais nous ne sommes pas seuls. Des milliers d'âmes t'attendent, dont tu as défendu la mémoire toute ta vie.
Le temps est venu pour elles aussi de te rendre les honneurs.



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