Et si l'on causait ?…
Autour de l'actualité au Moyen-Orient, une conversation ô combien savoureuse, édifiante et vraie entre vieux de la vieille ! Les Ours apprécieront…
Macron et le Proche-Orient au tribunal des Ours
[Cet article a été rédigé alors que Netanyahou n’avait pas encore infligé une nouvelle avanie aux “créateurs“ de l’État d’Israël :
le bannissement de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies
pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) sur tout le territoire occupé.]
par Hannibal
Plus je vais, plus Macron me plaît. Je vois bien que cette dilection n’est pas partagée. On lui en veut pour tout. Les gilets jaunes. Le crime contre l’humanité en Algérie. Le covid quoi qu’il en
coûte. La dette. L’entrée de Manouchian au Panthéon. L’inscription du droit à l’avortement dans la Constitution. Les vitraux de Notre-Dame. La réforme des retraites. Les impôts. La guerre en Ukraine. Et ce n’est qu’un échantillon. Tout cela est fort injuste. On ne veut pas comprendre ce qu’est la révolution arc-en-ciel et ce que sont devenus un président français, un parlement français, des fonctionnaires, des médias français, un gouvernement français. Si Macron n’avait pas fait ce qu’on lui reproche, il ne serait pas là ; et s’il est là, c’est que les gens qui lui en font le reproche l’ont choisi. Par défaut ou non, cela n’a pas d’importance. Et en même temps, il a parfois de petites paroles, de petits gestes, bien à lui, qui me font plaisir. Sa petite marge d’autonomie personnelle, l’ombre frêle de ce que fut la souveraineté de la France, comme le mot qu’on laisse dire aux grands dépendants à l’EHPAD, le jour de leur anniversaire.
C’est pourquoi quand nous en eûmes fini avec la Shoah, j’ai dit oui au
vieux père Chambe qui nous invitait à parler du Proche-Orient.
— Dis-moi, vieux père, on vieillit tous. Le vin jaune c’est amusant, mais à la longue ça fatigue. Ce n’est pas avec trois noix et un bout de Beaufort qu’on va l’éponger. Si tu sortais ton sifflard et une miche, j’ai apporté une caisse de rouge...
— Dans l’avion ? demanda l’Ours I, toujours pratique
— Exactement, sous mes pieds, c’était mon seul bagage, avec ma brosse à dents.
Les verres furent vite pleins. Je disais toute mon admiration pour le président. Une chose exaspérante, chez le vieux père, c’est qu’il clappe la langue quand il goûte un vin.
— Ça se boit, c’est quoi ?
C’était un petit Saint-Seurin-de-Cadourne. À Paris, j’étais Rive droite, mais en Gironde je suis totalement Rive Gauche. Il y a des choses rigolotes à l’est, côtes de Guitres, Saint-Macaire, Pomerol, mais le sérieux est à l’ouest. Chambe se beurrait une tartine avec attention :
— Et qu’est-ce que tu lui trouves de bien, à l’allumé de l’Élysée ? Le désordre qu’il a semé avec ses élections ? Son gouvernement de minables avec son budget impossible ? L’addition qui s’allonge et les décisions importantes qui ne viennent jamais ?
— Calme-toi, vieux père. Tu es notre juge de paix, tu dois en avoir l’onction ! Non, ce que j’aime, c’est son rappel d’histoire à Netanyahu. « Vous ne devez pas oublier que l’État d’Israël a été créé par une décision de l’ONU. Et par conséquent, ce n’est pas le moment de s’affranchir des décisions de l’ONU ». Leurs figures, quand il a sorti ça ! Ça crie au Crif, tohu-bohu chez Netanyahou !
Le vieux père manqua se blesser en coupant le saucisson. Il était déjà exaspéré :
— C’est ton fichu côté Gaullard. Vous êtes décidément naïfs. Il suffit que tout le monde soit contre pour vous exciter. Les Gaullards ne comprendront jamais rien. Ils croient que la souveraineté, c’est se promener le nez en l’air et la glotte proéminente. La France ! La France ! La France ! Un peu de jugeote ne vous ferait pas de mal. C’est qui le méchant, là-bas ? Moi je suis un vrai fasciste. Je connais mon ennemi. À l’OAS, on apprenait vite. Challe était l’homme de l’aide aérienne à Israël en 1956. Et avec Salan pendant le putsch en 1961 au GG, quand ils envisageaient de prendre le pouvoir, c’était avec une alliance préférentielle avec Israël et les Sudafs.
La référence me parut lointaine. L’armée israélienne avait pénétré de force sur les positions de la Finul de l’ONU, blessé des soldats. Macron jugeait ces actes “inacceptables”, il déplorait le bilan humain “insupportable” des bombardements israéliens à Gaza et au Liban : comment lui donner tort sur ce point ? D’ailleurs la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations Unies précise que seules l’armée libanaise et la Finul peuvent être déployées dans le sud du Liban et demande la cessation des hostilités à la frontière.
— Parce que tu t’intéresses à l’ONU, maintenant ? Bravo ! Hannibal au secours du bras armé de l’arc-en-ciel !
— Vieux père, tu m’agaces. Il y a des Français là-bas. Tu sais très bien, on y a eu des copains, que l’armée israélienne a multiplié actes hostiles et provocations contre eux, non seulement ceux qui étaient à la FINUL mais les autres. Dès les années 1980.
— Tu préfères ceux qui ont fait le Drakkar ?
L’Ours I regroupait le feu qui menaçait de s’écrouler hors de la cheminée. Il eut un geste apaisant de la main :
— Ne mélangeons pas tout, voulez-vous ? Voyons d’abord la fondation d’Israël. Benjamin Netanyahou a répondu : « Un rappel au président de la France : ce n’est pas la résolution de l’ONU qui a établi l’État d’Israël, mais plutôt la victoire obtenue dans la guerre d’indépendance avec le sang de combattants héroïques, dont beaucoup étaient des survivants de l’Holocauste, notamment du régime de Vichy en France ». Cela mérite attention, non dans le détail (combien de « survivants de l’Holocauste » servaient-ils dans l’Irgoun et la Haganah ?), mais dans le principe : qu’est-ce qui fonde un État ? C’est une question fondamentale pour les nationalistes que nous sommes. La France, par exemple, n’a pas été faite par traité, même le traité de Verdun en 843 : des traités, au long de l’histoire, n’ont reconnu ses frontières, ses intérêts, que parce qu’elle les avait défendus.
Le père Chambe s’était allumé une gitane maïs tirée d’un vieux stock enveloppé dans un tee-shirt « Giscard à la barre » :
— C’est évident. C’est pas parce qu’il est israélien que Netanyahou a forcément tort. Ce gars est de chez nous. D’ailleurs, il ne croit pas vraiment au récit dominant de la Shoah, en 2015 il a dit que Hitler ne souhaitait pas exterminer les juifs. Même que le Monde parlait de jeu dangereux avec la mémoire de la Shoah.
L’Ours I posa son verre d’un geste saccadé :
— Pas de ça, vieux père, je vous ai prévenu, je ne supporte pas le négationnisme.
— Rassieds-toi, je n’ai rien nié et je n’en ai pas l’intention.
— Alors n’amène pas la conversation là-dessus.
Le père fut surpris de ce ton mais choisit de demeurer conciliant :
— Il me semblait utile de dire que l’Occident et la France ont avec Israël des intérêts communs, et que la façon dont Netanyahu conçoit la naissance d’une nation est plus proche de la mienne que de celle de Macron. Je ne suis pas le seul. Même le gros Larcher, au Sénat, s’est dit “stupéfait”. Et les médias sont sévères.
Il me sembla entendre un ricanement mais je n’en repérai pas l’origine. Le vieux père continuait sa revue de presse lénifiante pour calmer l’Ours I. Le président du CRIF, Yonathan Arfi, avait condamné une faute à la fois historique et politique : « À l’heure où l’antisémitisme se nourrit de l’antisionisme, ces propos renforcent dangereusement le camp de ceux qui contestent la légitimité du droit à l’existence d’Israël ». Caroline Yadan, la remplaçante de Meyer Habib à la 8e circonscription des Français de l’étranger, jugeait le propos présidentiel “indigne”, propre à « nier l’histoire du peuple juif et son lien légitime et historique à cette terre ».
— D’ailleurs, trancha l’Ours I, l’État d’Israël est né de la déclaration unilatérale de David Ben Gourion à Tel-Aviv le 14 mai 1948. Rappelons que la résolution 131 du 29 novembre 1947 de l’ONU qui partageait la Palestine mandataire a été acceptée par l’Agence juive, représentant les communautés juives implantées sur place, mais refusée hautement par le Haut Comité Arabe palestinien et les États arabes, et par l’Irgoun et le Lehi, les deux principales organisations de combattants juifs, longtemps considérés comme terroristes, à l’instar du Hamas et du Hezbollah aujourd’hui. Elles ne s’étaient pas battues pendant des années pour partager, mais pour conquérir une terre au peuple juif. La première guerre israélo-arabe débuta le lendemain de la déclaration de Ben Gourion, le 15 mai, pour ne finir qu’en avril 1949, débouchant sur de nombreuses conquêtes juives qui provoquèrent un exode palestinien.
L’Ours I, d’ordinaire si rond, avait pris la pose rigide et les yeux fiévreux d’un prêcheur tchèque. Cela m’intriguait :
— Où veux-tu en venir ?
— À la vérité.
— Alors creusons un peu plus. Certes les efforts d’un Herzl, d’un Edmond de Rothschild, d’un Haïm Weizmann ont-ils abouti entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe à faire entrer dans la réalité un vieux rêve de retour des juifs à Sion plusieurs fois avorté : l’immigration de nombreux colons juifs en Terre Sainte, la déclaration Balfour de 1917 considérant d’un œil favorable l’établissement d’un foyer juif en Palestine, l’attribution du mandat sur celle-ci à l’Angleterre par la Société des Nations, la guérilla permanente menée par les activistes juifs entre les deux guerres tant contre les Britanniques que les Palestiniens ont constitué un fait juif incontestable — mais n’ont nullement constitué un État, ni même un embryon d’État. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que, considérant les persécutions subies dans l’Europe occupée par Hitler, la communauté internationale représentée par une nouvelle organisation, l’ONU, décidait d’offrir plus aux juifs. Et cela avec l’accord et le soutien des deux grands de l’époque, les États-Unis et l’URSS, celle-ci étant la plus active. Sans doute le culot des maximalistes juifs a-t-il conquis plus qu’on ne le prévoyait, grâce à l’incurie des Arabes, mais le fait est là : sans la SDN, l’ONU et la communauté internationale, Israël n’aurait pas eu l’occasion d’exister.
Le deuxième saucisson, une de ces grosses choses de montagne, était déjà presque fini et la troisième bouteille de rouge ouverte. Le vieux père rapportait des cornichons :
— Admettons que Macron n’ait pas tout à fait tort pour une fois. Ça sert à quoi ?
— Peut-être à arrêter un peu les frais, non ? Moi, Israël, j’aurais été l’ONU, je n’aurais pas permis sa création, mais maintenant qu’il existe, que faire ? Évidemment sa disparition serait une excellente chose pour le Proche-Orient comme pour le monde entier, tellement il est fauteur de guerres, de massacres et d’injustices et qu’il est l’épicentre de la contre-religion de la Shoah qui nous détruit et nous humilie.
Le vin s’accumulait. Je continuai :
— J’ai entendu à la télé l’argument suivant : quand les Alliés ont bombardé les civils allemands, la responsabilité ne leur incombait pas, mais à Hitler — ergo Tsahal a la permission, sinon le devoir, de détruire Gaza. Avec ça, on justifie Dresde, Hiroshima, n’importe quoi. La fin justifie les moyens, Lénine-Netanyahou, même combat.
L’Ours I remarqua d’une voix pointue :
— La guerre impose parfois des décisions regrettables...
— Sans en faire un exemple moral.
L’Ours II buvait, l’œil perdu dans les braises. L’Ours I se leva pour gagner les toilettes. Nous nous tûmes. Le père Chambe remarqua :
—Il a l’air fâché. Je le sens à sa façon de marcher.
—C’est à cause de ce que tu as dit sur Hitler et Netanyhaou. Il ne supporte rien de ce qui pourrait mener si peu que ce soit à une réévaluation de l’histoire.
Le vieux père eut un petit rire pensif :
— C’est de la négaphobie. On dit que les homophobes sont souvent des pédés refoulés. Je le soupçonne d’être un faurissonnien rentré.
L’Ours I était revenu sans que nous ne l’entendions, mais lui nous avait entendu. Il se piéta devant le feu.
— Vous devriez moins boire, dit-il en se forçant à roter.
— Le vin n’y fait rien. Tu ne devrais pas t’en faire. Nous ne sommes d’accord sur rien. Nous le savons tous, répondit le vieux père. C’est le propre de l’extrême droite.
— C’est le commun des hommes, rétorqua l’Ours I. Vous devriez plus lire les forums du Monde. On s’y étripe très bien, sans se répondre tout en s’interpellant.
Je semai mon grain de sel :
— L’extrême droite n’existe pas. Nous ne sommes que la poubelle où le pouvoir nous mêle.
L’Ours I hésitait à se rasseoir :
— Vous en avez d’autres comme ça ? Allons donc nous coucher.
Il me cassait un peu les pieds, avec son ton sûr de lui et dominateur. C’est alors qu’une voix trop tranquille laissa tomber :
— Je n’aime pas qu’on bombarde le Liban.
C’était l’Ours II. Nous nous tûmes tous. Était-ce censé être une pensée originale ou profonde ? Il répéta, lentement, distinctement :
— Je n’aime pas qu’on bombarde le Liban. Israël n’y a aucun droit ni aucun intérêt. Sa politique est un crime et une sottise. Le père Macron m’a bien fait rire avec l’ONU. Israël s’en tape. Il s’en est toujours tapé. La force lui tient lieu de droit depuis toujours. Rappelez-vous la résolution 242 de l’ONU sur les territoires occupés. Elle s’en est torché les fesses avec l’aide des États-Unis et de la Grande-Bretagne en s’appuyant sur une interprétation manifestement biaisée et injuste du texte. Israël se moque du droit international, et c’est ce que nous aimions dans les années 1950 et 1960. Ils faisaient tout ce qu’on n’avait pas le droit de faire. Droit de suite. Passer en Chine, au Maroc, en Tunisie.
L’Ours I eut un geste, comme s’il voulait prendre la parole. L’Ours II haussa le ton :
— Saket Sidi Youssef, vous vous souvenez ? L’incident qui a provoqué quelques mois plus tard le 13 mai 58 ? À la suite d’actions odieuses du FLN, l’aviation française a mitraillé une fois un malheureux village tunisien de la frontière dont l’ALN avait fait une forteresse malgré la proximité des civils. C’est leur truc, aux guerriers de la révolution, avec ou sans Dieu, de planquer leurs canons de 155 au milieu des populations après avoir fait leur coup et repassé la frontière. Seulement, nous n’avons pas réduit la Tunisie en cendres, ni je ne sais quel autre pays, ni mené plus d’un an de bombardements systématiques. Cela ne nous a pas empêchés de nous faire huer par la communauté internationale. Et nos amis anglais se sont proposés pour une mission de bons offices.
On entendit un gémissement bizarre, l’Ours II venait de cracher dans le feu. Le vieux père sentait monter sa colère. Il tenta de la tempérer :
— Tu vois que certaines situations permettent certaines réactions. Les juifs, il y en a de très bien qui ont fait leur devoir dans l’OAS. C’étaient des juifs patriotes. Tiens, je relis les mémoires de Bernard Baruch, le milliardaire américain conseiller de Wilson et Roosevelt. Son papa était dans l’armée confédérée, et au Ku Klux Klan. Et c’était un démocrate sans prévention contre les nègres.
— Pourquoi dis-tu nègre, gronda l’Ours 1 ?
— Parce que c’était son vocabulaire, et celui de son traducteur français en 1959, et qu’ils l’employaient tous les deux sans intention péjorative.
L’Ours II explosa :
— L’OAS ! Le Ku Klux Klan ! Tout ce qui marche et nous donne bonne réputation ! Moi, vos juifs patriotes, je m’en méfie depuis Dreyfus. Tôt ou tard on se rend compte qu’on n’a pas la même patrie. Voyez Zemmour.
L’Ours I criait :
— Ça suffit ! Si le Liban vous importe, dites aux Libanais d’écouter Netanyahou : qu’ils libèrent leur pays du Hezbollah !
— Faute de quoi ils connaîtront « des destructions et des souffrances comme celles que nous voyons à Gaza », siffla l’Ours II ? C’est ce qu’il a dit ! Tel quel ! Le mot “voyons” est particulièrement mignon. Benjamin se pose en observateur impartial ! Quant à sa libération, merci. La dernière fois que les Israéliens ont libéré le Liban, c’était pendant l’opération Paix en Galilée en 82. Ça a donné Sabra et Chatila, et le massacre des chrétiens du Chouf par les Druzes. Tu parlais d’amis et d’ennemis : eh bien, ni l’Amérique ni Israël ne sont nos amis.
— Et les islamistes ?
— Non plus. Ce sont des adversaires qui se battent entre eux sans que cela me touche.
Seule la fatigue empêchait les deux Ours d’en venir aux mains. Le vieux père regardait le plafond inquiet, redoutant quelque nouvel orage ou la foudre finale, comme les maîtresses de maisons anglaises de Saki dont des neveux insortables ruinent les réceptions.
— De quoi allons-nous bien pouvoir parler ? finit-il par dire.
Un silence se fit dans l’aube soudain froide et vide.
— De Gisèle Pélicot, dit l’Ours I.
— De l’abbé Pierre, ajouta l’Ours II.
Il me sembla qu’il manquait quelqu’un : — De Gérard Depardieu ?
— Banco, conclut le vieux père Chambe.