Quinze ans après l’assassinat des sept moines de Tibhirine, Jean-Baptiste Rivoire ouvre de nouvelles pistes mettant en cause les services secrets algériens…
Depuis le film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, l'enlèvement et l'assassinat des sept moins trappistes du monastère de Tibhirine en Algérie, dans la nuit du 26 mars 1996, ont pris une dimension affective particulière dans l'opinion, touchée à l'évidence par l'évocation de leur destin tragique. Sans que les conditions de leur mort ne soient pourtant élucidées. Qui a décapité les moines ? Quand ? Pourquoi les corps n'ont-ils toujours pas été retrouvés ? Si le film de Beauvois esquive la question, c'est que la vérité judiciaire n'a pas été établie. Les zones d'ombre flottent aujourd'hui encore dans ce dossier complexe, à l'image de la "sale guerre" (200 000 morts et 20 000 disparus) qui opposa dès 1991 les islamistes algériens et les autorités officielles.
Depuis le milieu des années 90, le journaliste Jean-Baptiste Rivoire a suivi cette guerre à travers de nombreux reportages pour Zone interdite, Envoyé spécial ou Le Vrai Journal. De l'assassinat de Matoub Lounès en Kabylie aux attentats de 1995 à Paris, du massacre de Bentalha (des centaines de morts au sud d'Alger en septembre 1997) aux affaires de corruption, il s'est frotté au plus près de cette guerre civile.
Dès 1998 il réalise pour Canal+ un sujet sur la mort des moines de Tibhirine, dont il pressent déjà qu'elle cache des éléments non avouables : l'implication de la sécurité algérienne dans le drame et la possibilité d'une bavure de l'armée. À l'époque, la version officielle, généralement admise, insistait à l'inverse sur la responsabilité des islamistes sanguinaires du Groupe islamique armé (GIA), conduits par leur chef Djamel Zitouni.
La nouvelle enquête de Jean-Baptiste Rivoire - près de deux ans de travail - apporte d'autres éléments de compréhension, sans que la justice n'ait encore validé son hypothèse d'un faux "enlèvement islamiste" ordonné par le général Smaïn Lamari, chef des services secrets algériens, et d'une manipulation ayant mal tourné. Décliné sous une forme télévisuelle - une enquête pour Canal+ - et écrite - un récit paru aux éditions La Découverte -, son travail s'appuie sur les révélations de nouveaux témoins, décisifs : ceux d'anciens agents du Département de renseignement et de sécurité (DRS), ex-Sécurité militaire, considérée comme la principale source du pouvoir dans le pays. Karim Moulaï affirme ainsi que ce sont les responsables du DRS qui ont missionné un commando de tueurs pour exécuter les otages.
À partir de ces confessions sur le tard, Rivoire a interrogé plus de soixante témoins, en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, en Suisse, au Maroc...
Rivoire rappelle combien les moines étaient appréciés des islamistes eux-mêmes, notamment pour leur aide médicale. La bienveillance de frère Luc et de frère Christian excédait les généraux algériens. D'où la volonté des autorités de ratisser la région avant de les faire enlever. Via un échange téléphonique tendu, ici filmé, le commandant Redha, membre du commando, confirme l'enlèvement. "Oui, on a tué les moines, et on va terminer le boulot en te tuant, toi aussi ! Et puis, je vais te dire une chose : nous, on est des hommes en Algérie, pas des pédés comme vous", lâche le militaire au complice de Rivoire qui l'appelle.
Étape par étape, de révélations en révélations, le journaliste reconstitue l'histoire, tente de démêler le vrai du faux, recoupe ses informations, met à nu les faux semblants qui, depuis le début, ont recouvert d'un voile d'ignorance la vérité de cette histoire. Confronté à une affaire d'Etat, concernant aussi bien le gouvernement algérien que les services secrets français, Rivoire s'interroge au passage sur l'omerta qui règne sur le plus grave massacre de Français survenu en Algérie depuis la guerre d'indépendance. Que penser du silence des nos autorités alors qu'enfin un homme compétent, le juge Marc Trévidic, a pris en main le dossier ?
"En refusant de faire la lumière sur l'assassinat des moines, la France contribue à garantir une scandaleuse impunité aux dirigeants du DRS, qui restent les vrais maîtres de l'Algérie en 2011, soumettant toujours leur population aux effets dramatiques de leur politique de rapine et de violences", écrit Jean-Baptiste Rivoire.
Aucun des acteurs clés du drame de Tibhirine n'a en effet été inquiété par la justice : le général Mohammed Médiène, dit Toufik, chef du DRS, ne s'est par exemple jamais expliqué.
Si le crime de Tibhirine attend encore son verdict, cette enquête en fournit des indices décisifs, fruits de la ténacité de Jean-Baptiste Rivoire. Depuis une quinzaine d'années, il a traversé beaucoup d'épreuves, dont une "campagne de calomnie" suite au suicide d'un confrère, Didier Contant, travaillant aussi sur l'Algérie. La cour d'appel de Paris l'a finalement innocenté en juin dernier : Rivoire est carré.
Aujourd'hui encore, il prend toutes les précautions pour parler, n'utilise pas son portable, menace des services secrets oblige. Le jour de notre conversation sur son travail, il venait d'apprendre, choqué, la mort par torture d'un ancien officier franco-algérien, arrêté en août près de Blida. La mort toujours. Le mystère des frères le poursuit : il attend l'intervention de la justice pour se libérer totalement de leurs spectres.
Le Crime de Tibhirine : Enquête de Jean-Baptiste Rivoire, lundi 19 septembre, 22h35, Canal+
Des hommes et des dieux : Film de Xavier Beauvoix, sur Canal+, le mercredi 21 septembre
En livre, le 22 septembre : Le Crime de Tibhirine : révélations sur les responsables (La Découverte), 256 pages.