Février 2000 : presque immédiatement, Poutine a
commencé à mettre les oligarques de Russie sur la touche. En février, la
question des oligarques fut posée ; il la précisa par une question,
suivie de sa propre réponse : « Quelle devrait être la relation avec
ceux que l’on appelle oligarques ? La même qu’avec n’importe qui
d’autre. La même qu’avec le propriétaire d’une petite boulangerie ou
d’une boutique de cordonnier. » Ce fut le premier signal de ce que les
magnats des affaires ne seraient plus en mesure de faire fi des
réglementations gouvernementales ou de compter sur un accès privilégié
au Kremlin. Cela rendit également les capitalistes occidentaux nerveux.
Après tout, ces oligarques étaient des hommes d’affaires prospères et
intouchables, de bons capitalistes, et peu importait qu’ils eussent
obtenu leurs entreprises illégalement et que leurs profits fussent mis à
l’abri dans des banques à l’étranger.
Quatre mois plus tard, Poutine convoqua une réunion avec les
oligarques et leur soumit un accord : ils pourraient garder leurs
entreprises de l’ère soviétique, productrices de richesse
quoiqu’illégalement acquises, et ils ne seraient pas nationalisés… SI
leurs impôts sur le revenu étaient acquittés et s’ils restaient, à titre
personnel, en dehors de la sphère politique. Ce fut la première des «
solutions élégantes » de Poutine aux défis presque impossibles auxquels
la nouvelle Russie devait faire face. Mais l’affaire mit également son
auteur dans la ligne de mire des médias des États-Unis et des officiels
américains, qui commencèrent alors à défendre les oligarques, et en
particulier Mikhaïl Khodorkovski. Ce dernier devint une figure hautement
politique, ne paya pas ses impôts, et avant d’être arrêté et
emprisonné, était en pourparlers avec Exxon Mobil en vue de vendre à
celle-ci la majeure partie de la plus grande compagnie pétrolière privée
de Russie, Yukos Oil. Malheureusement, pour les médias américains et
les diverses structures du gouvernement des Etats-Unis, Khodorkovski
devint un martyr (et le demeure encore à ce jour).
Mars 2000 : je suis arrivée à Saint-Pétersbourg. Une
amie russe (une psychologue) que j’ai depuis 1983 est venue pour notre
visite habituelle. Ma première question est : «Lena que penses-tu de ton
nouveau président ? » Elle se met à rire et réplique : « Volodia ? Je
suis allée à l’école avec lui ! » Elle commence à décrire Poutine comme
un jeune tranquille et pauvre, aimant les arts martiaux, qui s’est
dressé pour défendre les enfants victimes d’intimidation sur les
terrains de jeux. Elle se souvenait de lui comme d’un jeune homme
patriote qui avait demandé à entrer au KGB prématurément après avoir
obtenu son diplôme de fin de secondaire (ils l’ont envoyé promener en
lui disant de faire des études). Il est entré à la fac de droit, puis
plus tard a postulé de nouveau et a été accepté. Je dois avoir grimacé
en entendant cela, parce que Lena a dit : « Sharon, en ce temps-là, nous
admirions tous le KGB et nous étions convaincus que ceux qui y
travaillaient étaient des patriotes, et qu’ils assuraient la sécurité du
pays. Nous avons donc pensé qu’il était naturel pour Volodia de choisir
cette carrière. » Ma question suivante fut : « Que penses-tu qu’il va
faire avec les criminels d’Eltsine au Kremlin ? » Elle a mis sa
casquette de psychologue, et après avoir réfléchi, elle a répondu : « Si
on le laisse faire les choses à sa façon, il va les observer pendant un
certain temps, pour être sûr de ce qui se passe, et puis il va tirer
quelques fusées éclairantes en l’air pour leur faire savoir qu’il les
regarde. S’ils ne répondent pas, il leur parlera personnellement, et
alors, si leurs comportements ne changent pas, certains se retrouveront
en prison d’ici quelques années. » Je l’ai félicitée par courriel
lorsque ses prédictions ont commencé à se réaliser pour de vrai.
Tout au long des années 2000 : de nombreux anciens du CIC de Saint-Pétersbourg ont été interrogés afin de déterminer comment fonctionnait le programme PAP [3]
de formation d’entreprise et comment nous pourrions rendre l’expérience
réalisée aux États-Unis plus profitable pour leurs nouvelles petites
entreprises. La plupart croyaient que le programme avait été extrêmement
important, au point de représenter un véritable tournant. Enfin, il fut
demandé à chacun : « Alors, que pensez-vous de votre nouveau président ?
» Aucun ne répondit de façon négative, même si, à l’époque, les
entrepreneurs détestaient les bureaucrates russes. La plupart
répondirent de la même manière : « Poutine a enregistré mon entreprise
il y a quelques années. » Question suivante : « Et, combien cela vous
a-t-il coûté ? » Quelqu’un obtint la réponse suivante : « Poutine ne
nous a pas fait payer quoi que ce soit. » Un autre dit : « C’est au
bureau de Poutine que nous sommes allés parce que les autres qui
fournissaient des inscriptions au Marienskii, ceux-là s’enrichissaient
sur leurs sièges. »
Fin 2000 : durant la première année de Poutine en
tant que président de la Russie, les responsables américains m’ont paru
suspecter qu’il irait à l’encontre des intérêts de l’Amérique : chacun
de ses mouvements fut remis en question dans les médias américains. Je
ne parvenais pas comprendre pourquoi et me contentait de relater ces
événements sur mon ordinateur et dans mes bulletins d’information.
2001: Jack Gosnell (l’ancien consul général des États-Unis dont j’ai déjà fait mention) a expliqué sa relation avec
Poutine lorsque celui-ci était adjoint au maire de Saint-Pétersbourg.
Tous les deux travaillaient en étroite collaboration pour créer des
coentreprises [« joint ventures »] et d’autres moyens de
promouvoir les relations entre les deux pays. Jack raconte que Poutine
avait toujours cette même rectitude, qu’il était courtois et serviable.
Quand la femme de Poutine, Lioudmila, eut un grave accident de voiture,
Jack prit la liberté (avant d’en informer Poutine) d’organiser pour elle
une hospitalisation et un transport par avion en Finlande, afin qu’elle
pût y bénéficier de soins médicaux. Quand Jack l’annonça à Poutine, il
raconte que ce dernier resta comme saisi par l’offre généreuse, mais
finit par dire qu’il ne pouvait pas accepter cette faveur, que c’était
dans un hôpital russe qu’il faudrait que Lioudmila récupère. Ce qu’elle
fit, alors même qu’en Russie, dans les années 1990, les soins médicaux
étaient abominablement mauvais.
Un officier supérieur du CSIS [2] avec lequel
j’étais amie dans les années 2000 a travaillé en étroite collaboration
avec Poutine sur un certain nombre de coentreprises au cours des années
1990. Il m’a raconté qu’il n’y avait jamais eu avec Poutine quoi que ce
soit de discutable à chaque fois qu’il avait eu affaire à lui, et qu’il
le respectait, estimant que c’était de façon imméritée que les médias
américains lui faisaient une réputation aussi austère. De fait, il ferma
la porte du CSIS quand nous commençâmes à parler de Poutine. Je devinai
sans peine que ses commentaires n’auraient pas été considérés comme
acceptables si les autres les avaient entendus.
Un autre ancien responsable américain, dont je tairai le nom, a
également indiqué avoir travaillé en étroite collaboration avec Poutine,
disant qu’il n’y avait jamais eu à son égard de soupçon de corruption
ou de pression, qu’on ne lui avait jamais vu rien d’autre que des
comportements respectables et de la serviabilité.
En 2013, j’ai rencontré par deux fois des fonctionnaires du Département d’État concernant Poutine :
Lors de la première rencontre, je me suis senti la liberté de poser
la question à laquelle j’avais déjà tant soupiré d’obtenir une réponse :
« Quand Poutine est-il devenu inacceptable pour les fonctionnaires de
Washington et pourquoi ? » Sans une hésitation, on m’a répondu : «
Lorsqu’il a été annoncé que Poutine serait le prochain président, c’est
là que les couteaux ont été tirés ». J’ai demandé POURQUOI. Et la
réponse fut : « Je n’ai jamais pu savoir pourquoi ; peut-être parce
qu’il a appartenu au KGB. » J’ai fait remarquer que Bush n°1 avait été à
la tête de la CIA. On m’a répondu : « Cela n’aurait fait aucune
différence, c’était un homme à nous. »
La seconde rencontre était avec un ancien fonctionnaire du
Département d’État avec qui j’ai récemment partagé une interview à la
radio à propos de la Russie. Suite à l’interview, tandis que nous
parlions, j’ai remarqué : « Cela pourrait vous intéresser de savoir que
j’ai recueilli auprès de nombreuses personnes les expériences qu’elles
avaient de Poutine, et pour certaines d’entre elles, c’est une
expérience qui s’étend sur une période de plusieurs années. Et bien,
toutes ont dit qu’elles n’avaient jamais eu d’expérience négative avec
Poutine et qu’il n’y avait contre lui aucune preuve de corruption
passive ». Il m’a fermement répondu : « Personne n’a jamais été en
mesure de présenter une seule charge de corruption contre Poutine. »
De 2001 jusqu’à aujourd’hui, j’ai observé le montage négatif des
médias américains contre Poutine… avec même des accusations
d’assassinats, ou d’empoisonnements, pour finir par le comparer à
Hitler. Allégations à l’appui desquelles nul n’a présenté à ce jour le
moindre élément concret. Pendant ce temps, j’ai voyagé dans toute la
Russie, à plusieurs reprises chaque année, et j’ai vu le pays changer
lentement sous la gouverne de Poutine. Les impôts ont été réduits,
l’inflation a diminué, et des lois se sont mises en place peu à peu. Les
écoles et les hôpitaux ont commencé à s’améliorer. Les petites
entreprises se sont développées de plus en plus, l’agriculture a montré
des signes d’amélioration, et les magasins d’alimentation se sont
trouvés de mieux en mieux approvisionnés. Les problèmes d’alcoolisme se
sont faits moins évidents, l’interdiction de fumer dans les bâtiments a
vu le jour, et l’espérance de vie a commencé à augmenter. On a construit
des autoroutes à travers le pays, de nouvelles voies de chemin de fer
et des trains modernes sont apparus même en des endroits reculés, et le
secteur bancaire est devenu de plus en plus fiable. La Russie a commencé
à ressembler à un pays décent ; elle n’a sans doute pas encore atteint
le niveau que les Russes espèrent depuis longtemps, mais l’amélioration
se fait progressivement, et pour autant qu’ils se rappellent, c’est la
première fois.
Mes voyages en Russie de 2013/2014 : en plus de
Saint-Pétersbourg et de Moscou, je suis allée en septembre dans les
montagnes de l’Oural, et j’ai passé quelque temps à Iekaterinbourg, à
Tcheliabinsk et à Perm. Nous sommes allés d’une ville à l’autre en
automobile et en train ; les champs et les forêts semblent en bonne
santé, les petites villes sont repeintes de frais et l’on y voit de
nouvelles constructions. Les Russes d’aujourd’hui ressemblent aux
Américains (ce sont les mêmes vêtements qui nous viennent de Chine, aux
uns et aux autres). Les vieux blocs d’habitation en béton du temps de
Khrouchtchev cèdent la place à de nouveaux complexes résidentiels privés
à plusieurs étages, tout à fait charmants. Des centres d’affaires de
grande hauteur, de beaux hôtels et de grands restaurants sont maintenant
chose courante, et ce sont des lieux que fréquentent les Russes
ordinaires. Des maisons résidentielles à deux et trois étages ceinturent
aujourd’hui ces villes russes pourtant loin de Moscou. Nous avons
visité de nouveaux musées, des bâtiments municipaux et d’énormes
supermarchés. Les rues sont en bon état, les autoroutes sont neuves et
leur marquage est enfin bon, les stations-service ressemblent à celles
qui parsèment les routes américaines. En janvier, je suis allée à
Novossibirsk, en Sibérie, où une nouvelle architecture de ce type a été
observée. Les rues étaient maintenues ouvertes à la circulation grâce à
un déneigement constant, un éclairage moderne gardait la ville éclairée
toute la nuit, beaucoup de nouveaux feux de circulation (avec
compte-à-rebours des secondes jusqu’au changement de feu) avaient fait
leur apparition. Je suis étonnée de voir tout le progrès qu’a fait la
Russie au cours des 14 dernières années, depuis qu’un inconnu sans
expérience est entré à la présidence russe et a repris un pays qui
gisait sur le ventre.
Alors pourquoi nos dirigeants et nos médias dénigrent-ils Poutine et la Russie ? Pourquoi les diabolisent-ils ???
Comme Lady MacBeth, ne protestent-ils pas trop ?
Les psychologues nous disent que les gens (et les pays ?) projettent
sur les autres ce qu’ils ne veulent pas regarder sur eux-mêmes. Ce sont
les autres qui portent notre « ombre » lorsque nous refusons de la
posséder. Nous conférons aux autres ces mêmes traits que nous sommes
horrifiés de reconnaître en nous.
Serait-ce la raison pour laquelle nous trouvons constamment à redire de Poutine et de la Russie ?
Se pourrait-il que nous projetions sur Poutine nos propres péchés et ceux de nos dirigeants ?
Se pourrait-il que nous condamnions la corruption de la Russie, en
faisant comme si la corruption n’existait pas dans le monde de nos
propres entreprises ?
Se pourrait-il que nous condamnions chez eux la situation en matière
de droits de l’homme et les questions qui ont trait aux lesbiennes, gays
bi et trans, sans affronter le fait que nous n’avons pas résolu ces
mêmes questions chez nous ?
Se pourrait-il que nous accusions la Russie de tenter de «
reconstituer l’URSS » à cause de ce que nous faisons nous-mêmes pour
rester « l’hégémonie » qui domine le monde ?
Se pourrait-il que nous projetions des comportements nationalistes
sur la Russie parce que c’est ce que nous sommes nous-mêmes devenus, et
que nous ne voulons pas y faire face ?
Serait-ce que nous projetons une attitude va-t-en-guerre et
belliciste sur la Russie, en raison de ce que nous avons fait au cours
des dernières administrations américaines ?
Sharon Tennison
Traduit par Goklayeh pour vineyardsaker.fr
Notes de Traduction
[1]
Le Mariinsky,
ou palais Marie, fut construit à Saint-Pétersbourg, sur commande du
tsar Nicolas Ier, pour sa fille, la grande-duchesse Marie Nikolaïevna, à
l’occasion de son mariage ; ancien siège du Soviet de Léningrad, le
bâtiment abrite depuis 1994 l’Assemblée législative de
Saint-Pétersbourg. (wikipedia, anglais)
[3] Programme d’amélioration de la productivité
Source en anglais : PUTIN, BY SHARON TENNISON (vineyardsaker, anglais, 17-09-2014)
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