Au Maghreb central, à partir de 1830, la France unifia des
territoires qui n’avaient jamais eu de destin commun, donnant à
l’ensemble ainsi créé le nom d’Algérie. En raison des vicissitudes
politiques métropolitaines, cet ensemble fut administré d’une manière
incohérente. À une heureuse décentralisation durant la période de la
monarchie et de l’Empire (1830-1870), succéda en effet la dévastatrice
chape de plomb jacobine imposée par le nouveau régime républicain.
Dans un premier temps, la nouvelle conquête fut administrée selon la Loi du 24 avril 1833 qui créa les Établissements français d’Afrique. Ce fut une colonie militaire dont le régime fut défini par l’Ordonnance du 22 juillet 1834. Rattachée au Ministère de la Guerre, elle fut dirigée par un Gouverneur général.
Le 14 octobre 1838 dans une instruction au maréchal Valée Gouverneur
général de l’Algérie, le général Schneider ministre de la Guerre
écrivit :
« Jusqu’à ce jour, le territoire que nous occupons dans le nord de
l’Afrique a été désigné dans les communications officielles soit sous le
nom de Possessions françaises dans le nord de l’Afrique, soit sous
celui d’Ancienne régence d’Alger, soit enfin sous celui d’Algérie. Cette
dernière dénomination plus courte, plus simple et en même temps plus
précise que toutes les autres (...) a semblé dorénavant prévaloir (...)
je vous invite en conséquence (...) à substituer le mot Algérie aux
dénominations précédentes ».
Les Bureaux arabes
En 1844, sous l’impulsion du général Bugeaud, le Service des Bureaux Arabes fut créé par l’Arrêté ministériel du 1er février 1844 et son premier commandant en fut le général Daumas.
Formés d’officiers appartenant à toutes les armes et placés en « hors cadre » ou détachés, les Bureaux arabes
furent composés par de bons connaisseurs des langues et des mœurs des
populations dont ils eurent la charge. À la tête du corps se trouvait un
Bureau Politique stationné à Alger et qui commandait à trois directions
provinciales territorialement alignées sur les trois divisions
militaires d’Alger, Oran et Constantine.
Les directions provinciales étaient composées de bureaux de « première »
et de « deuxième » classe placés auprès des commandants des
subdivisions militaires, et subdivisées en postes et cercles.
À la base, sur le terrain, chaque Bureau Arabe était composé d’un
officier chef du Bureau, d’un ou de plusieurs officiers adjoints, d’un
interprète, d’un ou de plusieurs secrétaires, généralement des sous-
officiers français ; d’un secrétaire indigène ou khodja, d’un chaouch, d’un médecin, d’un détachement de spahis et de moghaznis qui étaient des auxiliaires militaires recrutés localement.
Les chefs de bureau étaient en même temps administrateurs, médiateurs, juges, officiers d’état-civil, gendarmes.
En quelques années, ce service, composé d’un personnel d’élite fut d’une
remarquable efficacité. Son autorité morale incontestée en fit
l’instrument essentiel de la pacification. Il combattit la politique
dite du « cantonnement » qui visait à exproprier les tribus et il
s’attira donc l’hostilité des partisans de la colonisation agricole.
Conscient des réalités, soucieux de ne pas déraciner les populations, il
respecta la religion musulmane.
En 1863, l’Empereur Napoléon III définit une politique algérienne
originale quand il parla de « royaume arabe », concept qui fit couler
beaucoup d’encre et dont la primeur est contenue dans une lettre en date
du 6 février 1863 qu’il écrivit au maréchal Pélissier alors Gouverneur
général de l’Algérie :
« L’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un « royaume
arabe ». Les indigènes ont comme les colons un droit égal à ma
protection et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur
des Français. »
Sensible aux arguments des militaires qui ne voulaient pas d’une
colonisation massive, Napoléon III déclara plus tard qu’il n’avait pas
l’intention de sacrifier « deux millions d’indigènes à deux cent mille
colons » et il eut une politique reposant sur l’idée d’un double statut.
C’est ainsi que les natifs algériens devinrent des « sujets français »
sans toutefois perdre pour autant leur statut civil musulman. Ils eurent
accès à tous les emplois civils et militaires sous réserve de
compétence et obtinrent d’être représentés dans les conseils municipaux
et généraux. Quant aux tribus, elles se virent reconnaître la propriété
inaliénable de leurs territoires.
La République contre les Bureaux arabes
Cette politique réaliste fut farouchement combattue par certains colons
qui, par réaction, se rallièrent à l’opposition républicaine et
exigèrent la suppression du Bureau arabe.
Le fond du problème était que la population européenne était passée de
moins de 600 à la fin de l’année 1830 à 160 000 en 1856 et à plus de
200 000 en 1870. Or, pour nombre de colons, le corps des Bureaux arabes
était un obstacle qu’il importait de supprimer. Quant aux officiers de
ce corps, l’estime qu’ils portaient à certains colons était plus que
mesurée, à l’image du capitaine Peltingras, un polytechnicien, qui
décrit des premiers immigrants à l’« allure déplorable » et n’étant ni
des modèles, ni de « vertu » ni de « probité ». Aussi, estimait-il
« qu’il était injuste de dépouiller le peuple arabe de biens dont il
jouissait depuis un temps immémorial, pour en doter des déclassés
faméliques » (cité par Guiral, 1992 : 246).
L’effondrement de l’Empire fut donc accueilli dans la joie par une
partie des Européens d’Algérie pensant qu’ils allaient désormais pouvoir
s’affranchir du régime militaire et établir leur propre régime civil.
Ils rallièrent donc avec enthousiasme les nouvelles autorités de Tours
afin d’en finir avec ce qu’ils appelaient « le régime du sabre ». Fin
octobre 1870, ils créèrent des communes insurrectionnelles et des
« comités républicains » à Alger, Oran, Constantine, Philippeville et
Bône. Le 30 octobre, Alger passa sous le contrôle d’un avocat, Romuald
Vuillermoz, déporté républicain de 1848 qui s’auto-désigna « commissaire civil extraordinaire par intérim », qui proclama le régime civil et exigea la suppression des Bureaux arabes.
Les révolutionnaires furent écoutés par le Gouvernement provisoire
qui confia l’Algérie au Garde des Sceaux, Adolphe Isaac Crémieux,
lequel fit adopter les décrets qui portent son nom et qui se fit élire
député d’Alger au mois d’octobre 1871.
Or, Crémieux avait été étroitement conseillé par Mgr Lavigerie,
ultérieurement l’artisan du ralliement des catholiques à la République
et qui reprochait aux Bureaux arabes et au régime militaire, de trop protéger les indigènes et donc de freiner la colonisation de l’Algérie.
C’est d’ailleurs à l’intention de Crémieux et de Gambetta, ces deux
farouches républicains, que le prélat rédigea un document peu connu
intitulé « Notes sur l’Algérie ». Dans ce texte qui est daté du
1er décembre 1870 et rédigé à Tours où se trouvait alors le gouvernement
provisoire, le fondateur de l’ordre les Missionnaires d’Afrique, les
célèbres Pères Blancs, annonce la politique jacobine qui sera
appliquée en Algérie durant plus de deux décennies. Il y prend le
contre-pied de la politique suivie jusque là par les militaires, par les
Bureaux arabes et par l’Empereur Napoléon III. Sans la moindre
ambiguıẗé, dans ce document, il demande la spoliation des tribus et
l’introduction d’une administration directe de type jacobin.
La République adopta largement les vues de Mgr Lavigerie dont les effets furent ravageurs [1].
Investi des pleins pouvoirs, Crémieux promulgua 58 décrets en moins de
cinq mois. Son but était de couler l’Algérie dans le moule français et
de la soumettre au même régime que les départements de la métropole,
ayant des préfets à leur tête et une représentation au Parlement.
Les décrets du 24 octobre 1870 plaçaient l’Algérie sous l’autorité d’un
Gouverneur général civil dépendant du Ministère de l’Intérieur et
naturalisaient les Juifs d’Algérie, faisant d’eux des citoyens français
de plein exercice à la différence des musulmans qui étaient des sujets
de la République. Crémieux fit un véritable procès en sorcellerie aux Bureaux arabes, les accusant de « politique antinationale » pour s’être opposés à l’extension de la colonisation terrienne. Par le décret du 24 décembre 1870 le corps fut décapité, le Bureau Politique et les subdivisions supprimés. Il fut ensuite vidé de sa substance par le décret du 1er janvier 1871 qui le transforma en Bureau des Affaires Indigènes et le cantonna aux Territoires du Sud, là où le colonat était inexistant.
Le régime civil républicain succéda donc au régime militaire. Son
jacobinisme, le mépris qu’il afficha pour les populations indigènes, son
laıc̈isme qui fit passer ses représentants pour des mécréants aux yeux
des musulmans, exercèrent des ravages et provoquèrent un traumatisme que
l’Algérie française ne surmonta jamais.
[1] J. Tournier, Le cardinal Lavigerie et la politique coloniale de la France en Afrique. Documents inédits. Extrait de la revue Le Correspondant, 5e livraison, 10 mars 1912, pp 835-837.