En 2015, l’organisation État islamique (Daech) assassine
Khaled al-Assaad, le directeur des antiquités de Palmyre et détruit les somptueux vestiges de l’ancienne cité romaine.
Paul Veyne, historien de l’Antiquité et professeur au Collège de France, décide alors d’écrire
Palmyre, l’irremplaçable trésor. L’objectif est double : rendre hommage à son ami disparu et perpétuer le souvenir de cette ville où soufflait « un frisson de liberté, de non-conformisme, de multiculturalisme ».
D’emblée, Paul Veyne nous plonge au cœur des ruines et nous fait partager la surprise de tous ceux qui arrivent sur le site de Palmyre et découvrent le « grand sanctuaire », la « longue colonnade » et ces « rues, ces forêts de colonnes dans les plaines du désert, dont rêvait Hölderlin enfant ».
Cette colonnade, véritable « monument civil », et son plan orthogonal, comme celui des villes de fondation grecque ou romaine, consacraient Palmyre comme cité de l’Empire romain. Mais sa singularité transparaissait par de multiples autres aspects. Les Palmyréniens sont des Araméens. La langue araméenne reste la langue parlée par la majorité de la population syrienne jusqu’à la conquête musulmane, au VIIe siècle, le grec n’étant parlé et écrit que par une minorité de citadins.
Palmyre se distinguait aussi par l’apparence de ses habitants. Les hommes portaient des vêtements cousus comme nos vêtements modernes, et non drapés, comme c’était l’usage dans le reste de l’Empire, tandis que les femmes ne se voilaient pas, ce qui était pourtant le cas dans quelques régions hellénistiques.
« Rester soi-même tout en devenant soi-même »
Véritable « république marchande », Palmyre tenait sa richesse d’une économie elle aussi singulière. Ses magnats, immensément riches, avaient recours à des « techniciens du désert » pour lancer d’immenses caravanes parfaitement organisées. Ils allaient acheter les marchandises (encens, myrrhe, poivre, ivoire, perles, étoffes indiennes et soieries chinoises) jusqu’à l’embouchure de l’Indus avant de leur faire traverser les 1 300 kilomètres qui séparent le golfe Persique des villes et des ports de Syrie. Seules Alexandrie, Petra et Batnai (en Anatolie) assumaient une telle fonction.
Singulière aussi par son adoption de la culture grecque. En effet, alors que les Romains n’avaient aucune velléité de modifier les habitudes des sociétés dont ils s’étaient rendus maîtres, Palmyre s’est hellénisée… C’est, écrit Paul Veyne, parce que « (…) nous oublions que la modernisation par adoption de mœurs étrangères joue dans l’histoire un rôle encore plus grand que le nationalisme (…) ; la culture étrangère est adoptée (…) comme étant la vraie façon de faire, dont on ne saurait laisser le privilège à un étranger qui n’en est que le premier possesseur. (…) Les civilisations n’ont pas de patrie et ont toujours ignoré les frontières politiques, religieuses et culturelles. (…) S’helléniser, c’était rester soi-même tout en devenant soi-même ; c’était se moderniser ».
Pour autant, les Palmyréniens n’adopteront pas les concours athlétiques (Jeux olympiques) et ne goûteront que modérément au théâtre. L’enceinte retrouvée sur le site était l’une des plus petites du monde antique, note Paul Veyne. « La grande affaire des Palmyréniens [était] une coutume propre à l’Orient, les banquets sacrés auxquels un dieu prenait part, s’associant au festin de ses adorateurs », une coutume opposée à celle des Grecs qui se gardaient bien d’inviter leurs dieux à de telles agapes.
« Des sculptures qui sentent l’Orient »
En art, les Palmyréniens se montrent tout aussi éclectiques. Ils adoptent le buste, inconnu en Orient, pour créer les « portraits » qui ornent les tombeaux des familles riches et leur donnent un caractère unique : les sculptures « sentent l’Orient » écrit Paul Veyne. Non seulement les sculpteurs « ont planté, dans des visages réalistes, des yeux qui ne sont pas ceux d’êtres humains ; ils sont trop grands et leur modelé n’a rien de réel », mais ils ont aussi créé une « frontalité » inédite où les protagonistes de la sculpture se tournent vers le spectateur au lieu de s’occuper d’eux-mêmes comme dans les bas-reliefs funéraires de l’art grec. Soulignant la postérité de ce procédé, qui se retrouvera jusque sur les mosaïques byzantines de Ravenne, Paul Veyne note qu’il passe « à tort ou à raison, pour un moment pivot dans l’histoire de l’art ».
L’organisation politique aussi était différente. Elle « ne reposait pas sur un corps civique mais sur un groupe de tribus et était dominée par quelques familles de princes marchands », dotés d’une « double culture : sans humilité ni ressentiment, ils étaient de plain-pied avec la culture hellénique, ils connaissaient le vaste monde, ils le mesuraient, mais ils conservaient le pouvoir de lever parmi leurs fidèles une armée privée pour défendre Rome ou au contraire l’attaquer ».
Une telle occasion se présentera au IIIe siècle. En 261, Odainath, maître de Palmyre, va en effet devenir l’homme le plus célèbre de son temps en battant les Perses sur le fleuve Oronte. Six ans plus tard, en 267, il est assassiné et c’est sa veuve Zénobie, qui, exerçant le pouvoir à travers son fils Wahballat, fait entrer Palmyre dans la grande histoire.
Zénobie marche sur Rome
Son ambition, inédite, va se transformer en tragédie. Dans une première phase, Zénobie conquiert l’Égypte et exerce un chantage à la disette et à la cherté sur la ville de Rome. Son but : forcer Aurélien, empereur d’Occident, à accepter que Wahballat devienne empereur d’Orient. Le pari est « énorme » mais « il allait dans le sens de l’histoire » car l’Empire est trop immense pour un empereur qui doit être présent personnellement partout ! Par ailleurs, « (…) l’idée de séparer Orient et Occident était dans l’air. » Dioclétien y viendra d’ailleurs quinze ans après la chute de Zénobie.
En attendant, Aurélien ne répondant pas à cette proposition de partage, Zénobie joue le tout pour le tout et marche sur Rome ! Rien de bien original cependant puisque l’Orient est alors, depuis un demi-siècle, un pourvoyeur d’empereurs.
Notant que « Zénobie a la double personnalité d’une reine d’Orient (…) et d’une vraie Romaine », Paul Veyne rappelle que « l’Antiquité a largement ignoré le phénomène moderne de la nation » et que «vles formations politiques y étaient multi-ethniques sans difficulté » car ce monde vivait avec « l’évidence de l’Empire, la nécessité de la domination romaine pour les élites locales (…). L’Empire, c’était l’ordre social de cette époque. »
Il estime même qu’il est possible de « parler d’un patriotisme d’Empire, qui était étranger par définition à ces identités « ethniques » bien connues de nos jours, ainsi qu’au sentiment d’un passé national. (…) L’Empire récapitulait en lui tous les passés locaux, l’Empire, c’était « nous » face aux « autres ». »