Excellent article signé Bruno de Cessole dans "Valeurs actuelles " de ce jeudi 30 juin, à la veille du cinquantenaire de la mort de Louis-Ferdinand Céline :
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Valeurs Actuelles : Céline, la gloire du paria, signé : Bruno Cessole
Cinquante ans après sa mort, lʼun des plus grands écrivains du XXe siècle demeure un objet de scandale et de polémique. Tant mieux.
Le 1er juillet 1961, dans son pavillon du 25 ter, chemin des Gardes à Meudon, Louis-Ferdinand Destouches alias Céline achevait son voyage terrestre, dix ans après son retour du Danemark en France et lʼamnistie dont il avait bénéficié. Il venait juste de mettre le point final à son dernier livre, Rigodon, dernier volet de la Trilogie allemande. Un an plus tard se réalisait ce quʼil aurait tant voulu voir de son vivant : la parution du Voyage au bout de la nuit et de Mort à crédit dans ce panthéon littéraire quʼest la collection de la Pléiade. Témoignage de reconnaissance de ce quʼil avait apporté à la littérature française.
Avec ce mélange dʼorgueil prophétique et de bouffonnerie qui était sa marque, Céline avait proclamé, dès 1932, à la remise du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, la nouveauté révolutionnaire de son œuvre : « Une symphonie littéraire émotive. [...] Du pain pour un siècle entier de littérature [...] et le Goncourt dans un fauteuil pour lʼheureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareille, ce moment capital de la nature humaine. »
En 1955, dans son désopilant Entretiens avec le Professeur Y, où il livre les secrets de fabrication de son œuvre, il réaffirmait lʼimportance de la révolution dont il avait été le fourrier : « Je suis quʼun petit inventeur, et que dʼun tout petit truc ! [...] je connais mon infime importance ! [...] Lʼémotion dans le langage écrit !... Le langage écrit était à sec, cʼest moi quʼai redonné lʼémotion au langage écrit ! [...] Cʼest pas quʼun petit turbin je vous jure ! [...] Cʼest infime, mais cʼest quelque chose ! »
Depuis la disparition de lʼécrivain, sa stature et son audience nʼont cessé de croître, à telle enseigne que Céline est lʼauteur français auquel le plus grand nombre de travaux ont été consacrés, tant chez nous quʼà lʼétranger, tandis que ses romans figurent parmi les plus vendus aussi bien dans la Pléiade quʼen collection de poche. À titre anecdotique, Voyage est le livre de poche le plus volé dans les librairies... Si lʼécrivain est reconnu comme lʼun des deux plus grands, avec Proust, de la littérature française du XXe siècle, lʼhomme suscite toujours “haines et passions”, selon le titre du livre de Philippe Alméras, lʼun de ses biographes et exégètes. À preuve, son éviction des “commémorations nationales”, de la part du ministre de la Culture cédant à lʼintimidation de Serge Klarsfeld, capitulation honteuse qui témoigne à la fois de lʼimbécillité congénitale ou de lʼinculture crasse de lʼadministration et de la lâcheté proverbiale de la classe politique. Lʼanecdote montre, si besoin était, que lʼimprécateur le plus forcené de la littérature française ne sera jamais lʼobjet dʼun consensus fade, et que ce mort encombrant, cinquante ans après sa disparition, est plus vivant que bien des momies contemporaines.
Pérenne sujet de scandales et dʼempoignades, lʼauteur de Mort à crédit et de Bagatelles pour un massacre demeure un ferment de divisions et suscite toujours une sorte de sidération. Lʼattestent les nombreux livres qui viennent de paraître à lʼoccasion du cinquantenaire de sa disparition : Céline, la biographie nuancée dʼHenri Godard, le maître dʼœuvre de lʼédition des œuvres littéraires dans la Pléiade, celle, plus politique de Philippe Alméras, Céline entre haines et passions, les deux livres de David Alliot, DʼUn Céline lʼautre et Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux, le recueil dʼentretiens composé par Joseph Vebret, Céline lʼinfréquentable, avec les meilleurs céliniens actuels, de François Gibault à Émile Brami, en passant par Frédéric Vitoux, Éric Mazet, Marc Laudelout et Philippe Sollers. Question centrale : comment concilier le génie littéraire et la morale ? Comment peut-on, à la fois, être lʼauteur dʼune oeuvre puissamment originale, humainement bouleversante, et la bouche dʼombre sacrilège qui proféra invectives et élu cubrations racistes et antisémites ?
Longtemps, une thèse a prévalu, celle des “deux Céline”, le Céline dʼavant et celui dʼaprès Bagatelles pour un massacre, comme si une soudaine conversion avait, en 1937, métamorphosé lʼécrivain sensible à la détresse des humbles en un antisémite enragé et paranoïaque, dénonçant la “persécution” infligée aux goyim par les futurs persécutés. Cette thèse, postulant la folie ou lʼirresponsabilité dʼun homme en proie à lʼébriété verbale (sans même évoquer lʼaccusation – gratuite – de vénalité lancée par Sartre), avait lʼavantage de concilier occultation et morale sociale. Elle permettait aussi dʼexonérer les admirateurs du “premier” Céline – à commencer par Sartre lui-même qui avait inscrit en exergue de La Nausée une citation célinienne tirée de LʼÉglise – du soupçon de complicité ou dʼaveuglement.
Souvent, littérature et morale sʼaccordent mal
Philippe Alméras, dont Pierre-Guillaume de Roux réédite le livre magistral, Céline entre haines et passions, le dévoile, textes à lʼappui : dʼune part, Céline nʼa pas attendu 1937 pour verser dans le racisme ; dʼautre part, on ne saurait voir dans son “délire” une sorte dʼaccès de folie lié à des raisons contingentes. Au vrai, lʼimprécateur solitaire sʼétait imprégné, très tôt, de la vulgate antisémite de la Belle Époque, des textes des Toussenel, Chirac « et autres socialisants qui dénoncent la puissance de lʼor juif », avant que Drumont ne fasse basculer lʼantisémitisme de la gauche vers la droite. Nulle originalité donc – hormis celle du style et de la mise en scène – dans Bagatelles et Les Beaux Draps, mais lʼécho amplifié dʼun antisémitisme largement partagé, à gauche comme à droite, que Céline laïcise dans le fond et la forme.
Tel est le réel occulté quʼAlméras met au jour, révélant du même coup ce paradoxe de « voir lʼoeuvre célinienne défendue contre de prétendus sympathisants par des adversaires déclarés de tout ce à quoi il a cru, incarnant tout ce quʼil a détesté ». Dans sa postface, prenant en compte les découvertes les plus récentes, notamment lʼédition en Pléiade de La correspondance, lʼauteur réaffirme sa position : « les convictions de celui qui dira nʼavoir pas dʼopinions et aucune idée sont en fait aussi précises que précoces » et Céline ne les a jamais reniées, pas plus que Lucien Rebatet les siennes. À rebours du vieil idéalisme grec du kalos kagathos, où le beau se confond avec le bien, il faut admettre quʼun grand créateur peut aussi être un “monstre” et que la littérature et la morale peuvent faire chambre à part. Sur ce point, la majorité des céliniens interrogés par Joseph Vebret en sont dʼaccord : il est absurde de vouloir séparer le Céline romancier et le Céline pamphlétaire, lʼauteur du Voyage et celui de Bagatelles, LʼÉcole des cadavres et de Les Beaux Draps, dont il faut souhaiter lʼédition critique, interdite de par la volonté de Lucette Destouches, la veuve de lʼécrivain, et non de par la loi, comme certains le croient.
Prétendre cataloguer, étiqueter, et donc neutraliser Céline participe dʼun vain combat. À cet égard, le livre de David Alliot, recueil de tous les témoignages sur lʼécrivain, dont beaucoup étaient inédits, en fait foi, qui dévoile combien lʼhomme était grevé de contradictions, de même lʼœuvre, immense bric-à-brac de visions hétéroclites et terrifiantes, contient tout et le contraire de tout. On nʼa pas voulu voir que ce réfractaire inclassable, ce poète enragé, rebelle à toute annexion était dʼabord un écrivain, mi-Diogène mi-roi Lear, visionnaire halluciné qui bouleversa, à lʼégal de Joyce, la forme et lʼidée même de littérature en exprimant, dans une voix jamais entendue jusquʼalors, ce que Bardèche a nommé dans une excellente formule, « lʼinterdit, lʼinnommable, le secret tragique de la bête humaine » et ce, « avec des mots proscrits ». Bruno de Cessole
À lire : - De David Alliot : "Dʼun Céline lʼautre", Laffont, coll. “Bouquins”, 1 184pages, 30 €; et "Céline, idées reçues sur un auteur sulfureux", Le Cavalier bleu, 172 pages, 19 €.
- "Céline entre haines et passions", de Philippe Alméras, Pierre-Guillaume de Roux Éditions, 496 pages, 23,90 €.
- "Céline", dʼHenri Godard, Gallimard, 594 pages, 25,50 €.
- "Céline à rebours", dʼÉmile Brami, Archipoche, 480 pages, 8,50 €.
- "Céline lʼinfréquentable", de Joseph Vebret, Éditions Jean Picollec, 206 pages, 16 €.