Le 12 juin 1962, l'officier qui commandait la garnison de Nemours venait m'apprendre que ses hommes, fusiliers marins, les harkis qu'il commandait, se mettaient à notre disposition pour défendre Oran. Donc j'y ai cru, convaincu qu'on allait se battre quand même.
Le 25, il y eut un court-circuit au central téléphonique, provoquant qu'Oran se trouvât totalement isolée de la France, de l'Europe. J'étais en contact avec le consulat général d'Espagne, car alors toutes les communications du gouvernement espagnol passaient exclusivement par l'armée, et Madrid avait décidé de faire évacuer ses ressortissants.
L'Espagne avait demandé l'autorisation à la France d'envoyer des bateaux. La France refusa, comme elle l'avait déjà fait aux États-Unis, à l'Italie et à la Grèce. Paris ne voulait pas qu'on puisse croire qu'un vent de panique s'emparait de la population, et désirait maintenir des lignes régulières et tranquilles. Le gouvernement espagnol, malgré cela, envoya donc deux transbordeurs qui faisaient d'ordinaire le parcours Barcelone - Palma de Majorque : le Vírgen de África et le Victoria. Ces deux navires arrivèrent le 24 ou le 25 au large d`Oran, mais l'entrée du port leur fut refusée. Sur les quais du port s'étaient déjà accumulés des gens en provenance de Relizane, de Dublineau, de Mascara, arrivés en convois avec leurs camions chargés de meubles, et des camionnettes protégées par l'armée. Ils aboutiront sur le port face à l'usine thermique où il n'y avait ni points d'eau, ni toilettes, et rien pour s'abriter. Il faut organiser un campement afin de dormir à même le sol ou dans les voitures.
La majorité des ressortissants espagnols qui n'ont pas fui en convoi n'arriveront jamais au port. 0n les aura arrêtés sur la route en les dépossédant de tout, et souvent en les assassinant. N'ayant plus de liens directs avec l'Espagne, car leurs ancêtres l'avaient quittée une centaine d'année avant, et n'étant pas non plus recensées par la France, ils n'apparaitront nulle part recensés comme victimes.
Et elles furent nombreuses.
Le 27, le gouvernement espagnol insiste pour faire rentrer ses bateaux. Nouveau refus. Je savais tout ça par le biais du consulat général d'Espagne, ainsi que de l'Armée, car nous avions un officier qui nous passait tous les messages confidentiels.
Le 27 également, les bateaux demandent la permission d'envoyer une chaloupe pour acheter des vivres pour les équipages, car tout avait été prévu en principe comme un rapide aller-retour. Permission accordée et les embarcations quittent les navires, toujours situés en eaux internationales, afin de mener à bien l'opération de ravitaillement.
Le 28, même statut quo.
Le 29, ça change, car le gouvernement espagnol, exaspéré de voir la France lui refuser l'entrée des navires alors que près de 3 000 ressortissants se trouvent bloqués sur les quais, décide de mettre la marine de guerre et l'aviation en branle-bas de combat.
Ainsi, le vendredi 29, à 16 heures, deux bâtiments de guerre lâchent le port de Carthagène et se dirigent vers Oran. L'aviation militaire elle aussi, basée à San Javier, près de Murcie, est mise en état d'alerte.
Le 30 au matin, c'est-à-dire la veille même de l'indépendance ; le gouvernement français qui a été informé que les bateaux de guerre se dirigent sur Oran, et que l'option militaire a été choisie par Madrid, décide alors d'accorder l'autorisation aux bateaux espagnols de pénétrer dans le port à 10 heures du matin.
À 13 heures, les deux transbordeus accostent sur le quai, et on nous annonce une grande nouvelle ! Nous pourrons embarquer les voitures, car nous étions tous convaincus qu'il faudrait les abandonner et partir seulement avec les deux valises réglementaires. La plupart sont des valises en carton, avec des ficelles car les serrures ne tenaient pas, et elles nous serviront pendant quelque temps de table de salle à manger.
Donc, dès 1 heure nous voilà en train d'embarquer vu que les deux navires peuvent nous recevoir avec nos nos biens.
Après un strict contrôle d'identité, les CRS fouillent les voitures et tout ce qui est emballé. On a peine à comprendre un tel zèle car, de toutes manières, les bateaux ne se dirigent pas vers la France mais vers l'Espagne. Mais les ordres sont les ordres, et on passe au peigne fin même les berceaux des enfants. Finalement, on nous laisse tous embarquer.
C'est alors que les CRS prétendent monter à bord car, soi-disant, il y aurait des membres d'une certaine organisation qui auraient embarqué. Le capitaine, sur la passerelle, ainsi que le vice-consul, s'opposent à ce que les CRS montent à bord. S'ensuit un moment de forte tension en attendant que les CRS, après avoir contacté leur commandement en ville, admettent que le capitaine du navire est dans son droit de refuser leur entrée, vu que les bateaux sont assimilés à des territoires espagnols.
Les CRS se retirent alors, on enlève les passerelles et on lève les amarres, et nous partons. Il est 4 heures de l'après-midi, et dès que nous arrivons dans les eaux internationales, les navires de guerre nous escortent et nous voguons vers l'Espagne.
L'aviation espagnole nous survole plusieurs fois. Nous parvenons à Alicante vers deux heures du malin. Les Alicantins nous attendent avec la Croix Rouge aux multiples attentions et soins, offrant boissons, sandwichs, port de valises, et prêt d'argent aux plus démunis. Bref, un accueil aussi extraordinaire que surprenant...
Jo Torroja : Algérie - Alicante 1962-2012; Mémoires d'un exode: Juan Ramon Roca - RVF Autores-Editores
Épisode honteux pour un pouvoir gaulliste pour qui la vie des Français d'Algérie importait très peu: c'est d'Espagne qu'est venu le salut pour ces Oranais que le pouvoir voulait abandonner en victimes expiatoires, au couteau des assassins. Cela se vérifiera le 5 juillet.