Et pourquoi ne pas rapprocher ce récit d’un voyageur qui se rend effectivement au Harar début 2012 avec ce qu’écrivait, près de 90 ans plus tôt Henri Dehérain, historien et géographe (1867-1941) particulièrement passionné par les voyageurs d’un autre temps. Sans être particulièrement privilégié dans ses travaux Arthur Rimbaud se retrouve dans plusieurs de ses publications, dont un bref article donné au supplément littéraire du Figaro du dimanche 14 janvier 1923 :
La scène se passe à Harar, la grande ville de transit de l’Afrique Orientale, où les produits apportés d’Abyssinie et des pays gallas sont concentrés pour être expédiés vers les ports de la mer Rouge. Un blanc en costume colonial est entouré d’hommes de couleur. Il fait peser du café, de l’ivoire, des cuirs et il en discute les prix avec les vendeurs indigènes, avec l’un en harari, le dialecte local, avec l’autre en galla qui se parle sur les plateaux du Sud, avec un troisième en amhara, la langue des montagnards de l’Abyssinie.
Ce négociant si attentivement appliqué à sa besogne mercantile, cet Européen qui s’exprime si aisément en ces étranges idiomes africains, c’est Arthur Rimbaud ; cas rare, unique probablement dans notre histoire coloniale, pourtant si féconde en destinées extraordinaires, d’un poète transformé en traitant et en explorateur.
La vie africaine d’Arthur Rimbaud n’est pas inconnue, mais quelques documents nouveaux nous ayant été obligeamment communiqués, notamment par M. Georges-Emmanuel Lang, l’occasion nous a paru propice pour revenir sur son aventure.
I
On sait que Rimbaud, après avoir entièrement rompu avec les milieux littéraires où il avait fréquenté dans sa prime jeunesse, erra longtemps à travers le monde. En août 1880, il arriva à Aden, et l’Orient éthiopien s’empara de lui. Il entra comme employé dans la maison de commerce Mazeran, Vianney et Bardey, aux appointements mensuels de 330 francs, portés en 1883 à 416 francs, plus la nourriture et 2% sur les bénéfices. Cette maison ayant ouvert un comptoir à Harar, il y fut envoyé.
« Je suis arrivé dans ce pays après vingt jours de cheval à travers le désert çomali, écrivait-il à sa famille le 13 décembre 1880. Harar est une ville colonisée par les Egyptiens et dépendant de leur gouvernement. La garnison est de plusieurs milliers d’hommes. Là se trouvent notre agence et nos magasins. Les produits marchands de la contrée sont le café, l’ivoire, les parfums, l’or, etc. »
Ces pays d’où il tirait ce café, cet ivoire, ces parfums, il voulut les connaître. Par nécessité professionnelle, il devint explorateur et géographe. Au sud de Harar s’étend, dans la direction de l’Océan Indien, un pays nommé l’Ogaden, qui est traversé par le Ouabi Chebeli. Ce grand fleuve a en quelque sorte manqué sa destinée. Il se dirige vers l’Océan Indien, mais avant de l’atteindre, il s’évapore et disparaît. Dépourvu de voie d’accès côtière, protégé en outre par la xénophobie de ses habitants, l’Ogaden resta terre inconnue jusque dans le dernier quart du XIX° siècle. A Rimbaud revient le mérite d’avoir apporté les premières notions sur ce pays.
Lui-même fit plusieurs expéditions au sud de Harar, dans le Boubassa, où il créa des marchés d’ivoire et de cuirs. Il fallait du courage pour y pénétrer, car les populations de ces contrées haïssent l’étranger, et vers cette même époque, le Français Lucereau et l’Italien Sacconi y furent assassinés.
Rimbaud organisait aussi des voyages pour le compte de sa maison. « Il dirige toutes nos expéditions du Çomal et des pays gallas, écrivait son patron Bardey, le 24 novembre 1883. L'initiative de l’exportation [sic ! lire ‘exploration’] du Ouabi, qui coule dans le pays d'Ogaden, lui est due. » Le plus fructueux de ces voyages fut celui du Grec Constantinu Sottiro qui s’avança, véritable exploit, jusqu’à une distance de 140 kilomètres au sud de Harar. Des observations qu’il avait faites, des notions rapportées par les agents subalternes ou données par les indigènes, Rimbaud composa une notice sur l’Ogaden, succincte mais pleine de substance, que Bardey eut la bonne idée d’adresser à la Société de Géographie de Paris, laquelle s’empressa de la publier.
Rimbaud réussit auprès des indigènes. Il se rendit promptement maître de leurs langues, dont, comme il l’écrivait un jour, « il se remplit la mémoire ».
Et puis, il traitait les hommes de couleur en hommes et qui méritent des égards ; il réussit à apprivoiser ces Çomalis de caractère pourtant si ombrageux. Il se fit des relations parmi les chefs de l’Ogaden, et il appelle quelque part l’oughaz de Malingour « notre ami Aram Hussein ». Les opérations commerciales auxquelles Rimbaud se livra furent assez fructueuses. Il fit des économies. En juillet 1884, il pensait envoyer à sa famille « au moins dix mille francs ». Et pendant plus d’une année, il continua « à ramasser quelques sous ».
Après une « violente discussion », il se sépara de son patron, Bardey, en octobre 1885. Il s’associa alors à un négociant français, nomme Pierre Labatut, qui faisait des affaires au Choa.
II
Ménélik commença sa carrière comme simple chef de la province la plus méridionale de l’Abyssinie : le Choa. Quand il mourut il était empereur d’Ethiopie, souverain par conséquent de toute l’Abyssinie et il avait conquis au sud du Choa un immense territoire qui jouxtait la colonie anglaise de l’Afrique orientale. Or, l’instrument de cette politique et de ces conquêtes, ce fut le fusil. Avoir des fusils, beaucoup de fusils avec les munitions nécessaires, telle était, les récits de tous les voyageurs concordent sur ce point, la préoccupation principale de tous les Abyssins, depuis Ménélik jusqu’au plus humble de ses sujets.
Labatut avait justement reçu de Ménélik, en 1885, une importante commande d’armes. Rimbaud participa à l’affaire et il y mit la plus grande partie de ses économies.
Pour recevoir les caisses d’armes et organiser la caravane qui devait les transporter au Choa, il séjourna dix mois, de décembre 1885 à octobre 1886, sur les rivages de la mer Rouge, à Tadjourah, localité située en face de Djibouti, malsaine et très désagréable. Que de difficultés il eut à surmonter ! avec les indigènes toujours, avec le gouvernement français, qui croyait devoir interdire le transport d’armes au Choa. Et puis, son associé Labatut tomba malade, partit pour la France et y mourut. Rimbaud pensa alors faire le voyage avec Paul Soleillet, un africaniste d’une certaine notoriété, qui avait jadis exploré le Soudan et récemment passé deux années en Abyssinie. Mais, à son tour, Soleillet succomba à Aden. En définitive, Rimbaud partit seul en octobre 1886. Il traversa l’affreux et dangereux désert de Danakil, gravit les pentes du massif abyssin et, le 9 février 1887, il atteignit Ankober, l’ancienne capitale du Choa. Il y rencontra Jules Borelli, un Français qui fit d’importants voyages en Abyssinie, de 1887 à 1888. De prime abord, Rimbaud donna une impression d’énergie à Borelli, qui écrit dans son journal :
« M. Rimbaud sait l’arabe et parle l’amharigna et l’oromo. Il est infatigable. Son aptitude pour les langues, une grande force de volonté et une patience à toute épreuve le classent parmi les voyageurs accomplis. »
Rimbaud séjourna trois mois en Abyssinie. D’Ankober il se rendit à Entotto, où Ménélik résidait avant la fondation d’Addis-Ababa. Il y reçut la lettre suivante, que nous croyons peu connue :
« Envoyé par le roi Ménélik.
« Parvienne à M. Rimbaud.
« Comment te portes-tu ? Moi, par la grâce de Dieu, je me porte bien.
« Ta lettre m’est parvenue. Je suis arrivé hier à Fel-Ouha (près d’Entotto).
« Cinq jours me suffiront pour voir les marchandises. Tu pourras partir ensuite.
« Ecrit le 3 myarzya [février ou mars 1887].
Financièrement, l’expédition échoua :
« Mon affaire a très mal tourné et j’ai craint quelque temps de redescendre sans un thaler » écrivait plus tard Rimbaud. Mais sous un tout autre rapport il réussit. Il redescendit en effet à Harar par un itinéraire qu’aucune Européen n’avait encore suivi. Accompagné de Borelli, il partit d’Entotto le 1er mai 1887 et arriva à Harar le 21, après avoir traversé le plateau du Mindjar, « pays magnifique, puis Carayou, halliers couverts d’arbres épineux, séjour des buffles et des éléphants », et finalement suivit la crête du Tchercher « où la végétation est incomparablement belle ».
La découverte de cette voie nouvelle fut très remarquée dans les milieux géographiques français et étrangers : succès auquel assurément Rimbaud ne s’attendait pas. Cette nouvelle route fut désormais fréquemment suivie, et notamment par la mission du commandant Marchand, pendant la dernière étape de sa célèbre traversée de l’Afrique.
III
Revenu d’Abyssinie, Rimbaud, après un court séjour au Caire, se fixa définitivement à Harar, non plus comme agent commercial, mais comme chef de factorerie. Le régime du pays avait changé depuis qu’il l’avait quitté. Les Egyptiens l’avaient évacué et les Abyssins l’occupaient : « Le gouvernement est le gouvernement abyssin du roi Ménélik, c'est-à-dire un gouvernement négro-chrétien, mais somme toute on est en paix et en sûreté relative. »
Grâce à la position importante qu’il s’était faite à Harar, grâce à ses relations avec le ras Makonnen et à son expérience, Rimbaud rendit des services aux Français et aux étrangers qui y passèrent en ces années 1888-1890. Il exerçait largement l’hospitalité. Il reçut, par exemple, pendant six semaines le Suisse Alfred Ilg, qui, arrivé en Abyssinie comme ingénieur y devint le conseiller et le ministre d’Etat de Ménélik. De ses rapports avec Rimbaud, Ilg avait surtout conservé le souvenir d’un homme renfermé et taciturne, ainsi qu’il nous l’écrivait il y a quelques années. Bardey a, plus tard, rappelé la bonté de Rimbaud pour les imprudents qui, pleins d’illusions, se lancent dans les pays exotiques et qui n’y éprouvent que déboires.
Jamais, dans ses lettres, Rimbaud ne faisait allusion à son passé, et, dans cette vie de la brousse pourtant favorable à l’abandon, il ne se laissait aller à aucune confidence. Que Verlaine ait pensé à Rimbaud, le poème Læti et errabundi permet de le supposer:
Mais de ses anciennes amitiés, lui, Rimbaud, ne parlait jamais.Nous allions, vous en souvient-il,
Voyageur où ça disparu ?
Filant légers dans l'air subtil,
Deux spectres joyeux, on eût cru !
* * *
Qui ne connaît le martyre de ses derniers mois ? En février 1891, il éprouva dans le genou des douleurs qui, chaque jour, devinrent plus vives. Aucun médecin européen n’exerçant à Harar, il résolut d’aller se faire soigner à Aden. Il partit le 8 avril 1891, transporté dans une civière car il était incapable de se tenir à cheval. La traversée du désert çomali dura quinze jours. A Zeila, il est hissé à bord d’un bateau, et il arrive à Aden où le médecin de l’hôpital diagnostique « une tumeur synovite arrivée à un point très dangereux ».
Rimbaud décide alors de s’embarquer pour la France. En novembre 1891, il expire à l’hôpital de la Conception de Marseille.
Or, ce fut vers ces temps-là que la renommée littéraire d’Arthur Rimbaud commença de poindre et de s’élever au-dessus de l’horizon.
Henri Dehérain
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