Dans les heures et les jours qui suivent, la plupart des « têtes » du réseau sont interpellées : Hélène Cuénat, Gérard Meier, Jacqueline Carré, Janine Cahen, Jean-Claude Paupert, Jacques Charby, Georges Berger, Micheline Pouteau, Jacques et Yvonne Rispal, etc. Le juge Batigne les inculpe d'atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l'État. Les hommes dont le nom commence par A, B, C... jusqu'à L partent pour Fresnes, les autres pour la Santé. Les femmes vont toutes à La Roquette.
Les « Effelènes »
Ces femmes, le pays va les découvrir avec stupéfaction. La presse consacre aux sœurs des Frères de vastes espaces. Sept, ont les honneurs de la Une de Paris-Presse (27 février 1960) ; pour 0,25 NF, vous aviez droit, ce jour-là, à sept photos légendées, sur toute la largeur de la page. Gloria de Herrera, « artiste peintre » américaine, et Vera Harold, céramiste bordelaise, ouvre la marche. Dans l'appartement qu'elles partageaient, se tenaient de nombreuses réunions « d'où les hommes étaient exclus ». Suivent Hélène Cuénat (Claire Allard), Dominique Darbois, photographe ; Cécile Marion ; Jacqueline Carré, camarade de couette et « couverture » du fervent catholique devenu passeur fellouze, Gérard Meier ; en fin de rang, la jolie Christiane Grama, étudiante en médecine montée à Paris en compagnie du chef de la wilaya Paris-périphérie.
Ces sept femmes et viragos sont des échantillons très représentatifs de porteuses. Hamon et Rotman l'affirment, « la majorité d'entre elles agit par conviction » ; mais la conviction n'empêche pas les sentiments, comme pouvait le laisser supposer le cri du cœur d'une prisonnière : « Les Français n'arrivent pas à la cheville des Algériens ! »
Conférence de presse
Le chef du réseau fellagha est en liberté. Francis Jeanson a échappé à la DST. Régulièrement tenu au courant des progrès de l'instruction par son avocat, Me Dumas, « sympathisant », il tente un coup d'audace et de publicité en donnant le 15 avril 1960 une conférence de presse clandestine en plein Paris. Y assistent quelques représentants de la presse amie, non seulement maghrébine - il est normal que les commanditaires soient représentés - mais aussi française. Le journaliste le plus connu s'appelle Georges Arnaud (Le Salaire de la peur).
En substance, Francis Jeanson annonce que, malgré le coup de filet de la DST, son organisation reste opérationnelle et continue la lutte contre « le fascisme qui menace la France ». Le coup de pub serait un énorme bide sans une erreur de la DST. Georges Arnaud, qui a rendu compte de la conférence dans Paris-Presse, est arrêté pour « non dénonciation de malfaiteurs ». Deux cents journalistes signent une « pétition de solidarité ».
Prudent, Jeanson, par une filière qu'il connaît par cœur, passe en Suisse immédiatement après la parution et la saisie de Notre guerre ; il analyse dans ce livre les torpillages, les embûches, les trahisons dont il a été victime de la part de ses propres amis. Henri Curiel est nettement visé et pour cause : depuis des mois, patiemment, l'Égyptien bolcheviste étoffe le réseau Jeanson en le truffant d'amis communistes et trotskystes. Quand Jeanson rentre à Paris, fin mai, tout est consommé. Un nouveau réseau a vu le jour en lieu et place du sien : mieux cloisonné en cellules, sections, unités et sous-groupes, le MAF (Mouvement anticolonialiste français) continue à passer des capitaux en Suisse.
Signez, signez...
Des capitaux mais aussi des armes ; le 10.mai 1960, on découvre chez une étudiante allemande nommée Inge Huscholz, du sous-groupe Davezies, cent vingt-sept mitraillettes dans neuf valises ; l'aide aux Frères a changé de calibre.
Ce qui n'empêche pas deux cents « intellectuels » de signer ce qui s'appelle désormais, pour leur honte, « le manifeste des 121 », rédigé par Maurice Blanchet. Solidaire des porteurs de ,valises, ce texte admet le droit à l'insoumission : « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français », etc.
Sartre et Simone de Beauvoir signent avant de partir en vacances et passent la pétition. Comme moulouds de Panurge, les vieux habitués suivent. Il y a là-dedans des « noms » : dans un certain désordre, Pierre Boulez, François Truffaut, Danièle Delorme, Françoise Sagan(1), Catherine Sauvage, Alain Cuny, Alain Resnais, Simone Signoret sans Montand, André Mandouze. Les prospecteurs de signatures tombent sur un bec : Léo Ferré les éconduit. Morvan Lebesque signe dans un premier temps puis se rétracte. Au grand mécontement de son papa, Florence Malraux signe ; ce n'est pas le premier service qu'elle rend au réseau Jeanson.
Guérilla dans le prétoire : « Au sein du collectif », Me Jacques Vergès
Naturellement, les « pétitionnaires » sont passibles de la loi ; beaucoup, n'attendent qu'un procès pour que l'on parle enfin d'eux ; ils seront déçus. Pour l'instant, seul monopolise l'attention paresseuse de la gauche le procès des porteurs et des Frères arrêtés en janvier. Il s'ouvre le 5 septembre.
Ils n'ont pas tous les mêmes avocats. Ce doit déjà être assez dur pour les Algériens de se retrouver dans le même box de l'ancienne prison du Cherche-Midi que leurs valets. S'il leur fallait en plus supporter défense commune... Les FLN sont défendus par un collectif : MMe Oussedik, Benabdallah, Zavrian, Vergès et Courrégé. Parmi les conseils des porteurs, citons Me Gisèle Halimi et Me Roland Dumas.
Tous ont en commun des consignes strictes, qui se résument en trois points : faire durer ; retourner le procès et terroriser le tribunal ; démontrer, par l'absurde… que l'Algérie n'est pas la France.
C'était prévisible : tous les avocats vont s'employer, en se renvoyant constamment la balle, à bafouer la justice.
Écœurée par cette succession d'incidents de procédure sans justification, Me Gisèle Halimi se désolidarise au bout de quelques jours de cette pantalonnade. Me Dumas reste. «La veille de sa suspension par contumace, l'ami Vergès lui a bel et bien lancé un défi, haussant toujours la barre, histoire de vérifier jusqu'où s'aventure un avocat bourgeois». (Rotman-Hamon). Docile toutou, Me Roland Dumas saute de plus en plus haut, va de plus en plus loin, jusqu'à l'inadmissible...
À la place d'un témoignage écrit, très attendu, Jean-Paul Sartre, en voyage au Brésil, n'a envoyé qu'un télégramme affirmant son « entière solidarité ». Qu'à cela ne tienne. Marcel Péju, des Temps Modernes, familier de Sartre et grand admirateur de Jeanson, apologiste de la désertion, commet un pastiche avec l'accord du philosophe ; Claude Lanzmann apporte quelques retouches, Paule Thévenin dactylographie, Siné signe « Sartre ». On joint le faux au télégramme et le tour est joué. Le 20 septembre, Dumas demande au tribunal l'autorisation de lire une lettre qu'il vient de recevoir de Sartre. Et l'avocat lit le faux, qui développe le thème de la « solidarité totale » avec les porteurs de valises. Cela ne l'a pas empêché de devenir ministre des Affaires étrangères...
Henri Curiel, enfin ...
Le 1er octobre 1960, le verdict tombe. Par contumace (il coule d'heureux jours à Nyons, en Suisse, sa villégiature de prédilection), Francis Jeanson est condamné à dix ans de prison, comme quelques autres accusés présents. Huit Français et un Algérien sont acquittés (parmi eux Lounis Brahimi et Paul Crauchet) ; Jacqueline Carré prend cinq ans ; Jacques Rispal trois ; Janine Cahen huit mois. Les condamnés attendront leur libération à Fresnes, dans d'excellentes conditions : ils publient un journal, portent leurs vêtements de ville et se promènent à peu près librement dans la prison. Il ne leur manque qu'un chef. Sera-ce Francis Jeanson ? Le 6 octobre, le philosophe est arrêté à Nyons, en compagnie de Cécile Marion. Il est libéré le 7 au matin, à cause de la perfection technique de sa fausse carte d'identité belge. Jeanson et Marion remontent en voiture, gagnent l'Allemagne, où Vignes vient les chercher pour les emmener en Belgique.
Sera-ce alors Henri Curiel ? Traqué par la DST, peut-être renseignée par les services de renseignement américains ou autres, Curiel, pressé par ses lieutenants français et les Frères de quitter la France, temporise. Très habile à déjouer filatures et traquenards, parfois chanceux, il se sent en sécurité sur le territoire français où il peut à loisir mener le combat politique qui, seul, l'intéresse. Pour lui, « il n'est pas question de s'envoler comme des moineaux à chaque coup de pistolet ». Trop de confiance nuit ; le 20 octobre 1960, il est arrêté en compagnie de son bras droit, sa compatriote Didar Fawzy, dans l'appartement d'une figurante de cinéma nommée Arlette Denzler, doublure attitrée de Michèle Morgan.
Pour Henri Curiel et Didar Fawzy, quatre jours d'interrogatoires précèdent la prison (il n'y aura jamais de procès). De Fresnes, Curiel parvient à communiquer avec ses camarades libres. Les transports de fonds continuent sur le même rythme, selon la méthode habituelle ; les actions de propagande s'intensifient, surtout à l'adresse des forces stationnées en Allemagne. Pour les besoins de la cause, Curiel se rapproche de Hurst et de Davezies. Labbé est enfin arrêté à Lyon. Il y purge quatre mois de prison pour usage de faux papiers avant de rejoindre ses camarades à Fresnes.
On s'évade beaucoup. « À l'extérieur, certains militants français se consacrent à la préparation des cavales. Des Jeunes qui ont vite grandi et qui s'appellent par exemple Alain Krivine ou Bernard Kouchner rôdent dans les fossés de Fresnes et relèvent les horaires des rondes. » (Hamon-Rotman).
Pendant les pourparlers d'Évian, qui commencent le 20 mai 1960, les représentants algériens réclament l'indulgence pour les déserteurs et porteurs de valises ; ils seront naturellement entendus. Les réfractaires seront réintégrés, les porteurs de valises sortiront de prison avant l'heure, certains à l'occasion de la signature des accords.
Jean-Pierre CHAPPUIS