TRADITIONNELLEMENT, depuis maintenant près de quarante ans, la
première semaine du mois de février est pour moi l’occasion d’un
pèlerinage. Pèlerinage non pas en un lieu mais dans une œuvre. Dans
l’œuvre de Robert Brasillach. À l’aventure, par monts et par vaux, selon
le conseil de Montaigne, par sauts et par gambades, je pérégrine sur
les sentiers des phrases qui tombent souvent si juste, au détour des
tournures heureuses, le long des formules tracées au cordeau, je
replonge dans les romans, essais et poèmes de l’auteur de Notre avant-guerre,
et dans les essais et biographies consacrés à cet écrivain maudit,
fusillé le 6 février 1945, au fort de Montrouge. Voilà donc
soixante-dix ans déjà.
ÉCRIVAIN MAUDIT, ÉCRIVAIN HONNI
Je sais comme il est difficile de parler publiquement de Robert
Brasillach [1], excepté dans les milieux autorisés, c’est-à-dire ceux
qui ne le sont pas par le Saint-Siège de la bienpensance, sous peine
d’être considéré comme un horrible fasciste, un monstre faisant
l’apologie des pires crimes contre l’humanité, alors qu’il ne s’agit
que d’évoquer, avec une bienveillance admirative, la mémoire d’un
écrivain d’immense culture, d’un érudit de talent et de conviction,
qui fût devenu, cela ne fait de doute pour personne, un intellectuel de
premier plan, si les circonstances et les hommes ne l’avaient empêché
de continuer de vivre.
Fauché par des balles françaises à l’âge de trente-cinq ans
seulement, Robert Brasillach était loin d’avoir réalisé toutes les
potentialités de son intelligence, toute la puissance de sa force
créatrice, bien qu’au moment de sa mort, il fût déjà à la tête
d’une œuvre grande, forte, originale et variée. Ce qui me peine,
m’attriste, m’horripile et me révolte le plus dans l’histoire de
l’auteur de Comme le temps passe, c’est que soixante-dix
ans après sa mort, il continue de faire figure de coupable absolu,
définitif, impardonnable. Rebatet a été republié, Céline suscite
des débats, voire des controverses… Brasillach est maintenu enseveli
dans un silence total. Il fut condamné à mort pour intelligence avec
l’ennemi, il demeure ignoré et interdit par les ennemis de
l’intelligence.
Car, s’il est une qualité qui fut la sienne, et qui le plaça au-dessus de tous ses camarades de la rue d’Ulm, ou de l’Action française, ou de Je suis partout...,
c’est bien son intelligence. Comme souvent les jeunes gens suprêmement
intelligents, Robert Brasillach fut un jeune homme à la fois studieux
et désinvolte, travailleur et dilettante, érudit et rieur, grave et
léger. Pétri de culture antique et classique, il publie, à vingt-deux
à peine, un ouvrage consacré au poète latin Virgile [2]. C’est un
essai qui annonce, résume et condense, les thèmes de sa vie et de son
œuvre : le soleil, l’été, la chaleur, la Méditerranée, la terre et
les morts, l’exaltation de la vertu de jeunesse, l’amitié, le goût des
joies simples, la beauté de la nature, les plaisirs que procurent les
voyages... Robert Brasillach est tout le contraire d’un intellectuel
triste et tourmenté. Pour lui, l’intelligence est une joie. La culture
coule en lui comme un vin de soif. Les savoirs et les connaissances, il
les fait siens sans souffrance ; sans travail.
LE PRINCE DE LA JEUNESSE
Dans son essai (cité en note), Pascal Louvrier consacre quelques belles
pages à cette période de la jeunesse de Robert Brasillach, classes
préparatoires au lycée Louis-le-Grand puis scolarité à l’École
normale supérieure. Ce sont des années de formation, de découvertes,
d’émulation et d’insouciance. « Le 23 novembre, Robert pénètre pour
la première fois dans la grande cour bordée d’arbres du lycée
Louis-le-Grand. À l’intérieur de cet édifice gris et sale, il va faire
la connaissance de jeunes gens promis à un bel avenir : José Lupin,
Fred Sémach, Roger Vailland, Jean Beaufret, Lucien Paye, Jacques
Talagrand connu aujourd’hui sous le pseudonyme de Thierry Maulnier. Il y
rencontre surtout “une petite brute à la blouse noire de paysan avec une ceinture”, Maurice Bardèche [3], qui épousera sa sœur Suzanne, et deviendra son “frère de jeunesse”.
La première impression que Maurice eut de Robert fut pourtant bien
mauvaise. Il trouva horribles ses lunettes rondes en fer, et
probablement aussi son visage poupin, qu’une enfance et une adolescence
paisibles avaient su préserver des scories de l’existence... »
Ne nous lassons pas de redécouvrir, sous la plume de Pascal Louvrier
[4], quelques passages de ce merveilleux livre qu’est
Notre avant-guerre :
«
Maurice Bardèche aide également Robert à travailler avec logique. Il
lui apprend à lire Proust et Barrès. Et, lorsqu’ils ont un peu de
temps libre, ils partent ensemble découvrir Paris, ses “petites gens”,
ses métiers, des commerçants, ses lieux insolites. Leur déambulation
joyeuse les conduit, sans qu’ ils l’ aient vraiment décidé, aux
Halles, rue Mouffetard ou boulevard Montmartre, enfin partout. ... “Nous
découvrions le Paris matinal, celui qui nous était le plus secret,
avec ses cris, ses montagnes de légumes, l’odeur fraîche des boutiques
ouvertes, les viandes en tas, les poissons gris et blancs. Par les
beaux jours de printemps, se dessinaient ainsi devant nous la Seine
entre les livres, les petites églises rouillées, la ville grise et
unique...” écrira plus tard Robert dans Notre avant-guerre. [...]
Robert boit la vie telle qu’elle se présente. Sans ordre, sans
“compétence”, il savoure les joies simples que chaque quartier de la
capitale offre. Relisons une fois encore la minutieuse description qu’
il fait de ces moments intenses dans Notre avant-guerre. “Je me
rappelle comme les plus beaux moments de ma vie cette soirée où nous
revenions de l’annonce faite à Marie, à l’Œuvre, en nous arrêtant
pour gober des huîtres et boire du vin blanc, dans les rues en pente de
Montmartre. Je me rappelle la veille du 14-Juillet où nous allions
dans les bals de la colline Sainte-Geneviève, en 1927, boire du vin
rouge à quatorze sous le verre, rue Mouffetard, sous les lampions roses
et bleus, au son des accordéons et des violons fringants”. »
UN POÈTE ROMANCIER, CRITIQUE ET JOURNALISTE
N’en déplaise à tous ceux qui le détestent — certainement parce que
même mort, ils le redoutent ! —, Robert Brasillach est un très grand
écrivain, un auteur majeur, et même si — pourquoi pas ? —
certains peuvent regretter quelques-uns de ses excès journalistiques ou
lui reprocher quelques-unes de ses diatribes, on ne peut nier le
plaisir que donne la lecture de ses livres, un plaisir juste né de
l’émotion littéraire que procurent les phrases lorsqu’elles sont
marquées au sceau du style, et qu’en évoquant des éléments de
l’histoire personnelle de l’auteur, elles parviennent à remuer
l’histoire intime, réelle ou rêvée, du lecteur.
C’est là le propre du poète, et du “danger” qu’il court à
devenir son propre poème. Robert Brasillach est un poète. Sa
personnalité est le produit de ses mots. Il est un poète qui a commis
des essais, des critiques littéraires, des romans, des poèmes et des
articles politiques. Et si on le lit avec attention et intelligence,
donc avec bienveillance, on découvre que même dans ses articles les
plus furieux, c’est toujours, d’abord et avant tout, le poète qui est
à la manœuvre. Il y a poésie dès lors que les mots dépassent la
pensée. Lorsque les mots suivent la pensée et sont à sa traîne, ils
ne composent bien souvent qu’une bouillie langagière laborieuse et sans
éclat. Mais lorsque les mots mènent la danse, la pensée bouillonne,
s’exalte, tourbillonne, s’affole et va, souvent involontairement, vers
des endroits par elle insoupçonnés. Lorsque les mots sont animés par
l’énergie de la poésie, ils produisent de la pensée qui se prend
parfois au piège de la violence verbale qui la construit. C’est dans
cet esprit qu’il faut lire Brasillach, même le Brasillach politique.
POURQUOI L’ONT-ILS ASSASSINÉ ?
C’est la raison pour laquelle une question ne cesse de me tarauder :
a-t-on foncièrement, humainement, politiquement, le droit de fusiller
un homme pour ce qu’il a écrit ? A-t-on le droit de le fusiller pour
ses textes, de quelque nature qu’ils soient, et qui forment un tout qui
s’appelle une œuvre. Céline, c’est bien sûr le génial Voyage au bout de la nuit mais c’est aussi, qu’on le veuille ou non, le non moins génial Bagatelles pour un massacre. De la même façon, Rebatet, c’est et Les Décombres ou Mémoires d’un fasciste et Une Histoire de la musique...
Oui, a-t-on le droit de mettre un terme à la vie d’un écrivain
véritable ? Que les vainqueurs le condamnent à une peine de prison
parce qu’il s’est engagé aux côtés des vaincus, je veux bien encore
l’admettre. Mais qu’on l’assassine ? Certainement pas ! Au reste,
s’agissant de Robert Brasillach, son exécution était bien un
assassinat sordide, éhonté, scandaleux. Instruction bâclée,
production de pièces truquées (la prétendue photographie où l’on a
voulu voir un Brasillach en uniforme allemand), parodie de procès,
demande de grâce rejetée avec mépris par De Gaulle... Tout montre
qu’on a voulu se débarrasser de Robert Brasillach, dans la
précipitation et l’urgence, avant que le scandale du projet
d’exécution de ce grand écrivain n’éveillât les consciences. Il leur
fallait un mort illustre, un mort emblématique. Le malheur a voulu que
ce fût Robert Brasillach.
Malheur pour lui, pour ses proches, pour la littérature du XXe siècle.
Car Robert Brasillach, plus encore que les idées politiques, aimait
avant tout et par-dessus tout la littérature. La sienne et celle des
autres, dont il savait parler avec pertinence et admiration. Dans les
douze volumes des Œuvres complètes de Robert Brasillach,
plus de deux mille pages sont consacrées aux seuls écrits critiques
[6]. Citons au moins un extrait : dans un article consacré à L’homme à cheval (Gallimard 1943) de Pierre Drieu La Rochelle, Robert Brasillach écrit ce passage savoureux : «...
Cette ordonnance est bien savoureuse. Ce qui la rend plus savoureuse
encore, il faut le dire tout de suite, c’est le style. La littérature
de l’armistice nous a valu un nombre consternant de romans ou d’essais
écrits par des analphabètes soudain possédés dont ne sait quel
démon. On a précipité sur le papier, denrée rarissime, des
élucubrations ahurissantes, auprès desquelles les romans à dix sous
des anciennes collections littéraires semblent des merveilles de goût
et de psychologie. Des retraités alcooliques ont consigné leurs
réflexions sur la crise de moralité qui n’était au vrai, pour eux
qu’une crise de l’apéritif. Des jeunes gens un peu montés en graine
ont mis en scène leurs émois dans une langue directement empruntée
aux prospectus pharmaceutiques. Et soudain, dans ce navrant désert, un
livre, un vrai livre. Un style où se mêlent l’élégance, la passion,
l’allure, et une certaine sécheresse fiévreuse où Drieu la Rochelle
me semble avoir tout à fait exorcisé les musiques romantiques qui
laissaient encore chez lui comme des souvenirs de Barrès... » On
aimerait citer tout l’article, et tant d’autres, généreux et incisifs,
cultivés et éblouissants, qualificatifs qui sont la marque de
Brasillach. De tout Brasillach !
Lecteurs de RIVAROL, il n’est qu’une façon aujourd’hui de rendre
hommage à Robert Brasillach, d’honorer sa mémoire, c’est de le lire et
de le faire lire. À vos bibliothèques !
Jean-Philippe ROBIQUET
Notes :
1. En 1989, un jeune intellectuel courageux, Pascal Louvrier, a commis
un essai sur Brasillach : Brasillach, L’illusion fasciste, préface
d’Alain Griotteray, Éditions Perrin. C’était un ouvrage critique, au
sens littéraire du terme, non pas haineux mais nuancé et sympathique.
La préface d’Alain Griotteray — à l’époque homme politique affichant
des opinions marquées très à droite mais immunisé par son action
dans la résistance — qui fut très certainement pour Louvrier une
manière d’Ausweis littéraire, commença par les phrases suivantes : «
Il faut un beau courage, aujourd’hui, pour oser ouvrir de nouveau le
“dossier “Brasillach”. Il y a quelques temps, pour avoir voulu, elle
aussi, entreprendre cette tâche, Anne Brassié a reçu son lot
d’opprobre. Elle avait prétendu, l’inconsciente, rédiger une
biographie et non un acte d’accusation. C’est que notre temps, qui se
veut ouvert à toutes les opinions, est en fait d’un conformisme
hallucinant. Il a mis en œuvre, dans le domaine des idées, la célèbre
formule prêtée à André Citroën : “Choisissez la couleur de voiture
que vous voulez à condition qu’elle soit noire.” En 1950, Roger Nimier
pouvait dans Les Épées, tracer le portrait d’un milicien somme toute
sympathique. Je ne sais s’il aurait pu se permettre une telle audace de
nos jours. Et je ne suis pas certain, pour tout dire, que la célèbre
pétition pour le recours en grâce de Robert Brasillach, si elle devait
circuler à présent, recueillerait autant de noms, et autant de noms
prestigieux. Que l’on prenne le temps d’y réfléchir un peu et l’on
mesurera que la liberté, dont beaucoup se gargarisent, n’ est qu’ une
marge qui se rétrécit au gré des conformismes. » Que dirait et
qu’écrirait Alain Griotteray aujourd’hui s’il vivait encore et qu’il
constaterait la situation dramatique de la liberté d’expression dans la
société française de ce début du XXIe siècle ?
2. Présence de Virgile