Près de l’Africa Hall, sur l’avenue Ménélik II,
la pollution irrite les yeux. C’est là que se trouve le siège de
l’Union africaine. Quand on poursuit vers le nord, il n’y a plus de
trottoirs, les gens marchent sur le bord de la route, mais les
automobilistes sont aimables, “allez-y, allez-y”, ils font signe de la main aux piétons en leur cédant le passage.
Le
point central de la ville est un quartier nommé Piazza, immense ovale
de rues commerçantes à l’architecture ancienne qui rappelle le style
régler quelques détails pratiques. Il avait dû entendre parler de Harar
en tant qu’important centre de commerce, et il se peut aussi que, durant
colonial. En dépit de la crasse sur les murs et de l’air chargé de
poussière, on ressent encore la noblesse passée, surtout dans les
portiques et les balcons. À proximité se trouve l’hôtel Taitu,
le plus ancien d’Addis (il date de 1898), où une chambre coûte neuf dollars et une suite 50. C’est une assez belle
construction en bois et en pisé, avec des escaliers en teck et une large
galerie qui fait penser au cloître d’un couvent. Il est presque midi et il y a une grande animation. Dans la rue se trouve un petit marché aux puces qui ne semble pas improvisé. Qu’est-ce que je vois ? Vieilles bibles amhariques illustrées, croix d’argent orthodoxes, icônes, perles d’ambre, cuillères de corne, animaux en bois, et au bout, au coin, une pharmacie. Combien vaut une boîte de six aspirines de 500 mg ? Seulement 8,95 birr, un demi-dollar. Au-delà, il y a un atelier de mécanique. Du moteur d'une Peugeot 404 saillent quelques pièces.
Dans
le ciel volent des marabouts, de gros oiseaux qui semblent vêtus d’une
redingote, avec un long bec plongeant comme un scalpel dans la charogne.
Leur vol circulaire indique une décharge ou un cadavre d’animal. On
voit aussi des faucons et des aigles, peut-être les véritables maîtres
de la ville. J’observe les gens. Les Éthiopiens sont beaux. Des yeux
très noirs, des traits fins. Ils sont minces et grands, comme les
Massaïs. Les femmes sourient, leurs dents resplendissent. Elles sont
magnifiques. Et, chose admirable, ils sont fiers d’être éthiopiens.
Mabrati, un homme en chemise blanche et cravate qui déambule dans le
hall de l’hôtel, m’affirme : “Il y a trois types de personnes dans le monde, les Faranyis, les Noirs et les Abeshás (ou Abyssiniens).” Dans la rue, les enfants me crient “Faranyi, Faranyi, Faranyi !” :
un mot qui m’est familier et qui signifie “étranger blanc”. On dit
farang en Thaïlande et feringui en Malaisie. C’est une déformation de franco (Franc), un terme qui voyage avec l’islam du Maghreb à l’Asie depuis les croisades du XIIe siècle et qui désigne par extension tout Occidental blanc.
Très fier de voir ma réaction Mabrati ajoute : “L’Afrique est composée de deux choses : 54 pays africains, et l’Abyssinie.” L’Abyssinie !
Ce territoire mythique est aujourd’hui divisé entre l’Éthiopie et
l’Érythrée, bien que les Éthiopiens en constituent le centre (ityopian
est un mot grec qui signifie “ceux au visage brûlé”). L’Abyssinie a une longue
histoire, très différente de celle du reste de l’Afrique. Pour
commencer, elle n’a jamais été vraiment colonisée. Les Italiens ne sont
restés que cinq ans, sous Mussolini, de 1936 à 1941. Dans un passé
lointain, la reine de Saba eut une relation amoureuse avec le roi
Salomon, et de cette liaison naquit un fils, Ménélik. C’est l’origine
des Falachas, les Juifs éthiopiens, qui disent descendre de la tribu de
Dan, la douzième tribu d’Israël, disparue après la destruction du
Premier Temple, en 675 av. J.-C. L’empereur, le Négus Hailé Sélassié,
qui régna de 1931 à 1974, disait descendre de Ménélik et s’autoproclama
donc ras Tafari, “roi des rois” ; il devint l’autre dieu de la
spiritualité rastafarie, avec la musique du Jamaïcain Bob Marley. Le
drapeau de l’Éthiopie impériale est orné de l’image du lion couronné de
Juda tenant une lance qui se termine par une croix. Des symboles issus
du christianisme orthodoxe, arrivé dans la région avec les Coptes
d’Alexandrie au IVe siècle, ceux-là mêmes qui
creusèrent les extraordinaires églises souterraines de Lalibela.
Aujourd’hui, l’Église copte d’Éthiopie a son propre patriarche,
indépendant d’Alexandrie, d’Istanbul et de Moscou.
Les rues
d’Addis sont pleines d’immeubles inachevés. Les échafaudages sont en
bois et semblent fragiles. On a le vertige en imaginant les ouvriers
bercés par le vent. On se croirait le plus souvent dans un quartier
populaire d’une ville latino-américaine. Des boutiques avec des
présentoirs devant la porte, des kiosques et des étals poussiéreux. Il y
a bien de nouveaux centres commerciaux, comme le Bole Dembel Shopping
Center, mais c’est au Merkato, le plus grand marché à ciel ouvert
d’Afrique (c’est ce qu’affirment les Éthiopiens), que bat le cœur de
la ville.
Addis étant le siège de l’Union africaine (la Bruxelles
de l’Afrique), elle compte de nombreux résidents étrangers. On dénombre,
me dit-on, 124 ambassades, auxquelles viennent s’ajouter les
représentations des multiples agences des Nations-Unies présentes dans
le pays. Dans une ville d’à peine trois millions d’habitants, cela se
remarque. La plupart des diplomates vivent dans le Turkish Compound, un
quartier chic proche de l’aéroport, parsemé d’hôtels particuliers et de
villas entourées de jardins, où des employés en uniforme tondent les
pelouses, arrosent les plantes ou ramassent les feuilles.
Mais
Addis n’est qu’une escale. Ma véritable destination est Harar, la ville
où le poète Arthur Rimbaud vécut les dix dernières années de sa vie.
J’achète donc un billet à la compagnie Salam Bus, et me prépare à un
très long voyage. Je n’ai pas le choix : la vieille ligne de chemin de
fer française reliant Addis à Dire Dawa et à la mer Rouge, sur les côtes
de Djibouti, est coupée. J’aurais pu monter dans un avion déglingué
d’Ethiopian Airlines, mais j’ai envie de voir le pays, ses montagnes et
ses cours d’eau. J’ai envie de voir ses villages et ses hameaux.
Cap sur Harar, enfin !
Il
fait encore nuit lorsque j’arrive sur la place Maskal pour prendre le
bus. De là partent des moyens de transport en direction de tout le pays,
et pour l’heure c’est une sorte d’immense parking désert. Il fait
froid. Une femme traîne un chariot avec des thermos. Je prends un café
et j’attends. Le bus, un véhicule moderne couleur citron vert, finit par
apparaître, et un groupe de voyageurs silencieux, transis de froid,
commence à monter. Pour dix heures et demie de trajet, je paie 265 birrs
[15 dollars]. Le jour se lève peu à peu derrière les toits des faubourgs
d’Addis, et la route apparaît devant nous, deux voies à peine mais
larges, dont l’asphalte semble avoir été récemment rénové. On me dira
plus tard que ce sont les Chinois qui se sont chargés de la remise à
neuf, car ils ont beaucoup investi en Éthiopie (pétrole et gaz). Harar
est à l’est, proche de la frontière somalienne. Nous sortons du côté occidental de la pente du plateau.