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Rivarol : Comment la Syrie baasiste résiste-t-elle à l’offensive islamiste et aux interventions impérialistes occidentales ?
Thierry Meyssan : Il n’y a pas de différence entre l’impérialisme occidental et l’offensive islamiste. Ce sont, au Moyen-Orient, les deux faces d’une même pièce. Ou plutôt, l’islamisme est une invention de l’impérialisme britannique.
Juste après la Seconde Guerre mondiale, le MI6 a profité de la dissolution des Frères musulmans en Égypte et de l’incarcération de ses anciens dirigeants pour refonder la confrérie. Il n’y a pas de continuité historique entre les Frères d’Hassan el-Banna et ce qu’ils sont devenus depuis. Les Britanniques ont instrumentalisé la nouvelle confrérie pour procéder à divers assassinats politiques en Égypte et pour trouver un prétexte à la création du Pakistan. Sous Jimmy Carter, le MI6 (
SIS - Military Intelligence, section 6) et la CIA ont transformé les Frères musulmans pour déstabiliser l’Afghanistan, contraindre le gouvernement communiste à appeler l’Armée rouge au secours, et finalement organiser la guerre contre les Soviétiques. Par la suite, ils ont utilisé l’expérience militaire de ces soldats irréguliers en Bosnie-Herzégovine, en Algérie et au Kosovo. En 2011, ils les ont lancés à l’assaut de tout le Moyen-Orient.
La Syrie baasiste connaissait déjà les Frères musulmans. Elle avait enduré une campagne terroriste depuis 1979, qui culmina avec une tentative de coup d’État, en 1982. En 2011, son président et son armée ont immédiatement compris le danger. Mais une large majorité de la population syrienne était intoxiquée par les télévisions internationales en arabe, Al-Arabiya, Al-Jazeera, BBC, CNN, Fox, France24. Elle était persuadée que l’Otan parviendrait à renverser la République arabe syrienne — après la Tunisie, l’Égypte et la Libye —, et à porter au pouvoir un gouvernement de Frères musulmans sponsorisés par l’Arabie saoudite. Beaucoup de gens se sont préparés à ce changement plutôt que de défendre leur pays. Il a fallu un an pour que la population réagisse.
Au début du conflit, les baasistes étaient d’avis de réprimer les appels à la collaboration avec l’Otan. Bachar el-Assad — qui préside également le Baas — en a décidé tout autrement. Conscient de ce qui se tramait, il a misé sur son peuple bien que celui-ci, à l’époque, ait été tétanisé. Il a donc levé l’état d’urgence qui existait depuis 1973, dans le cadre de la guerre contre Israël, et levé la censure — sauf pour les sites Internet israéliens et ceux des Frères musulmans —. Il a encouragé une multitude de citoyens à défendre leur pays sur les réseaux sociaux, etc. Progressivement, les Syriens se sont réveillés et ont fait bloc derrière lui.
Rivarol : Cette victoire est-elle une victoire personnelle de Bachar el-Assad ?
Thierry Meyssan : Si Bachar el-Assad a fixé le cap et s’il n’a jamais dévié, il ne revendique pas la victoire pour lui-même. Il s’est d’abord appuyé sur l’armée de son pays, qui a tenu bon quand personne n’y croyait, puis sur son peuple.
Toutes les communautés religieuses ont fait front ensemble : musulmans sunnites et chiites, chrétiens orthodoxes et catholiques.
C’est une victoire collective, pour laquelle des millions de gens ont souffert et des centaines de milliers sont morts.
Rivarol : Que reste-t-il de « l’opposition syrienne » à Bachar el-Assad ?
Thierry Meyssan : Je pense que par « opposition syrienne », vous désignez le Conseil national syrien est ses différents avatars. Pourtant vous ne qualifieriez pas la Reichswehr d’opposition “française” au gouvernement de Paul Reynaud.
Les différents Conseils qui se sont succédé en sept ans ont tous en commun premièrement d’avoir été dominés par les Frères musulmans et, secondement, d’avoir été grassement payés par des États qui souhaitaient détruire la Syrie.
Certes, tous leurs membres avaient la nationalité syrienne, mais aucun n’était au service de leur pays. Nous devons donc plutôt appréhender cette « opposition syrienne » comme le bras politique des agresseurs extérieurs.
Par ailleurs, il existe en Syrie une opposition comme dans tous les pays. Lorsque votre Patrie est attaquée, c’est un devoir pour vous que
de lutter pour la défendre, que vous soyez bassiste, alliés du Baas, ou opposés à lui. Durant la première année du conflit, seuls le Baas
et son allié, le PSNS, ont résisté. Les autres partis politiques, comme la majorité de la population, ont fait le gros dos.
Les Frères musulmans et leurs groupes terroristes menaçaient de mort toute personne qui s’engageait en politique. Des listes circulaient
sur Internet. Des gens étaient assassinés chez eux, y compris en pleine capitale, à Damas.
Lors de l’élection présidentielle de 2014, le Parlement a offert des moyens de campagne électorale et une garde militaire à toute personne qui souhaiterait se porter candidat. Il n’y a eu qu’un libéral et un communiste pour prendre ce risque.
Rivarol : Les islamistes sont-ils déjà sur de nouveaux terrains d’actions ?
Thierry Meyssan : Il est difficile de savoir actuellement où en sont les djihadistes, dans la mesure où ils ont perdu leur principal
financier, l’Arabie saoudite. Ce pays était devenu la caisse noire du djihad depuis les années 1960, via la Ligue islamique mondiale. On sait qu’en 2015, cette “association” avait un budget supérieur à celui du ministère de la Défense saoudien. Et c’est normal puisque les djihadistes formaient alors la plus grande armée de Terre au Moyen-Orient.
Toutefois, même si les Saoudiens ont décidé en mai dernier de cesser cette opération, ils ne peuvent pas — et probablement ne veulent pas — se débarrasser de tout ce système en quelques mois. Ils conservent par exemple le contrôle de la confrérie au Yémen.
Les Britanniques et les Saoudiens préparaient une nouvelle opération contre l’Asie du Sud-Est. On a ainsi vu des attentats non-revendiqués en Thaïlande, et découvert une vidéo d’un chef de l’opposition annonçant préparer un coup d’État pour la NED (National Endowment for Democracy, Fondation nationale pour la démocratie) au Cambodge. Surtout, on a assisté à l’incompréhensible exode des Rohingyas au Myanmar. Cette minorité musulmane a été repoussée par l’Armée du Salut des Rohingyas de l’Arakan, un groupe djihadiste dont le siège était à La Mecque. Souvenons-nous qu’avant l’exode de cette minorité du Myanmar vers le Bengladesh, sa plus importante communauté d’expatriés était en Arabie saoudite.
Aujourd’hui, ce montage est complètement désorganisé, malgré la mobilisation par les Britanniques du Qatar, de la Turquie et de la Malaisie. Nous verrons dans les prochains mois comment ce système se réorganise et vers quelles cibles.
Rivarol : L’Iran et les forces chiites ( milices irakiennes, Hezbollah) furent les premiers à venir secourir le peuple syrien. Cette
mobilisation aura pris une forme de « guerre sainte » ?
Thierry Meyssan : On aborde habituellement en France cette question avec deux préjugés erronés.
En premier lieu, on imagine que le Hezbollah est une excroissance de l’Iran. Ce qui est faux. Au départ, la Résistance libanaise à l’occupant israélien était surtout le fait de familles chiites. Ce sont ces réseaux qui ont donné naissance au Hezbollah. Il était alors inspiré par l’exemple de la Révolution anti-impérialiste iranienne et soutenu militairement par la Syrie. Ce n’est qu’après le retrait de l’armée arabe syrienne du Liban, en 2005, et durant la guerre israélienne de 2006 que l’Iran a pris en charge son armement. Même s’il doit beaucoup à Téhéran, le Hezbollah reste une entité libanaise ayant une complète indépendance de décision.
D’autre part, l’expression « guerre sainte » est comprise en Occident en référence à la doctrine de Saint Thomas d’Aquin qui n’existe pas dans le chiisme de Khomeiny. Dans cet univers culturel, ce n’est pas la guerre qui est sainte, mais le soldat qui le devient en se sacrifiant pour la Justice. Cette sensibilité est généralement partagée par les militaires français, d’autant plus que les premiers chiites étaient des chrétiens convertis à l’islam. Il existe au demeurant énormément de points communs entre le christianisme originel et le chiisme de Khomeiny. L’un de mes amis, un célèbre diplomate iranien, a consacré sa thèse de doctorat à une étude de la Citadelle d’Antoine de Saint-Exupéry comme expression de la pensée chiite.
Tout cela est à des années-lumière de ce que les djihadistes entendent, quant à eux, par « guerre sainte ».
Pour revenir à votre question, le Hezbollah et l’Iran ne sont pas intervenus en Syrie pour les mêmes raisons. Le Hezbollah avait
conscience qu’en cas de chute de la République arabe syrienne, il serait coincé entre une Syrie saoudite et Israël. Il était donc
indispensable pour lui de se battre dans son espace vital. C’était une question de survie. Au contraire, l’Iran était, de longue date, le
principal allié militaire de la Syrie. En se portant à son secours, elle n’a fait que respecter les Traités.
Au départ, le Hezbollah et l’Iran étaient associés à toutes les opérations de l’armée arabe syrienne. Mais, depuis l’élection de cheikh Hassan Rohani, les Gardiens iraniens de la Révolution ont reçu l’ordre de ne participer qu’aux actions de défense de la population chiite syrienne. Souvenez-vous que le principal thème de campagne électorale de Rohani n’était pas la démocratie à laquelle il est opposé, mais de « cesser de payer pour les Palestiniens et le
Hezbollah ».
C’est pourquoi le Guide de la Révolution, l’ayatollah Ali Khamenei, a utilisé sa cassette personnelle pour financer l’arrivée de milices
chiites irakiennes et afghanes qui complètent désormais l’action des Gardiens iraniens de la Révolution.
Rivarol : Quel a été le rôle réel de l’intervention russe ?
Thierry Meyssan : L’intervention russe a été négociée, non pas en 2014 comme le prétend la propagande atlantiste, mais durant le premier semestre 2012. À l’époque, la France de Nicolas Sarkozy s’était retirée de la guerre, tandis que Washington et Moscou négociaient, non pas une paix en Syrie, mais une paix régionale.
La Syrie, qui avait tenté de resserrer son alliance avec la Russie avant la guerre, faisait valoir que Moscou avait tout intérêt à apprendre sur place la manière de combattre le djihadisme. Moscou, quant à elle, voyait là une opportunité d’achever le rêve de la Grande Catherine de soutien aux chrétiens d’Orient ; un rêve qui l’avait conduite à installer déjà sa flotte en Syrie au XVIIIe siècle.
Le président Poutine avait décidé de déployer des soldats musulmans kazakhs, dans le cadre de l’Organisation du Traité de Sécurité
collective (OTSC), comme force de paix. Il avait pour cela signé un Traité avec l’Onu, de sorte que la Russie et ses alliés, et pas
seulement l’Otan, puissent mettre en œuvre un accord de paix validé par le Conseil de sécurité.
Les choses ne se sont pas passées ainsi puisque la France de François Hollande a relancé la guerre. À la grande surprise des Syriens, le ministère russe de la Défense n’a plus donné de signe de vie durant plus d’un an. Lorsque l’armée russe est réapparue, elle s’était dotée d’armes nouvelles qui révolutionnaient le champ de bataille.
Il a alors été convenu que l’armée de l’Air russe emploierait des bombes pénétrantes pour détruire les lignes de défense souterraines
construites par les djihadistes depuis juillet 2012. Il s’agissait d’une grande quantité de bunkers, ayant nécessité 6 millions de tonnes de ciment aimablement fournies par le cimentier Lafarge. L’état-major russe pensait en venir à bout en trois mois, il lui en a fallu six, tant ces constructions s’avérèrent nombreuses.
Au passage, Moscou a expérimenté ses nouvelles armes en situation de guerre. Chacun a pu constater que désormais ses armées sont de très loin les plus efficaces en termes conventionnels. L’Otan est relégué loin en seconde position.
Par la suite, Moscou a surtout joué un rôle en termes de Renseignement et de déminage.
Rivarol : Les Kurdes sont-ils le joker des États-Unis dans la région ?
Thierry Meyssan : Les Kurdes sont un peuple nomade qui commença à se sédentariser au XIXème siècle. S’ils se déplaçaient principalement dans la vallée de l’Euphrate (c’est-à-dire dans l’actuel Irak), ils se stabilisèrent en Turquie, lorsque certains d’entre eux participèrent au massacre des non-musulmans, principalement des chrétiens arméniens.
En 1918, le président états-unien Wilson proclama comme but de guerre contre les Ottomans la création d’un pays pour chaque population vivant sous la domination turque, ce qui impliquait la création de l’Arménie, d’Israël et du Kurdistan. A la fin de la Première Guerre mondiale, il envoya une commission sur place pour déterminer les frontières. Selon son rapport, le Kurdistan devrait se trouver exclusivement sur l’actuel territoire turc, mais il ne fut jamais proclamé en raison de l’opposition de Mustafa Kemal.
Durant la Guerre froide, les Kurdes se divisèrent en deux blocs. D’un côté, ceux vivant en Turquie dans des zones où ils sont majoritaires, se rallièrent avec le PKK côté soviétique, tandis que de l’autre, ceux vivant en Irak dans des zones où ils étaient toujours minoritaires, se rallièrent à Israël et à l’Otan. Dans les années 1980, l’armée turque, appuyée par l’Otan, se lança dans une terrible répression du PKK, obligeant un grand nombre de Kurdes à fuir en Syrie, où ils furent accueillis.
En 2011, le ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, négocia secrètement avec son homologue turc, Ahmed Davutoglu, l’entrée en guerre de la Turquie contre son principal client, la Libye, et son engagement à participer à la guerre contre la Syrie qui n’avait pas encore commencé. À cette occasion, la Turquie obtint, d’une part, le revirement de la France sur son adhésion à l’Union européenne et, d’autre part, l’engagement de l’aider à régler la « question kurde » sans porter atteinte à son intégrité territoriale.
En clair, cela signifie que la France de Nicolas Sarkozy, puis de François Hollande, a aidé la Turquie à envahir le nord de la Syrie jusqu’à Alep, et à vider la zone de ses habitants. L’idée était de créer un nouvel État, un pseudo-Kurdistan en Syrie, puis d’y expulser
les Kurdes de Turquie. Ce projet n’a finalement pas fonctionné.
Par ailleurs, les Kurdes d’Irak, qui avaient été protégés par les Britanniques et les États-uniens depuis« Tempête du désert », en 1991, s’étaient regroupés sous leur contrôle et avaient formé une région autonome. En 2014, Londres, Washington et Tel-Aviv, qui planifiaient la conquête de l’Irak par Daesh, décidèrent d’enprofiter pour créer un autre pseudo-Kurdistan, en Irak cette fois. De manière coordonnée, le même jour, Daesh occupa Mossoul tandis que les Peshmergas (c’est-à-dire les soldats du gouvernement régional du
Kurdistan irakien) occupèrent Kirkuk l’Arabe et la colonisèrent.
Il ne restait qu’à proclamer “Kurdistan” le nouvel État colonial. Le président Massoud Barzani, qui se maintenait au pouvoir malgré la fin
de son mandat et empêchait le Parlement régional de se réunir, déclara soudain que si la guerre ne permettait pas de tenir des élections démocratiques, il était possible d’organiser un référendum d’indépendance. Une revue israélienne révéla que Tel-Aviv s’était engagé à transférer 200 000 Israéliens au Kurdistan dès que celui-ci serait indépendant. Ils devaient y installer des missiles sol-sol pointés à la fois sur la Syrie et sur l’Iran.
Malheureusement pour lui, Massoud Barzani fêta le résultat de son référendum truqué en direct sur toutes les chaînes arabes… entouré de drapeaux israéliens. L’opinion publique orientale se retourna instantanément contre lui. Quelques jours plus tard, l’Irak libérait les terres arabes de Kirkuk tandis que 200 000 colons kurdes fuyaient. Ils ne tardèrent pas à se retourner contre Massoud Barzani qui démissionna.
Le projet Juppé de création d’un pseudo-Kurdistan, a ressurgi avec Emmanuel Macron. Il semble avoir conclu un accord avec Recep Tayyip
Erdogan, le 5 janvier dernier : créer un nouvel État au Nord de la Syrie à la condition que ses dirigeants rompent avec le PKK et que
son territoire n’ait pas de façade méditerranéenne. Paris renoue ainsi avec son passé colonial. En 1921, la France avait engagé, avec l’aide des Turcs, une tribu kurde qu’elle avait enrôlée sous l’uniforme de la gendarmerie française pour massacrer les nationalistes arabes.
Rivarol : Comment Israël est-il intervenu dans la guerre en Syrie ?
Thierry Meyssan : Israël est un acteur de la guerre contre la Syrie dès le premier jour. Ce qui est présenté à tort comme la « Guerre civile syrienne » a commencé par une manifestation syndicale au sud, à Deraa. Pendant que les gens défilaient, des tireurs postés sur les toits ont abattu à la fois des policiers et des manifestants, créant la plusgrande confusion, chaque camp étant persuadé être victime de l’autre. Puis, un groupe armé saoudien est sorti de la mosquée al-Omari pour attaquer un bâtiment des services secrets situé à l’extérieur de la ville. C’était le siège de l’unité chargée de surveiller le Golan occupé par Israël.
Par la suite, l’armée de l’Air israélienne a bombardé, près d’une cinquantaine de fois, des objectifs en Syrie. Ses avions sont rarement
entrés dans l’espace aérien syrien, préférant tirer depuis l’espace libanais, ce qui empêchait la Syrie de riposter. D’une manière générale, Israël a nié les faits. Lorsqu’il les a reconnus, il a prétendu détruire des stocks d’armes destinés au Hezbollah. En réalité, ses incursions peuvent être classées en deux catégories : soit un soutien aérien à une opération djihadiste, soit la destruction d’infrastructures vitales pour le pays.
D’autre part, pendant que Daech envahissait l’Irak, Israël a supervisé l’attaque des Casques bleus chargés d’observer la ligne de cessez-le-feu du Golan par al-Qaïda (Front al-Nosra). Ceux-ci ont été faits prisonniers, puis libérés après le versement électronique d’une rançon par l’ONU. On n’a jamais cherché bien sûr à connaître l’heureux récipiendaire de ce virement bancaire. Durant deux ans, al-Qaïda a remplacé les Casques bleus dans la zone tampon. Les djihadistes bénéficiaient du soutien de Tsahal qui leur apportait armes et nourriture. Cette situation a cessé lorsque Moscou et Washington ont tapé du poing sur la table et menacé Tel-Aviv de faire condamner Israël par le Conseil de sécurité.
Pourtant le soutien d’Israël aux djihadistes a persisté. L’opération « Bon voisin » continue. Tsahal met ses hôpitaux militaires à la disposition des djihadistes lorsqu’ils sont blessés, notamment le Ziv Medical Centre de Zefat. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu s’y est fait filmer par la télévision de son pays au chevet de commandants d’al-Qaïda qu’il était venu féliciter pour leur action contre la
Syrie.
Rivarol : L’État sioniste va-t-il devoir payer ses ingérences maintenant ?
Thierry Meyssan : Cela supposerait qu’il y ait une Justice internationale.
Rivarol : Que pensez-vous de la reconnaissance par Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël ? Cela est-il un signe de soutien à la politique d’agression sioniste ?
Thierry Meyssan : Cela en a l’apparence, mais je ne le pense pas. Le président Trump aborde le Moyen-Orient d’une manière radicalement différente de ses prédécesseurs. Il ne cherche pas à prendre position pour les uns contre les autres, mais à décomplexifier une situation volontairement confuse.
Donald Trump n’est pas un impérialiste, mais un nationaliste, pas un globaliste, mais un internationaliste. Avec son gendre, Jared Kushner, il est déjà parvenu à convaincre l’Arabie saoudite de cesser de soutenir les djihadistes, puis il a prévenu une guerre civile en réglant la question successorale à Riyad. Certes, ses méthodes ne sont ni tendres, ni élégantes, mais ses résultats sont bien réels. On peut même dire qu’il est le seul dirigeant occidental à avoir amélioré les choses dans cette région depuis 70 ans.
Il aborde la question israélo-arabe de la même manière que les autres problèmes. D’abord reconnaître la réalité même si cela doit bousculer la rhétorique diplomatique, puis s’appuyer sur les accords bilatéraux, et enfin essayer de ne pas violer le droit multilatéral.
Il cherche donc actuellement à réunir le Fatah et le Hamas, pour disposer d’un seul interlocuteur face à Israël. Washington et Moscou
leur ont fait signer un accord de réconciliation, il y a un mois au Caire. Puis, il veut régler le litige à partir de la réalité, c’est-à-dire en considérant que durant 70 ans Israël a grignoté en toute impunité les territoires palestiniens. Il ne devrait plus y avoir
au printemps prochain que 7,5 % d’habitants palestiniens à Jérusalem-Est. Donc, à ses yeux, il faut arrêter de tourner autour du pot, placer la capitale de l’État hébreu à Jérusalem et abandonner le mythe de la capitale palestinienne à Jérusalem-Est. C’est injuste. Il le sait et il doit proposer des contreparties. D’ores et déjà, il prévoit de naturaliser les réfugiés libanais en Jordanie, au Liban et en Syrie.
Sa manière d’aborder les problèmes est pragmatique. Il ne s’entête pas à suivre les règles de Droit que ses prédécesseurs ont rendues
impraticables, mais à rendre la vie des gens meilleure.
Ceci dit, je ne pense pas que ce plan puisse fonctionner. D’abord, il semble que la quasi-totalité du peuple palestinien préfère continuer le conflit qu’accepter la défaite. Ensuite, cette solution réglerait le problème avec Israël, mais en créerait un nouveau dans les pays voisins. Les femmes palestiniennes font la guerre avec leur ventre. Leur taux de fécondité est en moyenne de 3,7 enfants. La
naturalisation des réfugiés palestiniens au Liban bouleverserait le paysage politique en quelques années et de manière quasi automatique, le Premier ministre deviendrait palestinien au détriment des citoyens libanais actuels. C’est inacceptable.
En outre, des extrémistes ou des mercenaires pourront toujours continuer à tirer des missiles depuis Gaza sur Israël. Sauf que cette
fois, l’État palestinien étant devenu souverain et indépendant, Tel-Aviv sera en droit de lui livrer une guerre, de l’envahir à nouveau, et de l’annexer dans sa totalité.
Rivarol : Pensez-vous que la résistance palestinienne sera capable de mener une nouvelle intifada ?
Thierry Meyssan : Il faut bien comprendre que, d’une manière générale, les dirigeants de cette région sont à l’image de leurs homologues occidentaux : hypocrites. S’il doit y avoir une nouvelle intifada, elle sera le fait de Benjamin Netanyahu. Car, contrairement aux apparences, c’est lui et ses amis qui instrumentalisent le Hamas.
Le Hamas se présente, selon les moments, soit comme une organisation musulmane de la Résistance palestinienne, soit comme la branche
palestinienne des Frères musulmans, c’est-à-dire du MI6. Ainsi, lors de l’attaque par al-Qaïda du camp palestinien de Yarmouk en Syrie, les
combattants du Front al-Nosra sont entrés avec des miliciens du Hamas et des officiers du Mossad. Ensemble, ils se sont rués sur les
appartements des leaders du FPLP-CG pour les assassiner. Et ce n’est qu’un exemple.
La vérité sur la question palestinienne, c’est qu’aujourd’hui les meilleurs leaders ont été assassinés, la Résistance a été divisée par Israël, principalement entre Fatah et Hamas, puis Israël a corrompu les premiers et s’affiche avec les seconds. Tout cela, bien-sûr, sur le dos de leur propre peuple qui continue à souffrir. Comme je ne vois aucune solution à cet imbroglio, je suis prêt à examiner les propositions de Trump.
Rivarol : Cette situation proche-orientale explosive entraînera-t-elle un retour de flamme pour l’Occident ?
Thierry Meyssan : Cela fait seize ans, depuis le 11 septembre 2001, que le Proche-Orient brûle. On peut imaginer que ses habitants ont le sang chaud et ne savent pas régler leurs différends sans se battre. On peut aussi observer qu’ils forment des peuples très divers, certains ont une culture violente comme les Irakiens, d’autre pacifique comme les Syriens, mais aucun n’a souhaité la guerre dont ils souffrent tous. On doit donc admettre que l’incendiaire est étranger.
Depuis l’Europe, on a une vision fausse de ce champ de bataille. D’abord on croit à la fois que tous ces gens sont identiques, et que pourtant chaque pays a sa propre raison d’être en « guerre civile ». Puis on s’imagine que les Occidentaux forment un front uni face à ces “sauvages”, sans voir les rivalités qui nous op- posent, les coups tordus que nous menons les uns contre les autres, et sans oser imaginer le cynisme dont certains de nos dirigeants font preuve. Je n’avais jamais compris l’expression « Perfide Albion » jusqu’à ce que je voie ce que les Britanniques font ici.
Lorsque l’on parle de retour de flamme, on pense au retour des djihadistes. C’est un sujet très minoré par les gouvernements français. Je ne sais pas combien de Français sont allés faire le djihad au Moyen-Orient, et le gouvernement français ne le sait probablement pas lui-même. Certes, au début, ce sont les services français qui ont organisé l’envoi de combattants depuis nos prisons vers cette lointaine région du monde. Ils trouvaient ainsi des combattants pour faire du « bon boulot », selon l’expression de Laurent
Fabius, tout en se débarrassant de problèmes chez eux. Puis, avec le temps et les paroles irresponsables de nos politiques, c’est devenu une mode. Mais il était trop tard pour arrêter le flux.
On craint aujourd’hui, à juste titre, le retour de ces Français dont on a fait des assassins. La France a payé des unités irakiennes
pour qu’elles éliminent, en dehors du champ de bataille, des citoyens français qu’elle ne veut pas revoir sur son sol. C’est odieux.
Aujourd’hui, le Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, parle de faire juger par les “autorités” (sic) du Nord de la Syrie les djihadistes arrêtés par la Coalition internationale. Mais ces autorités illégitimes n’ont ni Code pénal, ni juge, ni tribunal, ni prison. Il s’agit à la fois de faire disparaître les témoins du rôle de la DGSE dans cette guerre et de reconnaître de facto un pseudo-État, le Rojava.
De toute manière, la question des djihadistes ne trouvera pas de solution tant que nos dirigeants n’ouvriront pas publiquement le dossier des Frères musulmans, de leur soumission au MI6, et de la manière dont ils sont protégés et soutenus chez nous. Nous sommes les seuls
responsables de ce qui nous arrive.
Le plus dur est à venir. Comme vous pouvez le constater, aucune des guerres ouvertes par les États-Unis n’a été sincère : nous avons accepté celle en Afghanistan parce que les Talibans avaient hébergé le responsable supposé des attentats du 11-Septembre. Nous avons accepté celle contre l’Irak parce que le président Saddam Hussein avait lui aussi soutenu le responsable supposé des attentats du 11-Septembre et qu’il voulait poursuivre son œuvre en envoyant des missiles inter-continentaux chimiques sur les États-Unis. Nous avons accepté celle contre la Libye parce que Mouamar Kadhafi était un tyran. Et celle contre la Syrie parce que le président Bachar el-Assad en est un aussi.
Pourtant, les Talibans, Saddam et Kadhafi ont été vaincus il y a longtemps, mais ces guerres continuent. Elles sont même beaucoup plus
violentes aujourd’hui que par le passé. Nous voyons des villes entières détruites un peu partout, de la Libye à l’Afghanistan, et pas uniquement dans les pays où se livrent officiellement des guerres. Par exemple, des villes ont été rasées dans la région de Qatif en Arabie saoudite. Nous pouvons continuer à croire aux sornettes américaines, mais nous devons admettre que désormais ce n’est pas un pays, mais toute une région qui est à feu et à sang.
Nous devons nous souvenir des mots du président George Bush Jr, déclarant la « Guerre sans fin ». Cette expression,
nous ne l’avons pas comprise en 2001, mais nous en voyons la pratique aujourd’hui.
À l’époque l’amiral Arthur Cebrowski — l’homme qui a modernisé l’armée américaine — se proposait de faire vivre les États-uniens uniquement grâce à leur armée. Il imaginait que pour se fournir en matières premières, les États riches devraient aller se servir dans un grand réservoir de matières premières et de sources d’énergie en payant une taxe à l’armée américaine. Pour rendre son racket indispensable, celle-ci devrait préalablement supprimer toute forme d’organisation politique dans ces régions. Ce chaos, nous le voyons désormais béant, sous nos yeux. Nous n’avons pas réagi parce que ce n’est pas nous qui en souffrons, mais demain, nous devrons payer notre protecteur. Et il sera toujours plus gourmand.
Propos recueillis par Monika Berchvok
Dernier ouvrage en français : Sous nos yeux - Du 11-Septembre à Donald Trump, Éditions Demi-Lune, 21 euros. Disponible sur https:// www.editionsdemilune.com.