Lois fondamentales et succession de France, II
e partie « La succession de France aujourd’hui », Diffusion Université Culture, Paris, 1984, p. 31-46.
L’explosion du légitimisme après la mort d’Henri V en 1883
À la mort de
Henri V,
le 24 août 1883, quatre partis s’offraient aux royalistes fidèles, à
ceux que l’on appelait « légitimistes » depuis l’usurpation de 1830.
Le parti de la fusion avec les orléanistes
Un certain nombre d’entre eux réalisa une « fusion » que d’aucuns
projetaient de longue date. Il s’agissait, après la mort du comte de
Chambord, dernier rejeton de la branche aînée, de considérer que la
branche d’Orléans était immédiatement successible et de se rallier à son
chef, le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe. Compromis
dynastique, puisqu’elle faisait fi de la nouvelle aînesse des
Bourbon-Anjou (v. le tableau de la succession), cette démarche revêtait
aussi des allures de « compromis historique »
[1].
Le parti du ralliement à la République et autres conservateurs
D’autres, au premier rang desquels un Albert de Mun, vont, depuis le
relatif succès des conservateurs en 1885 jusqu’à l’affaire Dreyfus en
passant par le trouble épisode boulangiste, s’agréger à la mouvance
conservatrice, abandonnant le combat royaliste sans pour autant devenir
républicains.
Le parti survivantiste, « légitimystique » ou apparitionniste
Une poignée de fidèles ensevelit son désespoir dans le
« survivantisme », la quête de la descendance de Louis XVII et le rêve
millénariste du retour du « Grand Monarque ». Cette mouvance
« légitimystique » n’a pas disparu aujourd’hui. Si son attention se
porte plus volontiers sur Fatima que sur La Salette, elle paraît
étonnamment inchangée, entremêlant le plus certain du message de
l’Église et le plus douteux de la prose d’exégètes aventureux et
hétérodoxes. Si elle a pu jeter des éclats fulgurants à la fin du siècle
dernier — que l’on songe à Léon Bloy —, elle s’étiole dorénavant dans
l’incantation répétitive. De toute façon, le point de droit importe peu à
des esprits qui n’accordent nulle autonomie, même relative, provisoire
et conditionnelle, au jeu des instances naturelles et qui jugent la
coutume bien humaine, trop humaine.
Les légitimistes fidèles au droit traditionnel
Il n’y eut, en fin de compte, qu’une assez étroite phalange de
légitimistes pour faire en 1883 le choix qu’imposait le droit
traditionnel, quel que fût le caractère impolitique de ce choix :
reporter sa fidélité sur les Bourbon-Anjou
[3].
Dans l’entourage de
Henri V,
Joseph du Bourg et Maurice d’Andigné sont de ceux-là. Quelques feuilles
suivent ou sont créées, des congrès ont lieu périodiquement ; mais les
princes carlistes, peu capables ou sollicités prioritairement par leurs
tragiques luttes espagnoles, ne s’intéressent guère à ce combat
marginal, même s’ils rappellent à plusieurs reprises leurs droits
imprescriptibles.
Renaissance de la tradition légitimiste
Traversée du désert et effort de rationalisation
Ce n’est qu’au début du XX
e siècle qu’une série de thèses universitaires (
Watrin, La Perrière,
Bourbon-Parme)
tranche avec clarté dans le magma informe et inégal des argumentations
contradictoires. L’intérêt pour la France de Jacques, duc d’Anjou et de
Madrid, contribue à ce renouveau en dépit de la rapide croissance de la
jeune Action française. Mais les suites seront modestes : quelques
revues, parfois érudites ou talentueuses, quelques petits groupes de
« courtisans de l’impossible » (Des Houx) vont simplement maintenir le
souvenir de cette tradition nationale.
À l’époque la plus récente pourtant, les crises de l’Action française, les prises de position parfois originales du second
comte de Paris,
l’élargissement du goût pour l’histoire et un vif intérêt du public —
imprévisible il y a encore quelques années — pour plusieurs sciences
auxiliaires traditionnelles (généalogie, héraldique) ont contribué à
rendre au débat dynastique une certaine actualité. Il est probable que
le déclin de plus en plus manifeste des chances d’une restauration
monarchique a fait beaucoup pour dépassionner cette question et donner
un tour plus serein, plus intellectuel, moins politique, à la réflexion
historique.
1983 : le renouveau légitimiste
En 1983, le centenaire de la mort du comte de Chambord a trouvé un
écho dans la grande presse. À l’automne de la même année, le « grand
monde » parisien a été secoué par l’admission du duc d’Anjou et de Cadix
dans l’illustre
Société des Cincinnati [4]
au titre de « plus proche parent de Louis XVI ». Cet événement mondain a
donné lieu à des échanges de communiqués peu amènes entre le
secrétariat du comte de Paris et celui du duc d’Anjou, étendant encore
un peu l’audience de la controverse
[5].
La force du droit et l’indigence de l’argumentaire orléaniste
La gêne de la presse orléaniste dans ses diverses composantes politiques (Aspects de la France notamment) ou mondaine (Points de vue-Images du Monde) est sensible en cette affaire. Malgré la modestie des instruments dont disposent les tenants du droit traditionnel [6],
leur argumentation, difficilement réfutable, emporte la conviction de
ceux qui, ne se sentant pas prisonniers de fidélités ou de rancunes
anciennes et jugeant le point de droit disputé plus culturel que
politique au sens immédiat du terme, examinent la querelle dynastique
avec sérénité.
Du point de vue juridique, la question de l’état actuel de la
succession de France n’est pas obscure. Le « roi de droit », saisi par
la coutume, investi par l’antique loi statutaire, ne peut être que
l’aîné des Bourbons
[7],
le duc d’Anjou et de Cadix.
Cette désignation, platonique il est vrai, n’est nullement entravée par
les quatre objections qui sont parfois soulevées mais qui ne sont
d’aucune valeur en droit royal français :
Examen de l’argument orléaniste sur les « renonciations d’Utrecht »
Le contexte des renonciations d’Utrecht de Philippe V, roi d’Espagne et petit-fils de Louis XIV
En 1700, le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, devint roi
d’Espagne sous le nom de Philippe V. Cette élévation qui troublait
l’équilibre européen suscita une longue guerre, conduite au premier chef
par l’Angleterre et qui s’acheva par les traités d’Utrecht, de Rastadt
et de Bade, reconnaissant la royauté espagnole de Philippe à la
condition qu’il renonçât pour lui et pour ses descendants à ses droits
sur la Couronne de France.
L’opération fut, en vérité, complexe.
- Philippe V renonça en novembre 1712 devant les Cortès qui enregistrèrent l’acte.
-
Louis XIV dut donner des lettres patentes, enregistrées par le
Parlement en mars 1713, mais il refusa une ratification par les États
généraux, que souhaitait vivement l’Angleterre mais qui, au demeurant,
n’aurait eu aucune portée constitutionnelle car la possibilité de
modifier la coutume n’appartenait, dans l’ancien droit, à aucune
autorité quelle qu’elle fût.
De l’invalidité de ces renonciations selon le droit
La paix fut signée à Utrecht le 11 avril 1713. Louis XIV et son
petit-fils avaient toutefois fait observer qu’une telle renonciation
était dépourvue de la moindre valeur.
- La violence viciait des consentements arrachés par une guerre cruelle, et surtout
-
Philippe V n’avait pas plus la capacité de renoncer à la Couronne que
Louis XIV celle d’en exclure sa descendance. Dans le cadre de la coutume
statutaire, la monarchie française est successive et non héréditaire, la Couronne est indisponible. Le roi est désigné par la loi de succession et non propriétaire du trône. Il ne peut pas plus renoncer qu’abdiquer [8].
De l’impossibilité pour un père d’exhéréder son fils de quelque chose qui ne lui appartient pas
N’ayant qu’une compétence, virtuelle et indépendante de toute volonté humaine, Philippe V ne pouvait renoncer pour lui-même,
a fortiori pour ses successeurs
[9].
Sans doute n’était-il héritier légitime qu’en tant que collatéral
(après le futur Louis XV), mais la coutume — on l’a dit plus haut — ne
l’en considérait pas moins comme un successeur direct, le
primogenitus
en puissance ; l’obliger à renoncer équivalait à l’exhérédation du fils
aîné du roi. On pourrait tout au plus attribuer au serment de Philippe
une portée morale et strictement individuelle ; encore le pape l’en
délia-t-il et le roi d’Espagne s’apprêta-t-il plusieurs fois, lorsque
circulèrent des bruits de maladie de Louis XV, à regagner Paris pour y
faire valoir ses droits.
Le Parlement de Paris n’a pas compétence pour enregistrer des renonciations contraires aux Lois fondamentales du Royaume
L’enregistrement par le Parlement — qui en lui-même n’a guère de
valeur car nos parlements d’ancien régime, qui enregistrèrent tout et
n’importe quoi, ne jouissaient pas du pouvoir constituant, ni même
législatif — cet enregistrement n’alla pas sans difficultés
révélatrices.
- Le chancelier Pontchartrain et le procureur général d’Aguesseau refusèrent d’assister à la séance.
-
Le premier président de Mesmes déclara « qu’il avait cru que le devoir
de sa charge l’obligeait de prendre la liberté de représenter à Sa
Majesté qu’une telle renonciation était absolument opposée aux lois fondamentales de l’État [...] »
Le sentiment de Louis-Philippe [prince d’Orléans et usurpateur selon les
lois fondamentales
(Note de VLR)] lui-même était identique ! Lorsqu’il maria son dernier
fils, le duc de Montpensier, à la sœur cadette d’Isabelle II de Bourbon,
reine d’Espagne, il considéra que la renonciation faite à la
Couronne d’Espagne à l’occasion du traité d’Utrecht
par son aïeul le duc d’Orléans (pour lui et sa descendance) n’avait
aucune valeur et que, le cas échéant, si Isabelle mourait sans
postérité, Antoine de Montpensier et son épouse pourraient valablement
monter sur le trône
[10].
L’argument de la supériorité du droit international sur le droit national
Il y a quelque paradoxe, pour d’ardents défenseurs de la « loi de nationalité » (voir
infra), à invoquer un traité international pour violenter la coutume nationale française
[11] ; mais il faut répondre au fond et ne pas s’en tenir à cet étonnement ironique.
En droit contemporain, il est généralement admis que le droit
international a une valeur supérieure à celle du droit interne. Mais il
est non moins admis que de ce droit interne il faut excepter la
constitution de l’État : le traité prévaut sur la loi et sur les normes
inférieures, non sur la loi fondamentale de l’État.
Il n’y a rien là que de très normal, car on imagine mal que le
pouvoir de faire des traités devienne un pouvoir constituant indirect au
mépris des procédures de révision constitutionnelle prévues. En droit
français actuel, la ratification d’un traité contraire à la constitution
passe par la révision préalable de celle-ci. On est donc renvoyé à la
question de savoir si Louis XIV et le Parlement ont pu réviser les
lois fondamentales
en 1713, question à laquelle toute réponse — on l’a déjà dit — ne peut
être que négative. Le roi en Parlement — cela s’est vérifié dans
l’affaire contemporaine de la légitimation des bâtards du Grand Roi —
n’avait pas le pouvoir constituant dans l’ancienne France.
Ajoutons que cette question, comme sa solution, n’était pas nouvelle au début du XVIIIe
siècle. Déjà un traité avait échoué à modifier la coutume : le traité
de Troyes de 1420, qui n’avait pas empêché le dauphin Charles de devenir
le plus légitimement du monde le roi Charles VII.
Un traité n’est valide que si toutes ses clauses sont appliquées et s’il n’est pas abrogé par un autre
Si l’on veut à tout prix faire sa place au droit
international, il ne faut pas oublier que dans les strictes perspectives
de celui-ci, un traité ne demeure valide que s’il y a réciprocité. En l’espèce,
toutes les parties au traité d’Utrecht
ont été à nouveau en guerre par la suite, et ses dispositions toutes
violées ou presque. Garnier-Pagès le notait avec humour en 1847 :
Comment parler du traité d’Utrecht ? Mais alors, il faut combler le port de Dunkerque !
En vérité, il n’y a qu’une clause du traité de 1713 dont on pourrait
soutenir qu’elle conserve sa validité et échappe à la caducité de
l’ensemble. Il s’agit d’ailleurs de la clause déterminante.
L’article
6 du traité, interdisant la réunion sur une même tête des couronnes de
France et d’Espagne, a été plusieurs fois confirmé dans des traités
ultérieurs, et en dernière analyse à Vienne en 1815. Philippe V,
lorsqu’il songeait à régner en France, comptait d’ailleurs le respecter
et laisser à Madrid un cadet parmi ses descendants
[12] [13].
L’obstacle des renonciations n’a jamais existé. C’est d’ailleurs
aujourd’hui moins celui-ci que l’existence d’un prétendu vice de
pérégrinité qu’invoquent les détracteurs des droits historiques des
Bourbon-Anjou.
Examen de l’argument orléaniste sur le « vice de pérégrinité »
Les orléanistes en appellent à l’idéologie nationaliste contre le droit de l’ancienne France
Le caractère « espagnol » des Anjou, lit-on ici ou là, les exclurait
automatiquement de la succession de France. M. Guy Augé a démontré le
caractère anachronique et extérieur à la tradition royale française
d’une telle « règle de nationalité », manifestement post-jacobine
[14].
L’ancien droit n’admettait qu’un principe de sanguinité, ce qu’attestent — pour ne retenir que les exemples les plus récents
[15]
— les précédents de François II (roi d’Écosse), de Henri III (roi de
Pologne) et surtout de Henri IV (roi de Navarre à la seconde
génération). D’ailleurs les renonciations d’Utrecht démontrent à elles
seules qu’on ne croyait pas, dans l’Europe pré-nationalitaire du XVIII
e siècle, au vice de pérégrinité.
L’idée que la coutume statutaire aurait eu pour vocation, lors de sa précision au XIVe
siècle, d’exclure les étrangers par préoccupation d’indépendance
nationale est erronée. À une époque où l’on pensait que le fils était la
reproduction du père et où l’on ignorait les mécanismes de la
génération, il s’agissait bien d’écarter des étrangers de la succession, mais des étrangers au sang de France, sang transmis par les seuls mâles.
D’ailleurs, les Plantagenêt n’étaient pas des étrangers au sens moderne
du terme ; ils étaient des « francophones » accomplis. Bref, on ne voit
guère comment un passeport républicain pourrait modifier l’immémoriale
coutume du royaume.
Sur tous ces points, les sentiments des rois de France, des diverses autorités et des publicistes étaient unanimes avant 1789.
- Les premiers les manifestèrent toujours en
attribuant automatiquement le Saint-Esprit aux infants d’Espagne comme
aux enfants de France, ou en affirmant, par le Pacte de Famille de 1761,
l’unité de « l’auguste maison de France » à travers toutes ses
branches.
- Au couchant de la monarchie, en 1789, Louis XVI, qui
n’avait pas perdu toute notion de droit traditionnel, se confia à son
cousin Charles IV d’Espagne « comme chef de la seconde branche ».
L’autorité, certes fragile, du parlement de Paris ne s’exerça pas
dans le sens souvent invoqué. Les détracteurs des droits des Anjou
citent parfois le célèbre arrêt Lemaistre (28 juin 1593). Celui-ci
ordonne que remontrances seront faites [...] à ce qu’aucun
traité ne se fasse transférer la couronne en la main de prince ou
princesse étrangers ; [...] déclare tous traités faits ou à faire
ci-après pour l’établissement de prince ou princesse étrangers nuls et
de nul effet et valeur, comme faits au préjudice de la loi salique et
autres lois fondamentales de l’État.
Passons sur la piètre rédaction du document et sur le recours à la
notion impropre, mais reçue alors, de « loi salique ». Il est patent —
là est l’essentiel — qu’« étranger » signifiait « étranger au sang de
France ». La preuve en est que cette décision du Parlement soutenait les
droits de Henri de Navarre, non seulement contre certains étrangers au
sens moderne mais contre quelques parfaits Français, étrangers au sang
de France, tel le duc de Mayenne, chef de la Ligue.
Quant aux publicistes en renom, ils ne varièrent jamais sous l’ancien
régime. Une seule exception : le Père Poisson, mais l’homme était
appointé par les Orléans dont il essayait d’établir les prétentions...
[16]
La Constituante elle-même, après une riche discussion en septembre
1789, devait disposer dans le titre III de la constitution de 1791 :
Rien n’est préjugé sur l’effet des renonciations dans la race actuellement régnante [17] (sans mentionner le point de la nationalité).
C’est seulement au XIXe siècle — et pour cause — qu’il y aura, selon l’expression de Guy Augé, « estompage du droit traditionnel ».
Cela n’empêcha pas Louis XVIII (notamment lors de l’expédition
d’Espagne de 1823), la duchesse de Berry ou de talentueux publicistes
comme Michaud, Revelière, Lourdoueix, Carrière, Coquille et tant
d’autres, de préserver en gros les positions de la constitution
immémoriale.
L’argument orléaniste des « sentiments » d’Henri V Comte de Chambord
Les sentiments du comte de Chambord, souvent invoqués par les
« fusionnistes », outre le fait qu’ils ne pouvaient avoir la moindre
incidence sur le point de droit — répétons-le, on n’est pas ici dans le
cadre d’un héritage privé —, n’étaient pas du tout ceux qu’on lui
attribue trop souvent.
En dépit de l’évident intérêt politique qu’il y aurait eu pour lui à
parler en faveur des Orléans, il s’y refusa toujours obstinément.
Certes, en prince chrétien, il pardonna aux hommes. Mais pour le reste,
avec l’infinie réserve du titulaire d’un principe, il se contenta de
rappeler qu’il y avait une règle de succession, qu’il faudrait
l’appliquer après sa mort, et il invita les princes cadets à reprendre —
ce sont ses propres termes, si mal interprétés parfois — « leur rang
dans la famille royale, sans aucune condition [...] ».
Les soi-disant « témoignages » intéressés et politiques de certains
cadets à reprendre des hommes qui avaient des oreilles pour ne pas
entendre et auxquels Henri ne parlait pas vraiment — sont sans valeur.
Ils sont infirmés par les aumôniers du prince, M
gr Curé et le
Père Bole — leur aurait-il menti ? — et par son exécuteur
testamentaire, Huet du Pavillon, ou par des fidèles aussi proches que le
général de Cathelineau, Joseph du Bourg et Maurice d’Andigné
[18].
Tous affirment qu’il reconnaissait les droits des Anjou. D’ailleurs le
comte de Chambord ne légua pas aux Orléans les archives royales et les
croix des ordres, qui parvinrent aux Anjou.
À ses obsèques, ses neveux « les princes d’Espagne » prirent la tête
du convoi. Sa veuve voulait ainsi faire respecter un vœu du défunt qui,
selon l’heureuse formule de M. Hervé Pinoteau, était la « démonstration
que l’ordre dynastico-politique découlait de l’ordre familial ». Ce fut
l’aîné de tous les Bourbons, don Juan (Jean III), prince bien
contestable pourtant à titre personnel et dans une perspective
traditionaliste, qui conduisit le convoi à Goritz. Les Orléans furieux
n’assistèrent pas à la cérémonie.
Les objections secondaires des orléanistes
Le présent essai serait incomplet s’il ne tranchait pas trois points soulevés parfois pour contester les droits des Anjou.
Les lettres patentes de Louis XIV confirmant le nouveau roi d’Espagne dans sa succebilité au trône de France
En décembre 1700, Louis XIV publia des lettres patentes conservant au
nouveau roi d’Espagne, malgré son expatriation, ses droits éventuels à
la Couronne de France. Est-ce à dire que le Grand Roi croyait que
Philippe V pouvait les perdre ? Outre le fait qu’une erreur de droit de
sa part
[19]
n’était pas de nature à modifier l’état du droit, il y a tout lieu de
considérer qu’il n’y avait là — les juristes sont familiers de ce genre
de technique — qu’un acte purement déclaratif. Guy Augé écrit plus
politiquement : des « lettres de précaution, disant le droit, mais ne le
créant pas »
[20].
L’argument orléaniste de reconnaissance des Orléans comme « princes de sang »
Un deuxième argument a trait à la qualité de prince du sang. Celle-ci
a été reconnue aux Orléans qui se sont même vu accorder le titre de
« premier prince du sang », tant au XVIIIe siècle que sous la
Restauration. Les Anjou, au contraire, ne furent jamais dits tels.
Trois raisons permettent de n’accorder aucune portée dynastique à cet
état de choses.
- En premier lieu, des rois — même de la maison de France — ne pouvaient guère porter des titres de cour français.
- En second lieu, de tels titres ne relevaient en aucune façon des lois fondamentales ; ils étaient le fruit d’un simple acte de volonté du roi, d’une réglementation très accessoire de l’étiquette de la cour.
-
Enfin, bien qu’en bonne logique ils eussent dû l’être, tous les
successibles n’étaient pas princes du sang. Pour des raisons de bonne
administration — c’est-à-dire pour éviter de geler trop d’emplois au
profit des Capétiens ainsi consacrés —, le roi évitait de les multiplier [21].
L’argument orléaniste de prescription
Un dernier argument ne saurait être éludé. Certains objectent que l’incontestable vérité du XVIII
e siècle n’a pu que s’effacer peu à peu
[22], selon le mécanisme de la prescription. De la fin du règne de Louis XIV à la
mort de Henri V en 1883,
la branche des Anjou se serait « hispanisée ». Or « admettre la
prescription comme mode d’acquisition d’un droit, c’est le
patrimonialiser [...]. On ne peut prescrire des choses qui ne sont pas
dans le commerce [...]. La Couronne [...] est imprescriptible »
[23].
Profonde vérité qui se trouve au cœur de la dévolution statutaire,
mécanisme de droit public. La fragilité d’une telle construction se
révèle assez par trois de ses conséquences imaginables :
- Elle pourrait affecter le statut des princes
exilés — et donc celui des Orléans eux-mêmes jusqu’à une époque récente
(de 1886 à 1950) — ce qui est absurde.
- Elle n’interdirait pas à
des descendants de Philippe V ayant recouvré la nationalité française —
il y en a — de redevenir successibles après un certain délai ; car ce
que la prescription fait perdre, elle peut le restituer. Mais après quel
délai ? On se trouve plongé, on le voit, dans le désordre que la
théorie statutaire s’est employée à bannir.
- Si l’on prend enfin
la notion de prescription dans son sens le plus strict — acquisition
d’un droit par possession ininterrompue ou perte d’un droit par
non-exercice —, comment ne pas voir que c’est la monarchie elle-même qui
en France se trouve prescrite, et que dès lors il n’y a pas plus
prescription acquisitive pour les Orléans que prescription instinctive
pour les Anjou ?
Il faut donc se résoudre à établir une différence définitive, au
regard du droit royal historique, entre le prince étranger au sang de
France et le prince capétien expatrié qui contribue à porter au delà des
frontières le rayonnement d’une maison de France décidément unique.
Tout le reste est anachronisme ou fantaisie de juristes amateurs.
L’objection du mariage morganatique
Une nouvelle difficulté a surgi au XXe siècle. Le roi
Alphonse XIII d’Espagne, devenu l’aîné des Bourbons à l’extinction de la
branche carliste en 1936, avait deux fils. Le plus jeune, Jean, comte
de Barcelone, est le père de l’actuel roi d’Espagne Juan-Carlos Ier.
L’aîné, Jacques-Henri, duc d’Anjou et de Ségovie, mort en 1975,
légitime successible en France, épousa Emmanuelle de Dampierre. De ce
mariage est issu notamment l’actuel duc d’Anjou et de Cadix. Or les
Dampierre, pour être de bonne et ancienne noblesse, ne sont pas une
maison souveraine.
Il faut écarter de la tradition royale française la théorie — valide
dans tel ou tel autre pays, notamment dans le monde germanique — des
mariages morganatiques (ou, si l’on préfère, inégaux), aux termes de
laquelle certaines conséquences défavorables affectent le statut d’un
successible s’il est issu d’une union avec une femme de condition
inférieure
[24].
Il n’y eut jamais, jusqu’à la Révolution, d’exclusion de la succession pour le motif de mariage inégal.
Certes, objectera-t-on, les immédiats successibles furent alliés à
des épouses issues de maisons souveraines. Mais de nombreux Capétiens de
branches cadettes — dont il était impossible d’affirmer qu’elles ne
seraient jamais appelées à la succession — se marièrent avec des jeunes
filles de la simple noblesse. Il ne fut jamais dit que, de ce fait, ils
n’étaient plus successibles.
Un exemple de poids : le trisaïeul par les hommes de Henri IV, Jean II de Bourbon, comte de Vendôme, s’était uni au milieu du XV
e siècle à Isabelle de Beauvau, de bonne maison sans doute mais non souveraine
[25].
Aucune loi fondamentale ne s’est jamais constituée en France qui
prohibe le mariage morganatique. Si les plus hautes autorités avaient
été persuadées qu’il fallait garantir l’égalité des mariages des
successibles, elles se seraient préoccupées d’instaurer à cette fin un
mécanisme d’autorisation, ainsi qu’il put en exister sous d’autres
cieux. Or seul Louis XIII eut, très provisoirement, une velléité en ce
sens : en 1634, à rencontre de son frère Gaston.
Le fait que Charles VII ait interdit à son turbulent dauphin (le
futur Louis XI, qui passa outre) d’épouser Charlotte de Savoie n’eut
aucun effet sur la succession. Si en principe le roi, sous l’ancien
régime, conduisait lui-même la politique matrimoniale de ses proches, il
va de soi qu’il n’y avait pas là une condition de succession puisque le
monarque ne procédait pas ainsi pour l’ensemble, innombrable, des
successibles de la maison capétienne puis, au XVIIIe siècle, après disparition des derniers successibles des autres branches, de la maison de Bourbon.
Il y a là une profonde logique. La théorie statutaire présidant à la
dévolution de la Couronne tendait tout entière à éviter les incertitudes
dans la désignation du primogenitus. Elle bannissait la volonté —
humaine et déchue — des mécanismes de la succession. Dans un climat
profondément chrétien, elle s’en remettait à la providence de la
coutume. L’autorisation royale au mariage aurait réintroduit la volonté,
l’humeur, bref, le désordre. L’introduction de l’idée forcément
approximative de « mariage inégal », soutenue par la fausse garantie
d’une autorisation par le chef de maison, n’aurait pu qu’obscurcir les
choses. La coutume, expression du bon sens spontané, ne l’a pas
consacrée. Dans sa logique profonde, elle l’a exclue.
Ajoutons, avec Hervé Pinoteau, que
Le roi ne saurait [...] légiférer sur un sacrement ; un
mariage est bon ou mauvais devant le droit canon, mais le roi très
chrétien n’en est pas juge [26].
La loi de catholicité — nous avons vu comment elle se combinait avec
la coutume sans entraver le mécanisme de désignation — implique
seulement que le mariage du
rex christianissimus et des successibles soit canoniquement valable et que seule une telle union puisse transmettre le
jus successionis [27].
Loin qu’il y ait là entrave à la rigueur de la coutume, cette exigence
est une condition majeure de son efficacité et du caractère
incontestable de la succession : le jeu des présomptions de la filiation
légitime est en effet le plus sûr garant de la certitude en la matière.
L’objection orléaniste de la désuétude de la coutume
Peut-on envisager une désuétude du droit royal historique ? Certainement. Alors, comme l’a écrit Guy Augé,
il n’y aurait plus [...] de dépositaire légitime de la
Couronne, ni Anjou, ni Orléans [...]. Tout est possible quand la
monarchie cesse d’être une tradition [28].
- Soit la consuetudo
— telle une rivière souterraine — subsiste comme principe de
légitimité, et le duc d’Anjou est roi de droit sous le nom d’Alphonse
II.
- Soit la coutume est abrogée, et en ce cas c’est la royauté
française qui est morte, non seulement en fait — ce qui est patent —
mais aussi en droit. On peut alors inventer toutes les monarchies que
l’on veut, on ne parviendra pas à gommer la solution de continuité.
Il est impossible d’envisager une modification coutumière du droit royal depuis la Révolution.
Aucune exigence de l’esprit moderne — l’exigence nationalitaire par exemple — ne peut être invoquée pour « enrichir » les lois fondamentales.
Car l’esprit moderne, le constitutionnalisme abstrait, le
constructivisme jacobin se sont bâtis contre la coutume : ils l’ont
combattue avant de l’oublier. Aucun nouveau trait coutumier, impliquant répétition, constance et conscience d’une pratique affectant le
corpus coutumier en vigueur, aucun trait de cette nature ne saurait être observé — et pour cause — depuis 1830
[29].
Les prétendus « enrichissements » de la coutume ne seraient, en bonne logique, que des violations.
Ce qui est au cœur de la coutume royale française, c’est que la qualité
d’« héritier » ne peut jamais se perdre. L’héritier, on l’a dit, a un
titre à succéder parce qu’il est héritier nécessaire par la vertu de son
droit formé, communiqué dès sa naissance par le sang.
- La coutume statutaire enchaîne inexorablement les
« héritiers » qu’elle désigne, ceux-ci succédant par un mécanisme
automatique que rien ne peut dérégler.
- La coutume
traditionnelle est une belle au bois dormant. On peut la laisser dans
son engourdissement. On ne saurait profiter de son long sommeil pour la
violenter.
Conclusion : le duc d’Anjou est le successeur légitime
Le duc d’Anjou ne « prétend » à rien. Il est saisi par
les antiques lois fondamentales du royaume.
Cela n’est aujourd’hui d’aucun effet pratique, mais les hommes de
mémoire et de tradition ne doivent pas ignorer l’état du droit royal
historique. Si ce droit est bien peu politique après le siècle des
nationalités, l’idée royaliste en général ne l’est guère non plus à
l’ère démocratique. Ce devrait être l’occasion d’éviter des
manipulations juridiques d’autant plus dérisoires qu’en rompant avec la
vérité et en promouvant des demi-principes, elles ne rencontrent pas
pour autant le succès.
(1) Lire les articles de :
(2) Lire l’intervention de
Jean Foyer — Ministre de la République converti à la légitimité —, qui ridiculise les prétentions orléanistes lors du procès de 1989 :
[1] Voir une histoire de la « fusion » depuis 1848 dans Rials,
Le légitimisme,
op. cit., p. 65
ss.
[2] Voir ce document dans Rials,
Textes politiques français, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 1983. p. 83-85.
[3] Sur l’histoire de ce courant depuis 1883, voir le mémoire multigraphié de Guy Augé,
Les « blancs d’Espagne », Faculté de Droit de Paris, 1967 (bibliothèque Cujas).
[4] Cette
société regroupe depuis deux siècles les aînés des descendants des
Français qui participèrent sous Louis XVI à la guerre d’indépendance
américaine.
[5] Faut-il
ajouter l’extraordinaire audience du duc d’Anjou (Alphonse II) lors des
cérémonies du millénaire capétien, puis, du bicentenaire de la
Révolution ? Maintenant
Louis XX,
fils d’Alphonse II et successeur actuel, reprend le flambeau de son
père et poursuit inlassablement son engagement pour la famille, notre
Pays et la tradition. (Note de VLR)
[6] Notamment les revues
La Légitimité,
La Science historique, et les publications de l’Institut de la Maison de Bourbon.
[7] Il n’y a plus aujourd’hui de Capétiens dynastes que Bourbons. Toutes les autres branches capétiennes sont éteintes.
[9] Voir Paul Watrin,
La tradition monarchique, retirage complété par Guy Augé, Paris, Diffusion Université Culture, 1983, et tous les maîtres de l’histoire des institutions cités par Guy Augé,
Succession de France et règle de nationalité, Paris, Diffusion Université Culture, 1979, p. 108
ss.
[10] Voir les documents cités par Hervé Pinoteau,
Monarchie et avenir, Paris, Nouvelles éditions latines, 1960, p. 128
ss.
[11] Guy Augé,
La Légitimité, oct.-déc. 1980, n° 24, p. 15, note qu’il a «
toujours
trouvé étrange que de sourcilleux nationalistes fassent si grand cas
d’un acte imposé par la violence à la nation française. Un peu comme si
la constitution française devait l’une de ses clauses majeures au traité
de Francfort de 1871 ou aux accords d’Évian de 1962 ».
[12] Il
semble bien qu’il ait abdiqué la couronne d’Espagne en 1724, afin
d’être prêt à toute éventualité. Mais à la mort prématurée de son aîné,
il dut la ceindre à nouveau.
[13] La
question ne se pose guère aujourd’hui puisque le général Franco a
instauré une nouvelle monarchie en choisissant un prince cadet,
Juan-Carlos. Il ne nous appartient pas de nous prononcer sur le point de
droit espagnol, mais les vicissitudes de l’acclimatation de la coutume
statutaire outre-Pyrénées, notamment à la fin du règne de Ferdinand VII,
y rendent difficile la définition incontestable du droit traditionnel.
[14] Guy Augé,
Succession de France...,
op. cit., passim.
[15] Ibid., p. 37
ss. Et Watrin,
op. cit., p. 132.
[16] Guy Augé,
Succession de France..., op. cit., notamment p. 35
ss.
[17] Constitution de 1791, Titre III, chap. II, section 1
re, art. 1
er.
Cette rédaction avait été violemment combattue à l’Assemblée en
septembre 1789 par les partisans, avoués ou non, du duc d’Orléans
(futur Philippe Égalité).
[18] Extraits des témoignages de ces fidèles dans Pinoteau,
Monarchie et avenir,
op. cit., p.120
ss.
[19] Erreur qui en elle-même ne serait guère étonnante puisque, malgré sa révérence plusieurs fois affichée à l’égard des
lois fondamentales, Louis XIV en commit au moins deux autres : lors du très politique traité de Montmartre (
infra, note 50), et en légitimant ses bâtards (voir
supra).
[20] Guy Augé,
Succession de France..., op. cit., p. 43.
[21] L’affaire
des Courtenay est bien connue : ces Capétiens descendant de Louis VI
étaient d’assez modestes seigneurs terriens qui vivaient éloignés des
fastes de la cour. Ils ne portaient pas les fleurs de lys dans leurs
armes. Malgré leurs protestations, le roi leur refusa toujours la
dignité de prince du sang. Ils se manifestèrent vigoureusement lors du
traité de Montmartre par lequel Louis XIV, au début de son règne, ajouta
les Lorraine comme successeurs à la maison de Bourbon en éliminant les
Courtenay. Le motif du roi se comprend aisément : il gagnait une
province à peu de frais. Mais au fond il va de soi que les Courtenay, à
leur rang, ne pouvaient perdre leur qualité de successibles saliques.
Àprès l’extinction de cette famille, Louis XV put, par contre,
légitimement considérer, dans une déclaration royale du 26 avril 1723
rappelant la « constitution » du royaume (le mot y figure), que le roi
de France ne pouvait être choisi que dans la descendance de saint
Louis et que, faute de descendants, les États généraux auraient à
statuer sur la désignation d’une nouvelle lignée succédant à la
lignée capétienne.
[22] Un autre aspect de cette argumentation — celui d’une éventuelle modification de la coutume — sera examiné plus loin.
[23] Guy Augé, dans
La Légitimité, 1980, n° 23, p. 8.
[24] À
supposer valable en droit français la théorie du mariage
morganatique, cela ne donnerait aux Orléans aucune aptitude nouvelle à
« prétendre » ; cela soulèverait simplement la question du choix
du « roi de droit » au sein de la branche aînée des Anjou.
[25] Dans
l’ascendance de Louis XIV, les familles souveraines ne
totalisaient que 362 quartiers sur 512, les familles nobles 127 et les
familles populaires 23 ; voir Christian Carretier,
Les ancêtres de Louis XIV, Paris, Éditions Christian, 1981, p. 130.
[26] H. Pinoteau,
Monarchie et avenir, op. cit., p. 90.
[27] Voir plus haut ce qui a été dit des Bourbon-Busset (note 17).
[28] Succession de France..., op. cit.
[29] Les
lois fondamentales
sont demeurées en vigueur pendant la Restauration. La charte n’était,
ainsi que cela a été démontré, qu’un acte subordonné à la constitution
traditionnelle du royaume, de nature législative ; voir Stéphane Rials, « Le concept de monarchie limitée : autour de la charte de 1814 »,
Revue de la recherche juridique, 1982, p. 263
ss.
(à paraître dans un recueil d’études chez Diffusion Université Culture
en 1985). Lors du serment du sacre, Charles X promit de « gouverner
conformément aux lois du royaume et à la charte constitutionnelle », marquant ainsi l’indiscutable hiérarchie des normes (
Id.,
Textes politiques..., op. cit., p. 34).