Mais tout cela doit être apprécié comme secondaire par rapport à ce que nous dit l’auteur du livre [Taousson]. Son témoignage est totalement invérifiable et devrait être, s’il était jamais cité, enseveli sous les sarcasmes dénonçant le manque de maturité philosophique et les hurlements horrifiés qui ponctuent nécessairement la démarche d’un homme qui fut membre de l’OAS. Tout cela me paraît donc bien sympathique et j’ai envie d’y croire, et même d’accepter complètement cette histoire, et plus encore, allant jusqu’à prendre pour du comptant ce que Derrida lui dit, et penser que Derrida ne dissimule rien n’y n’invente pour gruger son ami. J’ai de la tendresse pour ces amitiés simples qui ressuscitent les souvenirs épars d’une jeunesse enfuie, plus encore quand le cadre en est cette tragédie historique, et même métahistorique, que fut la “guerre d’Algérie”. J’ai d’autant plus de la tendresse qu’en adoptant cette posture, je me délivre quelque peu de cette atmosphère étouffante qui pèse sur les salons parisiens, les séminaires de philosophes, le milieu extraordinaire de complaisance et de conformisme que sont devenues la France, sa capitale et cette époque où triomphent le narcissisme et l’
hybris des gens de l’espèce humaine.
Cela signifie que Derrida, selon un enchaînement que j’imagine aisément à la lumière de son brio et de son goût de la manipulation au départ gratuite, emprunta une voie de la pensée où son habileté dialectique et son agilité mentale firent merveille et le placèrent au niveau des plus hauts… D’ailleurs, depuis que la philosophie officielle s’est perdue dans le négationnisme de la pensée et le nihilisme du sentiment au profit de l’effet, du spectacle et du simulacre, combien parmi “les plus hauts” de nos temps désertiques et inféconds, n’ont-ils pas goûté à cette même ivresse à laquelle “Jacky” aurait cédé en connaissance de cause ? Il ne s’agit pas nécessairement de faussaires assumés, mais d’esprits de qualité qui acceptent un détournement mineur au départ, pour mieux goûter l’ivresse dont je parle, et bientôt, la pensée et la gloire s’y mettant, s’en découvrent prisonniers.
Notez bien que j’emploie à dessein ce mot de “prisonnier”, exactement comme je l’ai employé en commentaire de la “
confession-Derrida”. Je me trouve alors en bien meilleure posture pour avancer l’hypothèse que cette pensée du déconstructeur, une semi-conviction sérieuse en position de semi-acrobatie sur le fil du simulacre, dépend d’une psychologie extrêmement fragile, encore plus fragile que celle que j’ai évoquée en commentaire de la “confession-Derrida” puisque pourvoyeuse d’un discours appuyé en partie sur un simulacre. Les fissures sont alors bien plus nombreuses et traîtresses pour mieux servir le démon. Celui-ci, – le démon exactement, car sa présence est une évidence, – a choisi la technique du “geste déconstructif” comme arme destinée à semer malheur et tromperie permettant au Mal d’installer ses quartiers d’un siège hermétique autour de cette forteresse affaiblie qu’est la civilisation ; ainsi affirmé dans la technique de son action, il entame son labeur par l’intermédiaire des esprits qu’il a choisis comme, disons pour user de termes de la mode en-cours, comme ses “communicants”.
On voit bien qu’on ne cherche en aucune façon à diminuer, ni railler, ni faire de Derrida un galopin. Cela serait indigne et n’aurait pas sa place dans la grande fresque de l’action démoniaque qui s’est emparé du monde. D’autre part, cette démarche de suivre le témoignage innocent voire candide, mais pas nécessairement malavisé, de Taousson, nous permet de mieux appuyer, et même de charpenter notre hypothèse d’un Derrida prisonnier des forces du Mal du fait de la facilité trompeuse que lui donne son brio. La part de jeu (au sens intellectuel du mot), le brio de Derrida sont dans ce cas des éléments perturbateurs de sa vigilance, comme lui-même le laisse entendre lorsque la Voix lui parle dans ses moments de demi-sommeil («
Ce que tu viens de faire est i-na-dmi-ssi-ble... »). Ainsi le venin de l’agression sournoise pénètre beaucoup mieux son esprits et en fait le jouet de cette entreprise maléfique sans lui laisser vraiment la capacité de le distinguer avec assez de lucidité pour réagir par une révolte. On s’explique d’autant mieux qu’il ait suivi cette voie dont il savait, de quelque part en lui d’où venait cette Voix, combien elle était malfaisante. La déconstruction apparaît d’autant plus, d’autant “mieux” si l’on ose dire, comme l’outil favori du démon, maquillé de mille tendresses de coloris, de concepts sucrés qui sont agréables au goût, de formes molles et originales lourdes d’une sensualité attirante ; l’outil s’adresse aux seuls sens et fournit les clefs de l’acrobatie dialectique qui dispense le petit personnel du commentaire et les figurants de l’entreprise de s’aventurer à une interrogation introspective.
Tout est ainsi mieux éclairé, mieux explicité, sur les ruines des plus émouvants souvenirs, – pour moi, émouvants plus que tout et nostalgie des temps perdus à plus d’un égard, – des jeunesses algéroises dont j’ai moi-même ma part précieusement conservée dans l’éternité de ma nostalgie.
Ainsi se termine l’‘
Impromptu de Jacky d’El Biar’, – et nous pouvons revenir, bien mieux armés, à la “
confession-Derrida”, et nous reprenons là où nous en étions restés, ayant complété notre récit des circonstances et réflexions de la “
confession-Derrida” ; ici, avant d’élargir notre champ de réflexion, à partir de cet épisode, sur toute notre époque qui est celle des temps-devenus-fous.