Qui ne risque rien n'est rien… sur le chemin de Damas, alors que les opinions ont cédé face aux faits…
on ne le dit assez : un âge n'en chasse pas un autre, tous les âges qu'on a vécu coexistent à l’intérieur de soi, ils s'empilent, et l'un prend le dessus au hasard des circonstances.

mardi 3 janvier 2023

Napoléon III et l'Émir Abd-el-Kader : d'un Royaume arabe aux parjures républicains, de Mac Mahon à DeGaulle


Ils ne voulaient pas Napoléon III, ils auront eu DeGaulle !
Nul chef d’État ou de gouvernement français ne s’intéressa à l’Algérie autant que Napoléon III ; et tout comme son oncle avait voulu tâter de l’Orient en se rendant en Égypte, le second empereur mettra deux fois le pied sur le sol d’Algérie.  En Algérie, différents modes d’administration se succédèrent, sans cohérence, où l’armée, par l’intermédiaire des Bureaux arabes, faisait montre de paternalisme et parfois, de clientélisme. 


Le 16 octobre 1852 de retour d'une tournée en France, le futur Napoléon III vient annoncer solennellement sa liberté à l'Émir Abd-el-Kader.
Abd-el-Kader part pour Bursa puis Damas, où il enseignera la théologie à la mosquée des Omeyyades.

Dans les années 1860, prenant acte de la fin de la conquête de l'Algérie, Napoléon III préconise l'instauration d'un royaume arabe sous protectorat français, un peu comme il en ira plus tard avec le royaume du Maroc. Lui-même aurait eu le titre de « roi des Arabes ».

Il demande, et fait voter par le Sénat, le 14 juillet 1865, que les autochtones d’Algérie, musulmans et juifs, soient considérés comme les colons européens, et qu’ils aient accès aux emplois publics et militaires à part égale. Par ce senatus-consulte (décret impérial) du 14 juillet 1865 il est désormais permis tant aux juifs qu'aux  musulmans d’obtenir la nationalité française tout en demeurant régis pour leurs statuts civils par la loi musulmane ou hébraïque, ou d’opter à leur demande pour l’adoption des lois civiles françaises. « Je voudrais utiliser la bravoure des Arabes plutôt que de pressurer leur pauvreté… »

Le projet se heurte à l'opposition violente des colons européens. Ces derniers, qui se situent du côté de la gauche républicaine, seront parmi les plus ardents à combattre Napoléon III et à se réjouir de sa chute.

En septembre 1870, la chute de Napoléon III a une conséquence directe sur l’administration de l’Algérie, où elle est saluée par des cris de joie chez les Européens. C’est l’enterrement du « Royaume arabe » et d’une certaine idée de la France en Algérie.

Avant même la capitulation de Napoléon III, Abd-el-Kader est circonvenu par le chancelier Bismarck, qui l’incite à profiter de la situation et de reprendre le combat contre la France. L’Émir répond avec indignation :

« Excellence, celui à qui vous avez adressé l’offre de marcher contre la très glorieuse France et de vous prêter le concours de sa loyale épée devrait, par mépris et dédain, s’abstenir de vous répondre. Que nos chevaux arabes perdent tous leur crinière avant qu’Abd-el-Kader ben Mahi ed-Din accepte de manquer à la reconnaissance qu’il a pour le très puissant empereur Napoléon III (Que Dieu le protège) ».

La IIIe République de Mac Mahon, qui succède au Second Empire, prend le contrepied de la politique napoléonienne en intégrant plus étroitement l'Algérie à la France. Avec le décret Crémieux du 24 octobre 1870,  qui abroge le senatus-consulte de 1865, la IIIe République établit une discrimination inédite entre les 37 000 juifs, élevés au rang de citoyens français, et les musulmans.

Le décret Crémieux offre la citoyenneté pleine et entière aux juifs d'Algérie sous réserve du renoncement à la loi mosaique et à ses prescriptions contraires au droit civil en matière matrimoniale (ce renoncement avait déjà été entériné sous le Premier Empire par les consistoires métropolitains).  


Juifs d'Algérie


Dans la foulée, les colons originaires d'Europe (Italie, Espagne, Malte...) sont aussi francisés en bloc. Quant aux musulmans d'Algérie, ils sont maintenus dans le statut d'indigène. C'est le début d'une fracture douloureuse et irréductible entre les deux communautés.

En 1881, la Troisième République triomphante établit en Algérie un Code de l’indigénat qui s’apparente à un apartheid : les musulmans ne relèvent pas du droit commun, doivent circuler avec un laissez-passer, n’ont pas le droit d’organiser des réunions non autorisées et sont, à revenu égal, huit fois plus imposés que les colons ; quant à devenir français, il leur faut renoncer à l’islam. Dans le même temps, les expropriations de fellahs, stoppées pendant le Second Empire, reprennent, encouragées par l’État républicain…

L’objectif de l’autonomie locale du territoire est définitivement enterré, au profit d’un système colonial pur et simple. Concrètement, les confiscations de terre reprennent.

Dix ans après la disparition de Napoléon III, dans la nuit du 25 au 26 mai 1883, l’émir Abd-el-Kader rend l’âme à Damas. Après la cérémonie de la toilette funèbre, assurée par un théologien de l’université coranique du Caire, le service religieux se tient à la grande mosquée des Omeyades, après quoi la dépouille est transportée à la mosquée où repose le mystique andalou Ibn’Arabi dont se réclamait Abd-el-Kader, pour être inhumée à ses côtés…

Ainsi en abolissant le projet aussi lucide que généreux de l'Empereur Napoléon III, la IIIe République aura définitivement consacré en Algérie la rupture entre les colonisés (exclusivement musulmans) et les colonisateurs, qui viennent d'Europe et auxquels s'assimilent désormais les juifs... Une rupture que DeGaulle et sa Vème République ne fera qu'exacerber pour définitivement livrer l'Algérie au terrorisme FLN… Et pendant tout ce temps-là, depuis l'origine les Européens d'Algérie n'auront jamais compris où se situait leur avenir… Jean-Jacques Susini, s'inspirant largement du réalisme de Napoléon III ne sera que partiellement entendu alors que plus aucune réconciliation n'était possible… Ces Européens se félicitèrent de la chute de Napoléon III, la haine de DeGaulle à leur encontre aura triomphé et les aura emportés !   






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L'AFRIQUE RÉELLE - N°157 - JANVIER 2023

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Au Maghreb central, à partir de 1830, la France unifia des territoires qui n’avaient jamais eu de destin commun, donnant à l’ensemble ainsi créé le nom d’Algérie. En raison des vicissitudes politiques métropolitaines, cet ensemble fut administré d’une manière incohérente. À une heureuse décentralisation durant la période de la monarchie et de l’Empire (1830-1870), succéda en effet la dévastatrice chape de plomb jacobine imposée par le nouveau régime républicain.

Dans un premier temps, la nouvelle conquête fut administrée selon la Loi du 24 avril 1833 qui créa les Établissements français d’Afrique. Ce fut une colonie militaire dont le régime fut défini par l’Ordonnance du 22 juillet 1834. Rattachée au Ministère de la Guerre, elle fut dirigée par un Gouverneur général.
Le 14 octobre 1838 dans une instruction au maréchal Valée Gouverneur général de l’Algérie, le général Schneider ministre de la Guerre écrivit :

« Jusqu’à ce jour, le territoire que nous occupons dans le nord de l’Afrique a été désigné dans les communications officielles soit sous le nom de Possessions françaises dans le nord de l’Afrique, soit sous celui d’Ancienne régence d’Alger, soit enfin sous celui d’Algérie. Cette dernière dénomination plus courte, plus simple et en même temps plus précise que toutes les autres (...) a semblé dorénavant prévaloir (...) je vous invite en conséquence (...) à substituer le mot Algérie aux dénominations précédentes ».

Les Bureaux arabes

En 1844, sous l’impulsion du général Bugeaud, le Service des Bureaux Arabes fut créé par l’Arrêté ministériel du 1er février 1844 et son premier commandant en fut le général Daumas.

Formés d’officiers appartenant à toutes les armes et placés en « hors cadre » ou détachés, les Bureaux arabes furent composés par de bons connaisseurs des langues et des mœurs des populations dont ils eurent la charge. À la tête du corps se trouvait un Bureau Politique stationné à Alger et qui commandait à trois directions provinciales territorialement alignées sur les trois divisions militaires d’Alger, Oran et Constantine.

Les directions provinciales étaient composées de bureaux de « première » et de « deuxième » classe placés auprès des commandants des subdivisions militaires, et subdivisées en postes et cercles.

À la base, sur le terrain, chaque Bureau Arabe était composé d’un officier chef du Bureau, d’un ou de plusieurs officiers adjoints, d’un interprète, d’un ou de plusieurs secrétaires, généralement des sous- officiers français ; d’un secrétaire indigène ou khodja, d’un chaouch, d’un médecin, d’un détachement de spahis et de moghaznis qui étaient des auxiliaires militaires recrutés localement.

Les chefs de bureau étaient en même temps administrateurs, médiateurs, juges, officiers d’état-civil, gendarmes.

En quelques années, ce service, composé d’un personnel d’élite fut d’une remarquable efficacité. Son autorité morale incontestée en fit l’instrument essentiel de la pacification. Il combattit la politique dite du « cantonnement » qui visait à exproprier les tribus et il s’attira donc l’hostilité des partisans de la colonisation agricole. Conscient des réalités, soucieux de ne pas déraciner les populations, il respecta la religion musulmane.

En 1863, l’Empereur Napoléon III définit une politique algérienne originale quand il parla de « royaume arabe », concept qui fit couler beaucoup d’encre et dont la primeur est contenue dans une lettre en date du 6 février 1863 qu’il écrivit au maréchal Pélissier alors Gouverneur général de l’Algérie :

« L’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un « royaume arabe ». Les indigènes ont comme les colons un droit égal à ma protection et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français. »

Sensible aux arguments des militaires qui ne voulaient pas d’une colonisation massive, Napoléon III déclara plus tard qu’il n’avait pas l’intention de sacrifier « deux millions d’indigènes à deux cent mille colons » et il eut une politique reposant sur l’idée d’un double statut.

C’est ainsi que les natifs algériens devinrent des « sujets français » sans toutefois perdre pour autant leur statut civil musulman. Ils eurent accès à tous les emplois civils et militaires sous réserve de compétence et obtinrent d’être représentés dans les conseils municipaux et généraux. Quant aux tribus, elles se virent reconnaître la propriété inaliénable de leurs territoires.

La République contre les Bureaux arabes

Cette politique réaliste fut farouchement combattue par certains colons qui, par réaction, se rallièrent à l’opposition républicaine et exigèrent la suppression du Bureau arabe.

Le fond du problème était que la population européenne était passée de moins de 600 à la fin de l’année 1830 à 160 000 en 1856 et à plus de 200 000 en 1870. Or, pour nombre de colons, le corps des Bureaux arabes était un obstacle qu’il importait de supprimer. Quant aux officiers de ce corps, l’estime qu’ils portaient à certains colons était plus que mesurée, à l’image du capitaine Peltingras, un polytechnicien, qui décrit des premiers immigrants à l’« allure déplorable » et n’étant ni des modèles, ni de « vertu » ni de « probité ». Aussi, estimait-il « qu’il était injuste de dépouiller le peuple arabe de biens dont il jouissait depuis un temps immémorial, pour en doter des déclassés faméliques » (cité par Guiral, 1992 : 246).

L’effondrement de l’Empire fut donc accueilli dans la joie par une partie des Européens d’Algérie pensant qu’ils allaient désormais pouvoir s’affranchir du régime militaire et établir leur propre régime civil.

Ils rallièrent donc avec enthousiasme les nouvelles autorités de Tours afin d’en finir avec ce qu’ils appelaient « le régime du sabre ». Fin octobre 1870, ils créèrent des communes insurrectionnelles et des « comités républicains » à Alger, Oran, Constantine, Philippeville et Bône. Le 30 octobre, Alger passa sous le contrôle d’un avocat, Romuald Vuillermoz, déporté républicain de 1848 qui s’auto-désigna « commissaire civil extraordinaire par intérim », qui proclama le régime civil et exigea la suppression des Bureaux arabes.

Les révolutionnaires furent écoutés par le Gouvernement provisoire qui confia l’Algérie au Garde des Sceaux, Adolphe Isaac Crémieux, lequel fit adopter les décrets qui portent son nom et qui se fit élire député d’Alger au mois d’octobre 1871.

Or, Crémieux avait été étroitement conseillé par Mgr Lavigerie, ultérieurement l’artisan du ralliement des catholiques à la République et qui reprochait aux Bureaux arabes et au régime militaire, de trop protéger les indigènes et donc de freiner la colonisation de l’Algérie.

C’est d’ailleurs à l’intention de Crémieux et de Gambetta, ces deux farouches républicains, que le prélat rédigea un document peu connu intitulé « Notes sur l’Algérie ». Dans ce texte qui est daté du 1er décembre 1870 et rédigé à Tours où se trouvait alors le gouvernement provisoire, le fondateur de l’ordre les Missionnaires d’Afrique, les célèbres Pères Blancs, annonce la politique jacobine qui sera appliquée en Algérie durant plus de deux décennies. Il y prend le contre-pied de la politique suivie jusque là par les militaires, par les Bureaux arabes et par l’Empereur Napoléon III. Sans la moindre ambiguıẗé, dans ce document, il demande la spoliation des tribus et l’introduction d’une administration directe de type jacobin.

La République adopta largement les vues de Mgr Lavigerie dont les effets furent ravageurs [1].

Investi des pleins pouvoirs, Crémieux promulgua 58 décrets en moins de cinq mois. Son but était de couler l’Algérie dans le moule français et de la soumettre au même régime que les départements de la métropole, ayant des préfets à leur tête et une représentation au Parlement.

Les décrets du 24 octobre 1870 plaçaient l’Algérie sous l’autorité d’un Gouverneur général civil dépendant du Ministère de l’Intérieur et naturalisaient les Juifs d’Algérie, faisant d’eux des citoyens français de plein exercice à la différence des musulmans qui étaient des sujets de la République. Crémieux fit un véritable procès en sorcellerie aux Bureaux arabes, les accusant de « politique antinationale » pour s’être opposés à l’extension de la colonisation terrienne. Par le décret du 24 décembre 1870 le corps fut décapité, le Bureau Politique et les subdivisions supprimés. Il fut ensuite vidé de sa substance par le décret du 1er janvier 1871 qui le transforma en Bureau des Affaires Indigènes et le cantonna aux Territoires du Sud, là où le colonat était inexistant.

Le régime civil républicain succéda donc au régime militaire. Son jacobinisme, le mépris qu’il afficha pour les populations indigènes, son laıc̈isme qui fit passer ses représentants pour des mécréants aux yeux des musulmans, exercèrent des ravages et provoquèrent un traumatisme que l’Algérie française ne surmonta jamais.


[1] J. Tournier, Le cardinal Lavigerie et la politique coloniale de la France en Afrique. Documents inédits. Extrait de la revue Le Correspondant, 5e livraison, 10 mars 1912, pp 835-837.

Pour en savoir plus :

- Frémeaux, J., (1993) Les Bureaux arabes de l’Algérie. Paris.

- Guiral,P.,( 1992) Les militaires à la conquête de l’Algérie (1830-1857). Paris.

- Lugan,B., (2022) Algérie, l’histoire à l’endroit. Éditions de l’Afrique Ré elle