Addis-Abeba, 1er janvier 2012 - Vue d’avion, Addis-Abeba ressemble à une table inclinée. Un haut plateau verdoyant qui grimpe et prend fin dans le massif d’Entoto, dont on aperçoit les sommets au loin. En amharique, la principale langue du pays, Addis-Abeba veut dit “nouvelle fleur”, une fleur qui pousse sur un terrain pentu, situé entre 2 300 et 3 000 mètres d’altitude, plus haut que Bogotá ou Mexico. Sur ces hautes terres d’Afrique, pas de moustiques ni de paludisme. Le soleil brille, inoffensif, et le vent assèche la peau. Quel est le parfum de cette “nouvelle fleur” ? Tôt le matin, en plus de l’arôme pénétrant du café, elle sent le vent froid de la montagne et le carburant de moteurs sans beaucoup d’huile, la fumée des braseros et les pots d’échappement des taxis et des bus qui remontent péniblement l’avenue Bole vers la place Maskal, l’un des centres névralgiques de la ville.

 

 

Près de l’Africa Hall, sur l’avenue Ménélik II, la pollution irrite les yeux. C’est là que se trouve le siège de l’Union africaine. Quand on poursuit vers le nord, il n’y a plus de trottoirs, les gens marchent sur le bord de la route, mais les automobilistes sont aimables, “allez-y, allez-y”, ils font signe de la main aux piétons en leur cédant le passage.
Le point central de la ville est un quartier nommé Piazza, immense ovale de rues commerçantes à l’architecture ancienne qui rappelle le style régler quelques détails pratiques. Il avait dû entendre parler de Harar en tant qu’important centre de commerce, et il se peut aussi que, durant colonial. En dépit de la crasse sur les murs et de l’air chargé de poussière, on ressent encore la noblesse passée, surtout dans les portiques et les balcons. À proximité se trouve l’hôtel Taitu, le plus ancien d’Addis (il date de 1898), où une chambre coûte neuf dollars et une suite 50. C’est une assez belle construction en bois et en pisé, avec des escaliers en teck et une large galerie qui fait penser au cloître d’un couvent. Il est presque midi et il y a une grande animation. Dans la rue se trouve un petit marché aux puces qui ne semble pas improvisé. Qu’est-ce que je vois ? Vieilles bibles amhariques illustrées, croix d’argent orthodoxes, icônes, perles d’ambre, cuillères de corne, animaux en bois, et au bout, au coin, une pharmacie. Combien vaut une boîte de six aspirines de 500 mg ? Seulement 8,95 birr, un demi-dollar. Au-delà, il y a un atelier de mécanique. Du moteur d'une Peugeot 404
saillent quelques pièces.

Dans le ciel volent des marabouts, de gros oiseaux qui semblent vêtus d’une redingote, avec un long bec plongeant comme un scalpel dans la charogne. Leur vol circulaire indique une décharge ou un cadavre d’animal. On voit aussi des faucons et des aigles, peut-être les véritables maîtres de la ville. J’observe les gens. Les Éthiopiens sont beaux. Des yeux très noirs, des traits fins. Ils sont minces et grands, comme les Massaïs. Les femmes sourient, leurs dents resplendissent. Elles sont magnifiques. Et, chose admirable, ils sont fiers d’être éthiopiens. Mabrati, un homme en chemise blanche et cravate qui déambule dans le hall de l’hôtel, m’affirme : “Il y a trois types de personnes dans le monde, les Faranyis, les Noirs et les Abeshás (ou Abyssiniens).” Dans la rue, les enfants me crient “Faranyi, Faranyi, Faranyi !” : un mot qui m’est familier et qui signifie “étranger blanc”. On dit farang en Thaïlande et feringui en Malaisie. C’est une déformation de franco (Franc), un terme qui voyage avec l’islam du Maghreb à l’Asie depuis les croisades du XIIe siècle et qui désigne par extension tout Occidental blanc.

Très fier de voir ma réaction Mabrati ajoute : “L’Afrique est composée de deux choses : 54 pays africains, et l’Abyssinie.” L’Abyssinie ! Ce territoire mythique est aujourd’hui divisé entre l’Éthiopie et l’Érythrée, bien que les Éthiopiens en constituent le centre (ityopian est un mot grec qui signifie “ceux au visage brûlé”). L’Abyssinie a une longue histoire, très différente de celle du reste de l’Afrique. Pour commencer, elle n’a jamais été vraiment colonisée. Les Italiens ne sont restés que cinq ans, sous Mussolini, de 1936 à 1941. Dans un passé lointain, la reine de Saba eut une relation amoureuse avec le roi Salomon, et de cette liaison naquit un fils, Ménélik. C’est l’origine des Falachas, les Juifs éthiopiens, qui disent descendre de la tribu de Dan, la douzième tribu d’Israël, disparue après la destruction du Premier Temple, en 675 av. J.-C. L’empereur, le Négus Hailé ­Sélassié, qui régna de 1931 à 1974, disait descendre de Ménélik et s’autoproclama donc ras Tafari, “roi des rois” ; il devint l’autre dieu de la spiritualité rastafarie, avec la musique du Jamaïcain Bob Marley. Le drapeau de l’Éthiopie impériale est orné de l’image du lion couronné de Juda tenant une lance qui se termine par une croix. Des symboles issus du christianisme orthodoxe, arrivé dans la région avec les Coptes d’Alexandrie au IVe siècle, ceux-là mêmes qui creusèrent les extraordinaires églises souterraines de Lalibela. Aujourd’hui, l’Église copte d’Éthiopie a son propre patriarche, indépendant d’Alexandrie, ­d’Istanbul et de Moscou.

Les rues d’Addis sont pleines d’immeubles inachevés. Les échafaudages sont en bois et semblent fragiles. On a le vertige en imaginant les ouvriers bercés par le vent. On se croirait le plus souvent dans un quartier populaire d’une ville latino-américaine. Des boutiques avec des présentoirs devant la porte, des kiosques et des étals poussiéreux. Il y a bien de nouveaux centres commerciaux, comme le Bole Dembel Shopping Center, mais c’est au Merkato, le plus grand marché à ciel ouvert d’Afrique (c’est ce qu’affirment les Éthiopiens), que bat le cœur de la ville.

Addis étant le siège de l’Union africaine (la Bruxelles de l’Afrique), elle compte de nombreux résidents étrangers. On dénombre, me dit-on, 124 ambassades, auxquelles viennent s’ajouter les représentations des multiples agences des Nations-Unies présentes dans le pays. Dans une ville d’à peine trois millions d’habitants, cela se remarque. La plupart des diplomates vivent dans le Turkish Compound, un quartier chic proche de l’aéroport, parsemé d’hôtels particuliers et de villas entourées de jardins, où des employés en uniforme tondent les pelouses, arrosent les plantes ou ramassent les feuilles.

Mais Addis n’est qu’une escale. Ma véritable destination est Harar, la ville où le poète Arthur Rimbaud vécut les dix dernières années de sa vie. J’achète donc un billet à la compagnie Salam Bus, et me prépare à un très long voyage. Je n’ai pas le choix : la vieille ligne de chemin de fer française reliant Addis à Dire Dawa et à la mer Rouge, sur les côtes de Djibouti, est coupée. J’aurais pu monter dans un avion déglingué d’Ethiopian Airlines, mais j’ai envie de voir le pays, ses montagnes et ses cours d’eau. J’ai envie de voir ses villages et ses hameaux.

Cap sur Harar, enfin !


Il fait encore nuit lorsque j’arrive sur la place Maskal pour prendre le bus. De là partent des moyens de transport en direction de tout le pays, et pour l’heure c’est une sorte d’immense parking désert. Il fait froid. Une femme traîne un chariot avec des thermos. Je prends un café et j’attends. Le bus, un véhicule moderne couleur citron vert, finit par apparaître, et un groupe de voyageurs silencieux, transis de froid, commence à monter. Pour dix heures et demie de trajet, je paie 265 birrs [15 dollars]. Le jour se lève peu à peu derrière les toits des faubourgs d’Addis, et la route apparaît devant nous, deux voies à peine mais larges, dont l’asphalte semble avoir été récemment rénové. On me dira plus tard que ce sont les Chinois qui se sont chargés de la remise à neuf, car ils ont beaucoup investi en Éthiopie (pétrole et gaz). Harar est à l’est, proche de la frontière somalienne. Nous sortons du côté occidental de la pente du plateau.

La végétation est toujours verdoyante, mais essentiellement constituée d’arbustes secs et épineux. La terre est noire, comme de l’argile volcanique. Tout est très sec malgré l’altitude. “C’est à cause du vent”, me dit l’un de mes voisins. Bientôt surgissent d’étranges monticules, des tertres qui ressemblent à de gigantesques carapaces de tortues tombées dans la plaine. Le bus s’arrête de temps à autre et klaxonne pour disperser des troupeaux de chèvres. Sur le bord de la route, nous croisons des ânes avec des chargements de bois attachés sur le dos, des enfants pieds nus qui font avancer des vaches avec des crécelles en bois, et quelques dromadaires. On voit des hameaux de huttes circulaires avec des toits de chaume. La température augmente. Près des animaux, il y a toujours des enfants, et les jeunes filles portent leurs petits frères sur leurs épaules. Vers midi, je vois un enfant assis à côté d’une flaque marron. Mon Dieu, il boit l’eau ! Dans le fond, entre les dunes et les ronces épineuses, une femme marche très droite en portant sur la tête une énorme théière. On dirait un tableau de Dalí.


 

À mesure que la route descend, des champs cultivés apparaissent et la terre se fait plus fertile. Je vois des champs de maïs, des jardins potagers, des plants de bananiers. Les conditions de vie des paysans s’améliorent. Dans les villages, on voit des maisons carrées avec des toits en zinc entre les huttes rondes en chaume. Les murs sont en pisé et en bois. La vie se déroule sur la route. Les enfants s’approchent du bus en demandant des emballages vides, des bouteilles en plastique. Ce sont des recycleurs. L’un d’eux fixe le véhicule d’un regard profond. Il rêve peut-être de s’en aller, un jour. Les femmes vendent des bottes de fruits. Des mandarines et des bananes.

Dans le bus, le téléviseur diffuse un film de Jean-Claude Van Damme à plein volume. Les gens sont solidaires. Quelqu’un derrière moi ouvre un paquet de chips et en propose à ses voisins. Un autre distribue les mandarines qu’il vient d’acheter. Peu après, le bus s’arrête dans un village, c’est l’heure du déjeuner. Nous nous asseyons dans une espèce de buvette et je sors un sac avec des sandwichs au fromage. Je commande une bière. Mon voisin de bus commande une injera avec de la sauce pimentée au poulet. Nous avons une demi-heure. Il s’appelle Neibiy et va à Harar rendre visite à sa famille. Il est ingénieur et travaille dans la capitale. Je lui demande s’il y a beaucoup de travail dans les travaux publics et il répond que oui : “À Addis, il y a un véritable boom de la construction.” L’injera est la base du repas éthiopien : c’est une sorte de galette dont la texture rappelle l’éponge ou la gomme, sur laquelle on sert des sauces appelées wot, à base de lentilles ou de lé­gumes. L’injera n’est pas très attirante à première vue dans la mesure où elle ressemble à un torchon de cuisine vert et rugueux. Elle est faite à partir de céréales fermentées, notamment du teff. Le rite du repas consiste à détacher progressivement depuis les bords des morceaux d’injera avec votre main et en faire des bouchées agrémentées des sauces.

Ensuite, nous avons du café, que Neibiy ne me laissera pas payer.

Nous reprenons le chemin. La route suit une corniche escarpée. Ce sont les hautes terres. Sur le côté gauche du bus, des plaines s’étendent à perte de vue. C’est un panorama majestueux, constellé de faucons et de marabouts. De temps en temps, je vois des arbres qui ressemblent à des oiseaux aux ailes repliées, et font penser aux ashokas que l’on trouve en Inde. “Ce sont des ziqbas”, me dit mon voisin Neibiy, “et ceux-là, là-bas, avec les feuilles plus claires, ce sont des wanzas.” Bientôt, le bus arrive à un immense carrefour qui grouille de monde et où se tient un marché très animé. Nous sommes à Dire Dawa, là où se trouve l’aéroport. “D’ici à Harar, il y en a seulement pour cinquante minutes”, me dit-on. Le bus reprend son ascension.

Harar, enfin

Cela fait combien de temps que je rêve d’arriver à Harar ? Je me pose la question sur la terrasse du Ras Hotel – 16 dollars la nuit, petit déjeuner compris – pendant que je me remets du long trajet en bus en buvant une Harar Beer, à moins de 500 mètres du mur d’enceinte, près du marché où des femmes aux vêtements colorés vendent des bottes d’oignons poussiéreux, des légumes fanés et des piments alignés sur des torchons posés au sol, en pleine rue.

Arthur Rimbaud a franchi cette muraille il y a cent trente ans, mais les murs et les pierres entassées à côté n’ont pas l’air d’avoir changé depuis. À l’exception de quelques bâtiments, pour la plupart d’un goût douteux, situés hors du Jegol [la vieille ville, à l’intérieur du mur d’enceinte], la ville n’a pas dû beaucoup changer. “Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes”, écrit Rimbaud à la fin de Délires II [dans Une saison en Enfer], un texte fourmillant de prophéties sur sa propre vie.

À mon arrivée, ce soir même, je suis passé sous l’arche de la porte Asmaddin Beri en me répétant ces vers. À cet endroit de la muraille, on trouve de beaux minarets d’influence arabe, mais les remparts sont en majorité faits de terre et de pierre sèche. La porte est une tour de brique avec un arc en ogive décoré de courtes calligraphies islamiques et de deux lignes de zelliges jaunes. Non loin se trouve l’un des nombreux marchés, un marché modeste où les gens proposent leurs produits sur des chiffons ou des nattes, des paniers dans le meilleur des cas. Tout est relativement poussiéreux. Il y a des mendiants et des lépreux. “Faranyi, Faranyi !” me crient les enfants, ainsi qu’une femme qui n’a pas l’air d’avoir toute sa raison.

Le Jegol, 20 000 habitants aujourd’hui, possède cinq entrées historiques, et une entrée moderne, la porte de Harar, qui permet le passage des véhicules. Elle mène à la rue Andegna Menguet, artère principale conduisant à la place centrale. Cette rue est bordée de maisons à deux étages et de boutiques. Des vendeurs de tissus, de bijoux, de vêtements et de cadeaux, des épiceries. Des boucheries où l’on dépèce des dromadaires et des chèvres, suspendant les pièces de viande à la porte (pour le plus grand plaisir des mouches). Tout est local. Il n’y a pas de boutiques de souvenirs, ce qui me confirme qu’il s’agit d’un lieu à peine touché par le tourisme. Assis par terre, des mâcheurs de qat, la feuille verte aux propriétés amphétaminiques naturelles, qui est l’une des richesses de la région. À tous les coins de rue, des femmes accroupies vendent des bottes de ces feuilles vertes pour 1,5 dollar. Les collines environnantes sont couvertes d’arbustes de qat : celui de Harar est réputé être le meilleur du pays et s’exporte au Yémen, à Oman et aux Émirats. Tous les jours, de petits avions décollent avec des cargaisons de feuilles, car les propriétés de la plante disparaissent rapidement. Pour les Égyptiens de l’Antiquité, le qat était une plante sacrée, l’OMS l’a classée parmi les stupéfiants en 1980, mais sa consommation est légale. Je vois des hommes squelettiques dormant sur les trottoirs poussiéreux, des branches effeuillées tout autour d’eux. Tichaka, un jeune étudiant harari, m’explique : “Avec le qat, on se croit le roi du monde, et en plus, ça remplace un repas.” Ceux qui ne dorment pas regardent le ciel et boivent de l’eau. Ils ont les yeux rouges, rivés sur un point en hauteur ; impossible de savoir s’ils sondent l’avenir ou s’ils regardent simplement l’ampoule du poteau, constellée d’insectes.

Le Jegol, au-delà des quelques grandes rues, est un enchevêtrement de ruelles étroites bordées de maisons sur un niveau, en pisé et en pierre aux murs recouverts d’un badigeon blanc le plus souvent, vert et bleu quelquefois. On se croirait parfois dans une localité du sud de la Méditerranée, à Tanger ou à Santorin. La région est majoritairement musulmane, ce qui explique les 82 mosquées, en bois pour beaucoup. Les deux grands patrons de la ville sont des autorités religieuses : le cheikh Abadir, venu d’Arabie au Xe siècle, et l’émir Nour, qui fit ériger l’enceinte autour de la ville au XVIe siècle.

Le cas de Rimbaud est un mystère, préfigurant des écrivains comme J.D. Salinger ou Thomas Pynchon, qui ne veulent être vus ni reconnus de personne et aspirent à disparaître sans ­laisser de traces. Après avoir transformé la littérature occidentale avec tout ce qu’il a écrit avant l’âge de 21 ans, ce jeune Français, grand voyageur, quitte l’Europe, sillonne le Moyen-Orient et la Méditerranée, parcourt les pays arabes, s’installe à Aden, et choisit finalement de vivre à Harar. Qu’y a-t-il vu ? Qu’est-ce qui fait qu’il y est resté dix ans, jusqu’à ce qu’une douleur au genou le contraigne à rentrer en France pour mourir ?

Il y a trouvé des femmes de l’ethnie Oromo ou Harari, musulmanes pour la plupart mais aussi orthodoxes, vêtues de longues jupes de coton imprimé, de voiles colorés. Il y a trouvé de jeunes garçons filiformes – combien en a-t-il aimé ? –, les Abeshás, aussi élancés que des sculptures de Giacometti, qui déambulaient dans l’obscurité avec leurs bonnets de fil, le regardaient avec curiosité et l’appelaient sans doute “Faranyi”. Tichaka me dit : “Rimbaud est resté parmi nous parce qu’il a trouvé ici une vie rude et sauvage.” Il prononce “Rambo” et ne connaît de lui que Le Bateau ivre, poème imprimé sur une bannière dans le centre culturel qui porte son nom et qui a été aménagé dans une maison en bois de trois étages restaurée ayant appartenu à un commerçant indien. C’est un “centre culturel” bien modeste. Sa bibliothèque est indigente, de même que la salle des portraits. De vieilles photos en noir et blanc, dont beaucoup prises par Rimbaud lui-même, pendent du plafond. Quelques bannières avec des poèmes en français et en anglais. Guère plus.

 

Avant de s’établir à Harar, en 1880, Rimbaud vivait et travaillait dans une maison de commerce du port d’Aden, aujourd’hui au Yémen. Mais un beau jour débarque par hasard en bateau un journaliste français qui le reconnaît. J’imagine que Rimbaud a pris la fuite peu après, le temps de son séjour à Londres en compagnie du poète Paul Verlaine, de 1872 à 1873, il ait lu le récit qu’avait fait l’explorateur britannique Richard Burton de son séjour dans la région, où il parlait de Harar comme d’un lieu interdit aux Européens, “une montagne de pierres sur une colline”. Pour Rimbaud, c’était un lieu sûr, un endroit au monde où il était sûr qu’on ne viendrait pas le trouver. Il s’y est donc établi en 1880, et personne n’a jamais plus eu de nouvelles de lui. Quand Paul Verlaine publie Les Illuminations de Rimbaud, en 1886, il écrit dans la préface : “On l’a dit mort plusieurs fois. Nous ignorons ce détail, mais en serions bien triste.”

Cela suffit à prouver qu’il avait réussi à disparaître à Harar, ce dont il se plaint pourtant fréquemment à sa sœur dans ses lettres : “Sans famille, sans occupation intellectuelle, perdu au milieu des nègres dont on voudrait améliorer le sort et qui, eux, cherchent à vous exploiter et vous mettent dans l’impossibilité de liquider des affaires à bref délai, obligé de parler leurs baragouins, de manger de leurs sales mets, de subir mille ennuis provenant de leur paresse, de leur trahison, de leur stupidité.” La sincérité de ces lignes est sujette à caution, car Rimbaud a toujours eu la possibilité de revenir en France. Peut-être se lamentait-il ainsi auprès de sa sœur pour cacher le fait qu’il était heureux de vivre loin.

Rimbaud parlait l’amharique et l’arabe, s’était fait des amis dans la population locale, et a même partagé la vie d’une femme pendant un peu plus d’un an. Et il a voyagé, trouvant dans ce lieu poussiéreux et rocailleux l’enveloppe parfaite pour son âme agitée. Peut-être recherchait-il dans la distance et la solitude une rencontre chimérique avec son père, toujours loin de lui dans son enfance, toujours parti dans les déserts, dans de lointaines garnisons. Rimbaud a tout simplement choisi de partir. Comme le dit l’écrivain Paul ­Theroux, “Arthur Rimbaud est notre patron à tous, à nous les voyageurs qui nous sommes répété sa question sans réponse, qu’il prononça pour la première fois à Harar : ‘Que fais-je ici ?’”.

Devant mon hôtel, le soir, on entend les hurlements des hyènes et les aboiements des chiens. Harar est remplie de hyènes, c’est l’un de ses charmes. La nuit, une étrange folie s’empare de la ville. Elles s’approchent des remparts et un homme les nourrit (“le fils de Youssouf”, me dit Tichaka). Il leur donne des os et des restes de viande qu’il récupère le jour dans les boucheries. On parle du mythe de l’homme-hyène, qui vient ravager la ville. Donner à manger la nuit aux hyènes est une façon d’éviter qu’elles attaquent les paysans. Le scabreux concert nocturne de chiens et de hyènes semble murmurer un vers de Rimbaud : “Toute ma colère y demeure contractée. Je vous ferai payer ça.” [En fait, ces propos ont été prêtés au poète par son beau-frère et éditeur Paterne Berrichon.]



Harar, 1972, scène quotidienne chaque soir près des remparts :
les hyènes sont là, familières…

 

La maison originale de Rimbaud, me dit Tichaka, a été détruite, mais la jeune directrice de la bibliothèque publique, Marta, m’assure qu’à la place on a construit un hôtel modeste appelé Wesen Seged, sur la place Feres Megala. Elle m’y accompagne, c’est à deux pas, et je le vois. Un bâtiment sur deux niveaux, avec deux fenêtres bleues à l’étage. “Là, là !” me montre-t-elle. Au rez-de-chaussée se trouve un café plongé dans la pénombre. Les buveurs du jour me regardent entrer, un peu agités. Ce qu’enregistrent leurs yeux rougis doit traverser une épaisse couche de bière tiède avant d’atteindre leur cerveau. Je vais dans l’arrière-salle. Un escalier en bois pourri mène à l’étage, où se trouvent les chambres. Ça sent l’urine. Là, à côté de cet escalier branlant, je pense au désir de Rimbaud de s’éloigner de l’Europe, de reposer pour toujours dans un lieu sale et loin de tout où la seule chose mémorable est le sourire des gens. Les êtres humains font que les endroits les plus sales et les plus lointains paraissent beaux, c’est pourquoi il y a une grande beauté dans la laideur de ces pauvres villes.

Des villes poussiéreuses, sombres le soir, pleines d’êtres qui mâchent du qat et boivent de l’eau, de mendiants malodorants, de vieilles femmes édentées et folles, de lépreux. Voilà à quoi devaient ressembler les villes du Moyen-Âge. Harar, au fond, est une façon de retourner dans le passé, à quelque chose d’essentiel qui ne change pas avec le temps. Un endroit auquel Rimbaud rêvait déjà dans sa jeunesse, et qu’il avait décrit des années plus tôt avec ces mots : “J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.”

La veille de mon départ, en écoutant le hurlement des hyènes sur la terrasse du Ras Hotel, je relis la correspondance liée à Rimbaud et tombe sur une lettre de 1887 écrite par le vice-consul de France à Aden, dans laquelle il demande des informations sur un compatriote dénommé  Raimbeaux, ou quelque chose de voisin qui lui a été demandé par la police. Le sujet n’a pas de papiers d’identité, et ses “allures sont quelque peu louche[s]”. Je suis envieux de cette description, que j’espère mériter un jour. Je vais ensuite boire quelques verres avec Tichaka au bar du National Hotel, un vieil établissement sombre et vide. L’heure des adieux a sonné. Lorsque mes yeux s’habituent à la pénombre, je vois au fond un modeste duo de musiciens : une chanteuse et un organiste. Nous commandons des bières. Quand elle achève son tour de chant, la femme, en habit de gala, lance un salut à la salle. C’est le salut le plus triste mais aussi le plus beau qu’il m’ait été donné de voir dans ma vie.

Le lendemain, je retourne à Addis.