Qui ne risque rien n'est rien… sur le chemin de Damas, alors que les opinions ont cédé face aux faits…
on ne le dit assez : un âge n'en chasse pas un autre, tous les âges qu'on a vécu coexistent à l’intérieur de soi, ils s'empilent, et l'un prend le dessus au hasard des circonstances.

mercredi 18 décembre 2019

Allons à Qardaha [قرداحة] !



La culture politique arabe est fortement imprégnée depuis des siècles d'un principe fondamental, l’assabiyya [عصبية]… Un concept théorisé au XIVe siècle par Ibn Khaldoun. Assabiyya qui serait avant tout une fidélité… Fidélité au sein d'un groupe - familial, tribal, clanique, religieux, un groupe d’intérêts communs. Une fidélité qui domine toutes les autres possibles et dont la trahison serait sanctionnée de bannissement. L'assabiyya aura été le facteur primordial du succès d'Abd el-Kader - dont nous avons visité la maison à Damas dès les premières heures de notre voyage - dans son entreprise de fédération des tribus arabes contre la volonté de conquête de l'Algérie par la France.
Malgré une société en querelles constantes - Abd el-Kader comme Ibn Khaldûn le savaient bien - l'assabiyya des membres de la tribu garantit une solidarité de combat face à l'essentiel, la capacité de faire front commun pour une cause commune. Assabiyya qu'Abd el-Kader sut transcender après sa reddition par la fidélité à la parole donnée et sa relation privilégiée avec Napoléon III…
Nous avons déjà évoqué le souvenir de Napoléon III et la générosité de son projet pour l'Algérie, nous nous sommes recueillis en la maison de l'Émir, nous avons écouté les propos aussi lucides qu'apaisants d'un prêtre arabe catholique lui aussi implicitement imprégné de l'assabiyya… nous ne pouvons dès lors ignorer l'homme d'État moderne qui a su unir le peuple syrien, le prémunir de toutes les agressions, le président Hafez al-Assad… Une visite dans sa ville d'origine s'impose… Allons donc à Qardaha [قرداحة] !

Hafez al-Assad, au centre-ville de Qardaha, nous accueille…



De la plaine du Ghab vers Qardaha

De Hama [حماة], Muhradah [محردة], Halfaya [حلفايا], Al-Skeibyeh [السقيلبية] et la plaine du Ghab [سهل الغاب], nous ne manquerons pas de songer à nous aventurer vers Qardaha [قرداحة] sur le djebel al-Noasrah [جبل النواصرة] aussi dénommé djebel Ansarieh [جبال الأنصارية] ou monts Alaouites [جبل العلويين], cette chaîne montagneuse de 110 km, culminant à 1 562 mètres au Nebi Younès [جبل نبي يونس ] et séparant la région côtière de la plaine du Ghab…

Vue panoramique sur la plaine du Ghab depuis les environs de la ville de Qardāḥah - ©Ashraf Zeinah, photographe
Ashraf Zeinah est un photographe au talent immense résidant à Lattaquié…
Ici Ashraf Zeinah nous offre une magnifique vue panoramique sur la plaine du Ghab [سهل الغاب]
depuis le sanctuaire de Bani Hashem [مقامات بني هاشم], ce sanctuaire ismaélien situé près de la ville de Qardaha [قرداحة]

Au cœur de la Syrie occidentale, en arrivant vers Qardaha, un panorama magnifique sur le Ghab baigné par l'Oronte s'offrira à nous alors qu'avec la Communauté Syrienne de France nous ferons le trajet entre Al-Skeibyeh et la région côtière…

Qardaha [قرداحة], est une petite ville de Syrie à environ 30 km de Lattaquié où réside une forte communauté alaouite. C'est aussi le berceau de la famille Assad et le lieu de naissance notamment d'Hafez el-Assad. Une majestueuse statue de Hafez al-Assad se dresse au centre-ville ainsi qu'un immense mausolée où reposent Hafez al-Assad et son fils ainé Bassel al-Assad [باسل الأسد].

Avec ses villages environnants, le district de Qardaha [منطقة القرداحة] atteignait il y a peu de temps environ 17 000 habitants, mais la ville elle-même, à l'habitat dispersé, avec une seule rue principale, dépassait à peine les 2 000 habitants. L'aéroport international Bassel al-Assad [مطار باسل الأسد الدولي] de Lattaquié se trouve à proximité sur le territoire de la commune de Qardaha.


D'Al-Skeibyeh à Qardaha par une belle route accidentée, avec vue sur la plaine du Ghab



Qardaha, abrite les tombes de la famille Assad… celle du président Hafez al-Assad, décédé en 2000, ainsi que celles de sa mère Na'asa et de son fils Basil tué en 1994 dans un accident de voiture à l'âge de 32 ans.

Au départ de la route menant au mausolée, le tombeau de Na'asa Assad nous attend, présent dans une mosquée au dôme vert-eau. La fontaine de la cour intérieure est flanquée de salles séparées pour la prière… Nous inclinerons face à un portrait  de Hafez s'inclinant devant à une représentation hagiographique de Na'asa, sa mère.



Dès que nous approchons de l'imposant mausolée du président Hafez al-Assad, s'impose une atmosphère de stric recueillement… Une route droite bordée de lampadaires noirs et d'arbres au feuillage sombre mène au mausolée… Un silence profond entoure les lieux…



Hafez et Basil sont inhumés dans un mausolée au toit blanc orné de textes coraniques qui surplombe une vallée luxuriante. Leurs cercueils sont enfoncés dans le sol en marbre de la tombe. Des gardes vêtus de noir veillent.










La tombe du président Hafez al-Assad










La tombe de Basil al-Assad










De Muhradah [محردة], Halfaya [حلفايا], Al-Skeibyeh [السقيلبية] et la plaine du Ghab [سهل الغاب]
comment ne pas de songer à nous aventurer vers Qardaha [قرداحة] ?…
Et ensuite passer une nuit de réflexion et de repos dans le cadre unique du  Mountain Breeze Resort



Au Mountain Breeze Resort

Le Mountain Breeze Resort nous offre un cadre unique à environ 950 mètres d'altitude, au sein d'une forêt naturelle… L'hôtel surplombe de façon fascinante une vallée merveilleuse, une vue fantastique s'étend jusque vers la Méditerranée. Un lieu idéal pour s'abandonner au rêve… et à la réflexion !


Le Mountain Breeze Resort

Un choc cette découverte du mausolée d'Hafez al-Assad !… Comment un monument aussi imposant peut-il être dédié à un seul homme ?… Malgré toutes nos préventions et notre immunité supposée à l'égard de la pensée unique certaines effluves de ses miasmes ne peuvent que s'immiscer dans notre inconscient… Dictature ? Pouvoir personnel ? Souvenir des mausolées de Lémine à Moscou ou de Hồ Chí Minh à Hanoï… Très vite nous réagissons à ces mauvais réflexes dont une pernicieuse propagande aurait voulu nous empreindre… Là-bas règnent pompe et effervescence au cœur de la capitale d'un pays qu'ils seraient censés avoir transformé… Ici, tout est à l'opposé… Avant tout, pas d'exhibitionnisme d'un corps taxidermisé… Sobriété d'une tombe fleurie devant laquelle seuls deux gardiens de noir vêtus veillent, pas de garde d'honneur et de cérémonial de sa relève… Nous sommes au calme d'un village de montagne, loin des flots touristiques, seuls viennent ici se recueillir pieusement quelques Syriens… Avant tout s'imposent la simplicité, l'authenticité des sentiments des visiteurs, le silence… l'intimité. Intimité, malgré les dimensions externes du monument… Témoignage sobre, sincère, authentique, reconnaissant du rôle du président Hafez al-Assad dans l'édification de la Syrie moderne… Goûtons au cadre, au calme de cet hôtel exceptionnel… Trouvons un coin pour admirer le paysage, pour rêver mais aussi pour lire en penser… Par bonheur parmi les livres qui m'accompagnent deux d'entre eux répondent à mes interrogations après le choc de la visite du mausolée d'Hafez al-Assad…

D'abord le livre de Fabrice Balanche s'intéressant précisément à cette région et bien sûr au président qui en est issu… Une thèse d'autant plus propice à la réflexion par sa neutralité face aux évènements récents ayant touché la Syrie, de plus écrite par un géographe donc a priori indemne de tout parti pris doctrinal [voir recension ci-après]… Au delà des descriptions et éléments factuels, est frappante l'insistance de l'auteur à propos du concept d’assabiyya [عصبية]… Serait-ce dans la pratique de cette discipline, l’assabiyya, que résiderait le succès d'Hafez al-Assad ?… … … Et encore plus dans la période actuelle celui du président Bachar al-Assad ? Il est flagrant que Bachar al-Assad n'a jamais irrémédiablement condamné ceux des Syriens qui se sont à un moment donné engagés sur une mauvaise voie… Lors de la prise de la Ghouta il a été offert à tous ceux qui le désiraient de réintégrer le cadre de la nation, une offre similaire a été faite tout récemment aux Kurdes qui un temps se sont accoquinés avec l'Occident leur faisant miroiter un séparatisme… Un principe essentiel, proscrire toute division, toujours unir… Prôner un vivre ensemble… et fidélité à la communauté nationale, dépassant tout différend... et toute différence.
Plus précisément refusant tout amalgame entre Kurdes et séparatistes, en visite à Idlib ce 22 octobre 2019, le président Bachar al-Assad a rappelé que « le rôle naturel de l’État est de créer les conditions susceptibles de soutenir toute forme de résistance nationale contre l’occupant », soulignant une évidence souvent oubliée : « le principal facteur qui a amené les Américains, les non-Américains et les Turcs dans la région est l’existence de Syriens collaborateurs et traîtres. Nous devons traiter avec ces Syriens-là et restaurer la notion de patrie dans la société, faire en sorte que la traîtrise ne soit pas considérée comme un simple point de vue, ou une opinion politique comme une autre. Lorsque ce résultat sera atteint, les Américains partiront parce qu’ils n’auront plus ni le loisir ni la force de rester, toute grande puissance qu’ils soient ». Sagesse apanage d'un homme d'État exceptionnel… Assabiyya.
Malheureusement les exemples a contrario foisonnent, certains anciens, d'autres bien actuels… Nous ne pouvons que penser à notre chère Algérie et aux hommes corrompus qui ont fait main basse sur le pouvoir depuis 1962… Condamner ces politiciens qui avant 1962 n'ont eu pour obectif majeur que de séparer les enfants des différentes communautés vivant en ce temps-là sur le sol algérien… Saluer deux Algériens alors d'exception, Hocine Aït Ahmed et Jean-Jacques Susini… Aujourd'hui être solidaire d'un Hirak algérien contre tous les dinosaures uniquement soucieux de perpétuer une confiscation du pouvoir…  Comment ne pas avoir encore une pensée solidaire envers tous ces manifestants auxquels nous nous sommes mêlés à Beyrouth qui luttent pour un Liban uni et solidaire, transgressant tous les particularismes…
Et comment ne pas penser à cette pauvre France, à ses institutions, ses modes de srutin qui ne font que pétrifier les divisions… Comment ne pas être révolté du culte que nombre de Français vouent encore à ce prétendu grand homme qui au lendemain de la fin de la Deuxième Guerre mondiale plutôt que de pacifier et réconciler la Nation s'est adonné à une Épuration sauvage avec la complicité des communistes… DeGaulle instigateur de divisions dont la France souffre toujours… Nous sommes bien loin de cette volonté d'union et apaisement pour le bien commun de la Nation, d'un Hafez al-Assad puis de Bachar al-Assad, l’assabiyya.
Mon second livre, acheté à Beyrouth à la Librairie internationale, est l’ouvrage de Régina Sneifer : Une femme dans la tourmente de la grande Syrie, par d’après les mémoires de Juliette El Mir (1909-1976)… Il faut le dire franchement, l’assabiyya est à l'opposé tant de la culture que des pratiques politiques françaises, aussi bien sur le territoire national qu'en politique extérieure… Alors qu'après la chute de l'Empire ottoman la France avait reçu en avril 1920 un mandat sur le Levant qui officiellement devait permettre  aux États libérés d'accéder à l'indépendance et à la souveraineté après avoir atteint un niveau suffisant de maturité politique et de développement économique l'administration française ne fit qu'importer ses confusions et dissenssions… Fidèle à sa culture, diviser pour régner la France morcela le territoire, créant entre autres un "État des Alaouites"…

Une constante de la politique française répondant aux projets du Nouvel Ordre Mondial
: diviser, toujours diviser… sous-diviser !

Antoun Saadé fonde dès 1924 un mouvement suivi de la création en novembre 1932 du Parti social nationaliste syrien, parti prônant l'unité de la région - Bilad el-Cham - et hostile à la présence française au Levant, sa politique de partition, et plus largement celle du mandat de la Société des Nations… Division et instabilité de la région qui perdureront… Après l’Évacuation des troupes françaises le 17 avril 1946, la Syrie connaît une longue période d’instabilité marquée par plusieurs coups d’État et une éphémère union avec l’Égypte (RAU)… Ce n'est qu'en 1970 que le ministre de la Défense d'alors Hafez el-Assad réussit un ultime coup d’État. Hafez al-Assad va constituer autour de lui son assabiyyah pour l'unité du territoire syrien actuel, appuyé par le parti Baath ou Parti socialiste de la résurrection arabe [بعث] qui avait été créé dès 1944 avec comme but l'unification des différents États arabes en une seule et grande nation…
الحزب السوري القومي الاجتماعي - مديرية محردة
C'est  avec une intense émotion que nous nous souvenons de cette soirée alors que les Aigles de la Tornade rouge nous recevaient avec la Communauté syrienne de France à Mahardeh… Ce Parti National Syrien et ses Aigles de la Tornade rouge qui nous semblent porteurs de cet élan sans lequel ne sera établie une puissance régionale stable et forte garante d'une paix durable dans la région…









Michel Raimbaud : Il était une fois le Rojava...




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Fabrice Balanche (2006) 
Le livre de Fabrice Balanche, issu d’une thèse de doctorat, est paru [en 2006] déjà mais n’a pas vieilli car il est singulièrement éclairant au vu des événements dans le monde arabe, particulièrement en Syrie, du printemps et de l’été 2011.

Il offre un double intérêt : il est une source d’informations précieuses et donne des clés qui permettent de mieux comprendre l’évolution de la Syrie depuis la prise de pouvoir de la famille Assad et la contestation qui pourrait – l’issue est incertaine au moment où ces lignes sont écrites – faire changer la donne à Damas. Mais aussi, et en ce point il est intemporel, il est un témoin de ce qu’un géographe (et non un économiste ou un sociologue ou un spécialiste de science politique) peut offrir au public en matière de réflexion sur l’espace politique.

L’espace politique, ici, c’est certes toute la Syrie, pays sur lequel s’exerce le pouvoir de la « dynastie » Assad, mais c’est aussi et surtout sa partie occidentale, la façade maritime et son arrière-pays, le jabal Ansariyeh, la chaîne montagneuse dans laquelle est implantée originellement la communauté alaouite, exemple fréquent d’une montagne-refuge pour une minorité religieuse. L’alaouisme est une branche (d’aucuns disent : un schisme) du chi’isme duodécimain ; c’est une religion à initiés, comme celle des druzes, et les juristes sunnites, certains juristes chi’ites même, ont hésité sur l’appartenance des alaouites à l’islam. Hafez el-Assad avait fait admettre par des fatwas issues de al-Azhar que les alaouites étaient bien des musulmans, ce qui était fort important car le chef de l’État syrien doit constitutionnellement être musulman.

Comme toute minorité religieuse, les alaouites ont dû, au cours des siècles, défendre leur autonomie contre les attaques des chi’ites « orthodoxes », des sunnites et du pouvoir ottoman. Lors de son mandat sur la Syrie, la France, fidèle au principe de diviser pour régner, a favorisé les alaouites, créant même un éphémère « État alaouite ». Cet épisode mis à part, les alaouites ont presque toujours connu, comme le dit Fabrice Balanche, une situation de quasi-relégation, le jabal Ansariyeh apparaissant comme une périphérie lointaine, les ouvertures sur le monde extérieur se faisant par les ports libanais : Tripoli puis la trouée de Homs ou Beyrouth, le port le plus proche de Damas. Les alaouites étaient considérés comme des paysans rustres et peu fréquentables. Les seules relations un peu solides se faisaient avec le port de Lattaquié et avec Alep.

Mais après l’indépendance (1946) et une longue période d’instabilité marquée par de nombreux coups d’État et l’éphémère union avec l’Égypte (RAU), un officier alaouite, ministre de la Défense qui plus est, Hafez el-Assad, réussit un ultime coup d’État en 1970. Or, il est alaouite et contrôle le parti Bath (que les francophones écrivent souvent Baas, mais Fabrice Balanche préfère Bath). Il va constituer autour de lui son assabiyyah, d’abord avec sa famille, puis avec des militaires et des cadres du parti, presque tous alaouites. L’assabiyya [عصبية], théorisé par le grand intellectuel maghrébin du XIVe siècle Ibn Khaldoun, peut se définir par la fidélité dans un groupe familial, tribal, clanique, religieux, voire un groupe d’intérêts communs, fidélité qui domine toutes les autres possibles et dont la trahison aboutit à l’exclusion. L’assabiyya est en général dominée par un chef plus ou moins charismatique. Fabrice Balanche montre, à plusieurs reprises, le rôle de l’assabiyya de la famille Assad, qui est entre autres le noyau de ce qui fonctionne pratiquement comme un parti unique, le Front national progressiste, coalition de partis complètement dominée par le Bath.

C’est dans ce cadre syrien que Fabrice Balanche se montre véritablement géographe en étudiant en géographe, la politique territoriale des Assad, Hafez (1970-2000) puis de son fils Bachar, « inséparable, écrit-il, d’une volonté de contrôle. »

Deux raisons conduisent Hafez, puis Bachar, à prêter une attention particulière au jabal Ansariyeh et à la côte syrienne. D’une part, il s’agit de la fenêtre syrienne sur la Méditerranée, avec les ports de Tartous et surtout de Lattaquié et, d’autre part, il fallait soigner la communauté alaouite, en partie restée dans sa montagne, mais dont de nombreux membres se sont installés dans les villes de l’Ouest syrien (quelques-uns aussi à Damas).

D’une périphérie délaissée, le pouvoir bathiste veut faire un espace intégré : les efforts portent sur le désenclavement, l’équipement et l’urbanisation. Dans les dernières années de Hafez el-Assad, les résultats sont très mitigés. Les alaouites ne s’intègrent guère aux nouvelles structures spatiales mais squattent une administration pléthorique, tandis que le dynamisme industriel et commercial est aux mains des sunnites et des chrétiens des villes côtières. Mais ce dynamisme est limité, freiné par la présence de l’assabiyyah alaouite, et plus précisément des membres de la famille Assad qui ont un comportement de prédateurs, en particulier à Lattaquié.

L’agriculture subit une réforme agraire qui aurait pu être bénéfique mais qui a été mal conduite. La région est marquée par un exode rural qui désorganise la vie montagnarde, oblitère le vieil ordre tribal sans le remplacer vraiment par autre chose.

À partir du bref « printemps » de 1990, que l’on a cru un moment ouvrir la voie à une démocratisation, mais qui n’a été, de fait, qu’une libéralisation économique, et surtout à partir de l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad, avec une franche ouverture au secteur privé (banques, assurances, commerce international, transports, plus qu’industries d’ailleurs), il se crée ou se renforce une bourgeoisie d’affaires, essentiellement sunnite et marginalement chrétienne. Malgré quelques espoirs, cette ouverture n’est en aucune façon une ouverture vers un peu de démocratie, ou au moins de liberté individuelle. Et le développement économique qu’elle provoque a lieu dans les grandes villes de l’intérieur, surtout à Damas et dans une moindre mesure à Alep. Elle ne profite pas à la région alaouite dont l’intégration inachevée se délite peu à peu.

Toute cette histoire récente de la région alaouite est très clairement exposée par Fabrice Balanche, soulignée par de très nombreux schémas et croquis souvent inspirés de la chorématique. Le sujet du livre est économique et politique. Mais l’auteur montre avec efficacité que la compréhension de l’évolution de la région alaouite telle qu’elle a eu lieu sous la dictature des Assad est parfaitement traduite par une étude de l’organisation et de la désorganisation de l’espace, et par le jeu changeant des dynamismes spatiaux voulu par une étroite clique au pouvoir (l’assabiyyah des Assad), renforcé par une approche communautaire. Il s’agit en fait d’une dialectique des réseaux sociaux et des clivages spatiaux.

La brève conclusion du livre de Fabrice Balanche, écrite [en 2006] rappelons-le et lue à la lumière des évènements du printemps et de l’été 2011, est très éclairante, mais plonge paradoxalement le lecteur dans une grande incertitude. Elle vaut la peine d’être citée en entier : « Une évolution comparable à la Yougoslavie d’après Tito : Notre conclusion n’est guère optimiste pour l’avenir de la Syrie, et particulièrement pour les alaouites. Ces derniers n’ont pas d’autre choix que de soutenir le régime, malgré sa fragilité et ses erreurs. La chute du régime de Bachar el-Assad au profit de la bourgeoisie sunnite, dans un schéma modéré, ou au profit de la mouvance islamiste sunnite, dans un schéma radical, remettrait certainement en cause la forme de l’appartenance de la communauté alaouite à la Syrie, et par contrecoup, celle de la région côtière ».

Cependant on comprend pourquoi le régime Assad résiste et n’est pas balayé par le « printemps arabe », comme l’ont été les régimes de Ben Ali et de Moubarak. Des pans entiers de la société syrienne ont tout avantage à ce que ce régime perdure : les alaouites, certes, les chrétiens qui ont été choyés à condition qu’ils ne disent rien sur le régime, une partie de la bourgeoisie sunnite enrichie par l’ouverture libérale de l’économie.

On l’a compris : centré sur la région alaouite, le travail de Fabrice Balanche est précieux pour tenter de suivre l’évolution et le devenir de la Syrie. Il est aussi un bel exemple d’une approche rigoureuse de la politique économique et de la politique tout court par la géographie en tant que science de l’organisation de l’espace par les sociétés. Peut-être pourrait-on reprocher un peu à ce beau travail de ne faire pratiquement aucune allusion à la situation de la Syrie au cœur de ce dangereux chaudron que sont le Proche et le Moyen-Orient ; chaudron dans lequel la Syrie est singulièrement partie prenante avec sa position géographique dans le « croissant chi’ite », son alliance avec l’Iran, son occupation puis son évacuation du Liban, son soutien au Hezbollah, sa prudence dans la confrontation avec l’État hébreu malgré l’annexion du Joulan, ses essais d’ouverture vers l’Europe.

Fabrice Balance répondra que les contrecoups de ces problèmes ne jouent qu’indirectement sur ceux de la région alaouite. Peut-être, probablement même, mais pour combien de temps ?

Référence de l’ouvrage :
Fabrice BALANCHE F. (2006). La Région alaouite et le pouvoir syrien. Paris: Éditions Karthala, coll. «Hommes et sociétés», 314 p. ISBN: 2-84586-818-9

Source : Mappemonde 2011


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Pour poursuivre aux environs du Ghab, sur l'Oronte, à la découverte des "Assassins" voir les articles suivants écrits à l'occasion de précédentes visites avec la Communauté Syrienne de France :

À Masyaf siège d'assassins d'un autre temps…

À Muhradah [ محردة ], malgré la guerre, la vie ne perd jamais ses droits…
Sur les lignes de défense de Mahardeh… avec les Aigles de la Tornade rouge
De la plaine du Ghab à Lattaquié… en passant par Qardaha



De Hama [حماة], Muhradah [محردة], Halfaya [حلفايا], Al-Skeibyeh [السقيلبية] et la plaine du Ghab [سهل الغاب], nous nous aventurerons vers Qardaha [قرداحة]…


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Autres étapes parmi les derniers voyages de "solidarité avec le peuple syrien"
de la Communauté syrienne de France









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